Martel Yann
Après des études secondaires à Port Hope, en Ontario, il s'intéresse à l'anthropologie, puis à la philosophie, qu'il étudie à l'Université Trent de Peterborough. Mais le contact avec les grands philosophes ne parvient pas à étancher sa soif de connaissances, son désir d'une connaissance incarnée dans le réel. «À 18 ans, je ne voulais pas que Kant me murmure à l’oreille, je voulais que ce soit une fille. J’avais soif d’autres expériences. Au lieu de constituer le grand départ de ma vie, l’université est devenue pour moi un cul-de-sac.»*
Les débuts littéraires
Désorienté, sans buts, Martel pratique, à la fin de ses études, mille petit boulots: planteur d’arbres, laveur de vaisselle, gardien de nuit, notamment à l’Ambassade canadienne à Paris où ses parents sont en poste. C’est à cette époque qu'il apprivoise l'écriture. Un premier essai a pour résultat une pièce de théâtre où il met en scène un jeune homme qui s'éprend d’une porte (sic). Malgré le résultat qu’il estime «exécrable», il découvre les plaisirs de l'écriture et s'enhardit en s’attaquant cette fois à la nouvelle.
En 1990, The Malahat Review de l'Université de Victoria publie une première nouvelle: The Facts Behind the Helsinki Roccamatios. La nouvelle ne passe pas inaperçue cette fois, et lui permet de remporter le Journey Prize en 1991. L'éditeur Knopf Canada publie sous le titre de cette œuvre primée (parue en français sous le titre Paul en Finlande) un recueil de quatre nouvelles qui connaît un certain succès.
En 1995, Yann Martel publie Self, un premier roman à saveur autobiographique. Le roman décrit l’histoire d’un jeune homme qui s'apparente en toutes choses à l’auteur, mais qui se transforme soudainement en une jeune femme. Le livre, que Martel désavouait dans une interview accordée au magazine Book en 2002, et qu'il aimerait voir retiré de la circulation, est accueilli favorablement et mis en nomination pour le prix Chapters/Books in Canada pour un premier roman.
Une fable «philosophico-métaphysico-religieuse»
Les années qui vont suivre seront consacrées à l'exploration de notre «belle et grande planète». Sac au dos, il parcourt la Turquie, le Maroc, l'Europe et l'Inde. C’est au cours d’un voyage dans ce dernier pays en 1997 que lui vient l'idée de Life of Pi, inspirée par un roman de l'auteur brésilien Moacyr Scliar, Max and the Cats, publié en 1981, qui raconte les péripéties d’un jeune naufragé cohabitant sur un radeau avec un jaguar. Martel, qui reconnaît s'être inspiré du roman de Scliar – il l'en remercie dans l’avant-propos de son livre – devra faire face à une controverse internationale et à des accusations de plagiat. Mais le romancier brésilien tranchera de lui-même la question en attirant l'attention de la critique sur le traitement radicalement différent du sujet dans les deux romans.
Yann Martel travaillera à ce roman pendant près de quatre années. Il raconte l'histoire d'un jeune Indien, Piscine Molitor Patel, nommé ainsi d'après la piscine Molitor à Paris dont son grand-père avait conservé un souvenir extraordinaire. Le jeune Piscine Molitor, surnommé Pi, écoule des années heureuses à Pondichéry, où son père est propriétaire d'un zoo. Malgré l'agnosticisme affiché et encouragé par son père, Pi découvre et décide de pratiquer, à l'insu de sa famille, les trois grandes religions, bouddhiste, chrétienne et musulmane, qu'il mêle dans un synchrétisme déconcertant. Bientôt, les affaires du père périclitent et il choisit d'aller s'établir au Canada. La famille Patel s'embarque à bord d'un navire qui emmène également les animaux du zoo vendus à différentes institutions zoologiques américaines. À la suite du naufrage du bateau, Pi se retrouve sur un canot de sauvetage en compagnie d'une ménagerie qu'on découvre avec étonnement au fil du roman: un zèbre, un orang-outang, une hyène, un tigre du Bengale avec lequel il devra vivre les derniers mois de sa captivité. Dans cette fable qu'un critique a qualifiée de «philosophico-mystico-religieuse», Martel mêle réalisme et fantastique, jouant subtilement sur les deux registres pour forcer le lecteur à départager ce qui relève du possible, du vraisemblable ou du fictif, recréant par là notre propre rapport au divin, au connu et à l'inconnaissable.
Mis en nomination pour le prix littéraire du Gouverneur Général, récipiendaire du prix MacLennan en 2001, Martel crée la surprise en remportant le prestigieux Man Booker Prize en 2002, la plus haute distinction littéraire accordée à un écrivain de langue anglaise. Life of Pi connaît dès lors un immense succès. Traduit en plusieurs langues et distribué dans une quarantaine de pays, le roman a été vendu, selon l'éditeur, à près de 4 millions d'exemplaires à ce jour. En 2004, la traduction allemande du roman lui permettait de rafler le German Book Prize. La sortie à l'automne 2003 d'Histoire de Pi, la traduction française, que l'auteur a confié à ses parents Émile et Nicole, a placé le roman en tête des palmarès des pays francophones. L'hollywoodienne Fox 2000 a acheté les droits en vue d'une adaptation cinématographique du roman, par le scénariste Dean Georgaris, dans une réalisation que la rumeur confie à M. Night Shyalaman (Le Sixième sens), originaire, tout comme le héros du livre, de Pondichéry. Un autre projet de film, Manners of Dying, mettant en vedette Roy Dupuis et basé sur une nouvelle de Yann Martel est également en préparation au Québec.
Un conteur nomade du XXIe siècle
Très courtisé à la suite du triomphe de son dernier roman, Yann Martel connaît, en sus de la gloire littéraire, une formidable carrière médiatique. En effet, le discours philosophique et spirituel qu'il défend dans ses entrevues, semble correspondre à un appétit renouvelé du public pour les questions touchant au sens de l'existence. Né parmi une génération qui n'a pas connu l'emprise excessive de l'Église et du clergé, libre de faire ses choix, aucun préjugé, dit-il, n'a pu le détourner de la fascination qu'exercent sur lui les multiples cultes qui permettent de nous relier au divin. Tour à tour interpellé par la religion de Bouddha, de Jésus et de Mahomet, il s'est livré, sans autres formalités, à chacune d'elles, dans une pratique synchrétique que certains jugent impraticable mais qui séduit un public laissé en rade après le ressac de la religion chrétienne en Occident. La raison, explique-t-il pour justifier le fait qu'on ait présenté l'Histoire de Pi comme une tentative pour réconcilier les lecteurs avec Dieu, ne peut d'aucune matière conduire à la certitude et à la foi. Utilisant des métaphores qui rappellent le pari de Pascal, la foi, selon lui, exige un saut dans le vide, une acceptation des voies que nous trace notre intuition religieuse, et dont les motifs demeureront éternellement voilés. Pour Martel, ce sont les excès de la raison, la lecture froide et instrumentale des textes sacrés, et non la foi, qui expliquent la montée des intégrismes religieux.
Celui qui se définit avant tout comme un conteur nomade — la critique a unanimement salué l'écriture narrative que l'on retrouve dans ses romans — rejette sans difficulté la tentation d'une écriture qui a pour pôle principal, l'individu et son vécu. «Mon moi m'intéresse peu, il est insignifiant par rapport à ce que le monde nous invite à découvrir et à apprendre» dit-il en substance.
Écrivain en résidence invité par la Bibliothèque publique de Saskatoon jusqu'à l'été 2004, Yann Martel abandonnera quelques mois son baton de pèlerin-nomade, le temps de préparer la réédition de The Facts Behind the Helsinki Roccamatio. Il compte travailler à son prochain roman, ambitieuse réflexion sur les causes de l'Holocauste, qui mettra cette fois en scène un singe et un âne cohabitant sur un chandail! (sic)