L'Encyclopédie sur la mort


Du corps jouissant au corps souffrant

Éric Volant

Dans la période des Jeux Olympiques à Montréal, Québec, Canada, j'avais dans un de mes cours fait lecture d'un texte que j'avais préparé sur le corps en relation avec les activités ludiques et sportives. Une de mes étudiantes est intervenue pour critiquer ce qu'elle appelait cette «exaltation du corps», alors qu'il y a tant de gens qui souffrent de la faim et de la maladie. Elle me reprochait que je n'avais pas tenu compte du corps des paraplégiques, du corps des femmes, de leurs douleurs périodiques, des douleurs de l'enfantement, etc. Sans pouvoir me rappeler du contenu exact de ma réaction à son intervention, je me souviens que le contexte de mon discours fut la tenue des Jeux Olympiques et qu'une autre partie de ce discours parlait de la lutte (l'agôn), autre dimension du jeu. Mais il demeure vrai que mon discours, peut-être trop jouissant et trop admiratif réclamerait un complément qui mettrait en évidence le corps souffrant et voué à la mort. Le consentement à la vie est un assentiment à la joie et à la peine, comme le proclame Zarathoustra de Nietzsche. Ci-dessous, on trouvera mon texte sur le corps, tel que j'avais lu dans mon cours et tel qu'il a paru plus tard sous le titre «Le sport, pivot du salut» dans Jean-Claude Petit, Maurice Boutin et Éric Volant, dir., L'homme en mouvement. Le sport, le jeu et la fête (Fides, «héritage et projet»,1976, p. 53-76)), suivi de considérations sur le corps voué à la fatigue et à la vieillesse, à la douleur ou à la mort.
Le corps jouissant
Le corps n'est pas un «accident regrettable» ni un tombeau ou une prison pour l'âme, un instrument inférieur au service de l'esprit, mais il est un élément constituant de la personne humaine. Je ne dis pas: «mon bras lance le ballon», mais: «je lance le ballon». Ce n'est pas le cerveau qui pense, mais c'est cet homme ou cette femme qui pense, corps et esprit, l'être humain tout entier. Aucune pensée ne naît dans notre esprit sans une participation immédiate du corps à l'acte de la connaissance. Aussi bien dans nos opérations intellectuelles que dans nos activités physiques, nous ne nous distinguons pas de notre corps.

La corporéité est notre mode spécifique d'agir ou d'être au monde. C'est par et dans son corps que l'homme se meut, pense, fabrique des outils, construit des ponts, conduit une voiture,éprouve de la joie ou de la peur, manifeste son amour ou sa haine, communique sa pensée, révèle ses désirs les plus intimes, signifie ses élévations poétiques ou spirituelles les plus sublimes. Le corps humain est plus qu'un réseau de mécanismes et de métabolismes; il est plus qu'un faisceau de muscles et de nerfs. La corporéité ne se limite pas à l'aspect biologique de l'homme, elle concerne l'homme entier et inclut un aspect relationnel et un aspect symbolique. Le corps humain est le lieu de la croissance, de l'action, de l'expression et de la communion.

En tant que corps, l'homme est aussi un être ouvert à autrui et solidaire avec le monde. Le corps humain remplit une fonction de médiation entre l'homme et la société, entre l'homme et Dieu. C'est par son corps que l'homme se meut dans le temps et dans l'espace; c'est par son corps que l'homme a accès aux êtres et aux choses, à son environnement. Par les liens de la paternité et de la famille, notre corps nous relie à la communauté et rend possible notre existence historique et politique. Il est un facteur puissant de solidarité humaine avec les générations passées, présentes et futures. [...]

Le corps humain remplit une fonction symbolique. Il est le lieu d'expression et de communication, le signe visible grâce auquel l'homme peut épanouir et déployer son être. Le corps est tout entier signe, mais parce qu'il est signe, il est aussi voile: le corps ne traduit jamais en clair, il n'est pas transparent, mais opaque. C'est pourquoi il cache autant qu'il révèle. Et pourtant, c'est le rôle du corps d'exprimer par son équilibre, son harmonie, sa beauté, par l'eurythmie de ses mouvements, le mystère de la personne humaine.

À l'instar du travail et de l'art, le sport est une activité par laquelle une collectivité se donne à elle-même un corps, une expression de la communauté culturelle; il est l'accomplissement collectif d'une civilisation et un moment important du devenir de la liberté collective. ( o. c., p. 64-65)

Ce texte de 1976 dont nous observons les limites, il faut le mettre dans son double contexte. Le premier est lié à mon curriculum vitae, un de mes premiers écrits après la présentation de ma thèse (Le jeu des affranchis. Confrontation Marcuse et Moltmann, Fides, «héritage et projet», 1976. Dans ce texte précis très particulièrement, on décèle l'influence de l'anthropologie chrétienne de Jean Mouroux et celle du partage des savoirs et des cultures dans le monde de l'homme Philippe.Roqueplo. C'est le temps où l'on découvre et exalte l'Homme au centre du monde. L'Homme désignant ici aussi bien la femme que l'homme! Ce fut au moins l'illusion ou la bonne intention. L'Exposition universelle de Montréal en 1967 et son thème La Terre des Hommes avait laissé un impact durable dans le coeur et la mémoire de la population québécoise. Et encore emporté par ce mouvement d'hominisation du monde ont lieu les Jeux Olympiques où l'on comprend et l'on déplore amèrement le boycott des peuples africains. Et nous voici donc devant l'autre contexte, celui du projet d'un livre collectif sur le sport, la fête et le jeu à l'occasion des Jeux et ayant pour but de faire une lecture sociologique, philosophique et théologique de cet événement socioculturel et mondial de la XXI° Olympiade. À l'intérieur de ce livre, mon texte portait sur les composantes ludiques et agonales (lutte, combat, passion) du sport en référence aux textes fondateurs du christianisme. Le texte ci-dessus regarde le corps et le sport du point de vue de la composante de jeu. Le texte suivant observe le corps et le sport à partir de sa composante de lutte.

Le corps luttant

L'Apôtre Paul utilise assez fréquemment les images de l'athlète et de la course, du pugiliste et du combat pour signifier la condition du chrétien dans le monde et pour rappeler ses propres labeurs missionnaires: «J'ai combattu le beau combat, j'ai achevé ma course, j'ai gardé la foi» (2 Tim. 4, 7). À sa suite, il invite Timothée à combattre le beau combat (1Tim. 1, 18 et 6, 12), il veut mener à bien sa course (Act. 20, 24) et non pas courir en vain (Gal 2, 2 et Phil. 2, 16). Comme un coureur, il s'élance vers le but: saisi par le Christ, il tâche de le saisir à son tour (Phil. 3, 12-14). Cependant le texte le plus souvent cité en relation avec le sport demeure 1 Cor 9, 24-27): «Ne savez-vous pas que les coureurs du stade courent tous, mais qu'un seul gagne le prix?...» Ce passage semble être influencé par la proximité des Jeux Isthmiques célébrés dans l'isthme de Corinthe en l'honneur de Poséidon. Son vocabulaire est emprunté à la course (1 Cor 9, 24-26) et au pugilat (1 Cor 9, 26-27). [...] Paul ne présente pas une théologie du sport, mais il se sert du caractère agonal du sport comme un «symbole du travail incessant pour le Christ» (Pie XII dans son allocution au Congrès scientifique du sport et de l'éducation physique, Rome, le 8 novembre 1952).

[...]

Pie XII évoque «le dramatique assaut plusieurs fois renouvelé par de courageux ascensionnistes contre le formidable Everest de l'Himalaya». (60° congrès national du Club alpin italien, le 26 septembre 1948). Il considère la tendance des alpinistes à monter toujours plus haut, à lutter contre les difficultés et à surmonter les obstacles, comme un aspect de la vertu de force. [...] Pie XII a été surtout attentif à la fonction éducative du sport. Ainsi, le sport est-il «un antidote efficace contre la mollesse de et la vie facile, il éveille le sens de l'ordre, forme à l'examen et à la maîtrise de soi, au mépris du danger sans forfanterie, ni pusillanimité» (Pie XII, à l'École centrale des sports, États-Unis ,le 29 juillet 1945) Les sports disposent à la réflexion et au raisonnement, font appel à la sensibilité et à l'intuition, forment le caractère des jeunes au courage et à l'endurance, à l'accomplissement prompt et joyeux du devoir, au juste sens de l'honneur, à l'étude et au travail.»

[...]

Dans sa structure même, la lutte sportive révèle des correspondances avec le combat de Jésus contre les puissances adverses de la mort. [ ... ] À Gethsémani, au Mont des oliviers, Jésus a ressenti la tristesse et l'angoisse: «Sa sueur devint comme des caillots de sang qui tombaient à terre» (Luc 22, 44). Avec sa chair fragile, il s'est livré librement au jeu dramatique de la passion. Il a couru jusqu'au bout le risque de ce jeu avec les autorités religieuses et civiles, avec les puissances du mal qui s'étaient ralliées contre lui. Jésus est descendu au creux des enfers de l'abandon et de la souffrance, il a connu les affres de la mort. Là où il n'y avait plus rien à espérer et où toutes les possibilités humaines étaient épuisées, Dieu à qui rien n'est impossible (Gen 18, 4 et Luc 1, 37) ressuscite Jésus et rend possibles toutes les impossibilités.

[...]

Aux camps d'entraînement comme dans les stades, l'athlète fait l'expérience autant de l'endurance que de la fragilité de sa chair. C'est avec l'acharnement patient de tous les jours qu'il tisse le chandail de la victoire, victoire qui peut tarder à venir et qui peut aussi bien ne se montrer jamais pleinement. Une couronne âprement gagnée peut être aussitôt perdue. Le sportif connaît des moments d'amertume lorsqu'il goûte à la coupe de la défaite, et des moments d'exaltation lorsqu'il porte fièrement le trophée de la victoire. (o. c., p. 68-70)

Le corps souffrant

À l'instar du sportif, nous nous rendons compte de la finitude humaine et des limites du corps. Dès notre naissance, nous nous heurtons à des frontières que nous ne pouvons franchir sans nous faire du mal ou nous exposer à la mort. Le corps est fragile et vulnérable. En outre, la fin du XX° siècle et ce début du XXI° siècle, nous avons raison d'être déçus des résultats de notre projet La Terre des Hommes. L'hominisation du monde a eu pour effet la conversion du monde en un milieu technique qui nous enferme et la démesure de l'homme a contribué à son intoxication. C'est le corps biologique, médicalisé, drogué, le corps-instrument, le corps-outil, le corps de la production et de la consommation, de l''expérimentation et de l'hyper-performance qui a triomphé.

«Au commencement est le corps humain», affronté à la maladie, à la souffrance, à la fatigue et à la vieillesse. La médecine aborde les aspect biologiques et thérapeutiques du corps souffrant, mais c'est grâce à la philosophie, aux arts et aux lettres que nous découvrons le sens de la vie et de la mort, du mal et de la souffrance.
Sur le site du Centre Culturel International de Cerisy-La-Salle, nous trouvons une invitation à un colloque en juillet 1994: «Le Corps souffrant entre médecine et littérature» sous la direction de Gérard Danou et Marc Zaffran:

«Corps souffrant, corps écrit. Ce que crie le corps souffrant est révélé par la littérature. C'est elle qui lui donne du sens et lui signifie sa valeur. La maladie et la misère, écrivait G. Bataille, "donnent aux hommes qu'elles accablent une grandeur à laquelle il est impossible d'atteindre dans les circonstances ordinaires". La littérature prend en charge le mal. Elle le dit et le transfigure. Il en est ainsi pour un simple "Bras cassé" (H. Michaux), comme pour les maladies mortelles telles le cancer (G. Perros, F. Zorn), ou le SIDA (H. Guibert).»
http://www.ccic-cerisy.asso.fr/plansite.html

Hervé Guibert, peu de temps avant sa mort en 1991, évoquait ainsi son œuvre dans un entretien avec Christophe Donner : « j’ai aussi l’impression que c’est l’histoire d’un corps, effectivement d’un corps qui vieillit, d’un corps qui est malade, d’un corps qui est abîmé, d’un corps ceci, d’un corps cela… » (La Règle du jeu, N°7, 1992). Le corps hante en effet le travail de Guibert, il est un motif récurrent, observé de manière quasi chirurgicale, représenté tour à tour comme instrument de jouissance, laboratoire de plaisir et, une fois « colonisé » par le virus, lieu de souffrance et observatoire d’une déchéance prématurée. Mais, fait intéressant, ces deux représentations du corps ne s’excluent pas l’une l’autre, elles doivent s’envisager dans un glissement, un prolongement et arrivent parfois même à se superposer. Par son œuvre et son expérience si singulières, il favorisait l’apparition dans le champ littéraire français d’écrivains mettant à leur tour le corps en jeu dans leurs travaux (Christine Angot, Guillaume Dustan…). Lui qui voua l’ensemble de ses livres aux corps finit cependant par y renoncer, car le sien même, redevenu celui d’un enfant, vint à lui faire défaut : « Je renonce aux corps, les objets sont ma consolation, je suis un pharaon… » (Le Mausolée des amants).

(Par Arnaud Genon, La Faute à Rousseau, revue de l’Association pour l’Autobiographie (APA), Numéro 37, Octobre 2004) Le site de l’APA : http://sitapa.free.fr/

Le corps vivant mortel

Les limites du corps humain voué à la mort ou à la finitude de la vie et le sentiment d'impuissance qu'elles apportent avec elles sont, cependant, un stimulant pour le vivant à trouver la juste mesure afin de donner à son existence une orientation enrichie. La pensée de la mort devient source de vie. Paul-Henri Tisseau (1894-1964), professeur de latin, qui a voué sa vie à la traduction française des oeuvres de Sören Kierkegaard, nous fait connaître la pensée du père de l'existentialisme. Aveugle à la fin de sa vie, il fut aidé de sa fille Else. Voici la pensée de Kierkegaard sur la mort comme source de vie qui nous stimule notre créativité et nous provoque notre corps, notre sensibilité et notre intelligence à accomplir des oeuvres porteuses de sens, dont le sérieux n'exclut pas la joie et la jouissance, même si le philosophe danois ne les mentionne pas explicitement:

«Le sérieux comprend que si la mort est une nuit, la vie est le jour, que si l'on peut travailler la nuit, on peut agir le jour, et comme le mot bref de la mort, l'appel concis, mais stimulant de la vie, c'est : aujourd'hui même. Car la mort envisagée dans le sérieux est une source d'énergie comme nulle autre; elle rend vigilant comme rien d'autre. La mort incite l'homme charnel à dire : "Mangeons et buvons, car demain nous mourrons." Mais c'est là le lâche désir de vivre de la sensualité, ce méprisable ordre de choses où l'on vit pour manger et boire, et où l'on ne mange ni ne boit pour vivre. L'idée de la mort amène peut-être l'esprit plus profond à un sentiment d'impuissance où il succombe sans aucun ressort; mais à l'homme animé de sérieux, la pensée de la mort donne l'exacte vitesse à observer dans la vie, et elle lui indique le but où diriger sa course. Et nul arc ne saurait être tendu ni communiquer à la flèche sa vitesse comme la pensée de la mort stimule le vivant dont le sérieux tend l'énergie. Alors le sérieux s'empare de l'actuel aujourd'hui même; il ne dédaigne aucune tâche comme insignifiante; il n'écarte aucun moment comme trop court.» (Sören Kierkegaard*, Sur une tombe, traduit du danois et introduit par Paul Henri Tisseau, Éditions TIsseau (Orante), «Littératures des autres langues», 1949)

Et pour conclure...

Un mot irrévérencieux de Browning:

«Eh bien, amico vio, vous savez aussi bien que moi que la mort, c’est la vie, tout comme notre corps mourant tous les jours, à chaque instant, n’en est pas moins vivant, et reprend toujours de nouvelles forces de vie. Sans la mort, mot qui sent le cimetière et la crêpe et qui est le nom que nous donnons au changement, à la croissance, il ne pourrait y avoir de prolongation de ce que nous appelons la vie. Ne dites jamais de moi que je suis mort.» (G. K. Chesterton © Robert Browning, Nouvelle traduction de l’anglais par Véronique David-Marescot , Editions Le Bruit du temps, 2009, p.189-190)
note: les italiques sont de nous.









Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30

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