Le suicide est une solution à un problème existentiel, écrit Jean Baechler*. C'est la solution que choisit Eugène Irténiev, déchiré entre deux amours. Il ne veut tuer ni son épouse, ni sa maîtresse. Il ne trouve pas en lui ni dans son entourage les ressources nécessaires pour s'engager dans la recherche d'une autre voie sans doute plus appropriée. Pourtant, elle avait été déjà ouverte par sa femme qui lui avait proposé une conversation. Mais lui ne semblait pas croire dans la pertinence de cet échange. Il s'était déjà confié à d'autres personnes de son entourage sans résultat tangible. La morale de cette histoire, Tolstoï l'offre à ses lecteurs comme conclusion du récit - ce fut d'ailleurs aussi la conviction de l'épouse et de la mère du suicidé : Irténiev est sain d'esprit! Son geste est peut-être incompréhensible ou discutable à nos yeux, il peut faire mal à ceux et celles qui l'aimaient. Certains jugent peut-être que sa décision fut précipitée et son acte une erreur, mais Irténiev avait ses raisons et il a structuré une argumentation, suffisamment fondée sur la raison, pour être plausible et pour soutenir une décision dite raisonnable. Irténiev n'est pas un fou, mais un être sain d'esprit cherchant, en toute honnêteté, un moyen de se libérer d'une culpabilité* trop lourde à porter.
«Parfait! Misérable que je suis! ... Non, si quelqu'un doit mourir, c'est l'autre. Ah! si elle mourait, Stépanida, comme ce serait bien! ...
«Oui, c'est ainsi que l'on empoisonne, que l'on assassine sa femme, sa maîtresse. Prendre un revolver, la faire venir et au lieu de l'étreindre, une balle en pleine poitrine. Et ce serait fini.
«Car c'est le diable. Oui, le diable! Elle s'est emparée de moi contre ma volonté.
«Tuer: Il n'y a que deux. solutions. La tuer ou tuer Lise. Car impossible de continuer à vivre ainsi. Impossible! Il faut examiner et prévoir ... Si je laisse aller les choses, qu'arrivera-t-il? Il arrivera que je dirai de nouveau que je ne veux pas, que je briserai. Je le dirai, mais le soir je tournerai autour de son isba; elle le verra et elle viendra. Et alors, les gens le sauront et le diront à Lise, ou bien je le lui dirai moi-même, parce que je ne puis lui mentir, je ne puis vivre ainsi. C'est au-dessus de mes forces. On le saura, tout le monde le saura. Et Paracha. Et le forgeron. Est-il possible de vivre ainsi?
« Non. Il n'y a que deux solutions: la tuer ou bien Lise ... ou encore ... oui, il y a une troisième solution: se tuer, proféra-t-il soudain à mi-voix, et un frisson glacé parcourut son dos. Alors il ne serait pas nécessaire de les tuer. .. » La terreur le saisit, car il sentit que c'était là l'unique solution. « J'ai un revolver. Est-il possible que je me tue? Je n'avais jamais songé à ça, comme ce sera étrange! »
Il rentra dans sa chambre et ouvrit aussitôt l'armoire où se trouvait son revolver. A ce moment Lise entra.
XX
Il jeta un journal sur le revolver.
«De nouveau, dit Lise en le regardant avec effroi.
- De nouveau?
- Oui, la même expression terrible que tu avais autrefois, quand tu me cachais quelque chose. Génia, mon chéri, dis-moi. Je vois que tu te tourmentes. Confie-toi à moi, tu te sentiras mieux. Quoi que ce soit, tout vaut mieux que ces tourments. Je sais bien que tu ne peux avoir rien fait de mal.
- Tu sais? Pour le moment...
- Dis-moi, dis-moi! Je ne te lâcherai pas! »
Il eut un sourire pitoyable.
«Parler ? .. Non, c'est impossible. Et que dire, en somme?»
Peut-être aurait-il parlé cependant, mais à ce moment entra la nourrice qui demanda si elle pouvait promener l'enfant. Lise sortit pour habiller sa fille.
«Mais tu me diras? Je reviens à l'instant. - Oui, peut-être ...»
Elle ne put jamais oublier le sourire douloureux avec lequel il prononça ces mots.
En hâte et furtivement, comme un voleur, Irténiev s'empara du revolver, le sortit de sa housse. « Il est chargé, depuis bien longtemps, et il manque une cartouche.»
«Que va-t-il se passer?» Il appuya le canon contre sa tempe, hésita. Mais à peine se fut-il souvenu de Stépanida, de toute cette suite de luttes, de tentations, de chutes et de nouvelles luttes, qu'il tressaillit d'horreur. « Non, mieux vaut encore cela!» Il pressa la détente.
Quand Lise pénétra en courant dans la chambre - elle venait de descendre du balcon - Irténiev gisait sur le dos, un sang noir et tiède jaillissait de sa blessure. Le corps était encore secoué de légers tressaillements.
Il y eut une enquête. Personne ne comprenait les raisons de ce suicide. Il ne vint même pas à l'esprit de l'oncle qu'il pût y avoir un lien quelconque entre ces raisons et les confidences que lui avait faites deux mois auparavant Eugène Ivanovitch.
Varvara Alexéinia [belle-mère d'Irténiev] assurait qu'elle l'avait toujours prédit. Cela se voyait, disait-elle à la façon dont il discutait. Ni Lise [sa femme] ni Marie Pavlona [sa mère] ne parvenaient à comprendre ce qui s'était passé et cependant, elles refusaient de croire les médecins qui déclaraient qu'Irténiev était malade d'esprit. Elles ne pouvaient l'admettre, parce qu'elles savaient qu'il était plus sain d'esprit que des centaines de gens qu'elles connaissaient.
Et en effet, si Eugène Irténiev était fou, alors tous les hommes sont aussi fous; et les plus fous sont indiscutablement ceux qui décèlent chez les autres les signes de la folie qu'ils ne voient pas en eux.