Technique
Pour Oswald Spengler, auteur de L'homme et la technique (1931), la technique c'est la main armée. Sa thèse est que grâce à son intelligence, elle-même associée à l'articulation oeil/main, l’homme a pu se retrouver dans la position du prédateur des prédateurs et, tout au long de son histoire, de maître de la technique, entendue comme stratégie de survie et de domination.
Dans La question de la technique (1954), Heidegger précise que le mot grec technê ne désigne pas seulement le « faire » de l'artisan et son art, mais aussi l'art au sens élevé du mot et les beaux-arts. La technê fait partie du produire, de la poiêsis; elle est poiétique. Quant à la technique moderne, elle est pour Heidegger une provocation, un « arraisonnement » par lequel la nature est mise en demeure de livrer une énergie qui puisse comme telle être extraite et accumulée... Par comparaison, le travail du paysan ou celui de l'artisan, qui s'apparentent à la technê, ne provoquent pas la terre cultivable...
Dans sa première définition de la technique (1954), Jacques Ellul distingue l’opération du phénomène. L’opération technique recouvre tout travail fait avec une certaine méthode, en vue d'atteindre un certain résultat. « Le phénomène technique est la préoccupation de l’immense majorité des hommes de notre temps de rechercher en toutes choses la méthode absolument la plus efficace. » La technique - en tant qu’opération comme en tant que phénomène - constitue un système, expliquera plus tard Ellul.
Entre 1977 et 1990, il y eut ce que Ellul appelle « la grande innovation ». Cette grande innovation, c’est la fin de la résistance à la technique! Jusqu’alors, on s’était toujours soucié de l’impact du progrès technique. Dans les sociétés, comme dans les consciences individuelles, la rencontre d’un présent dominé par une technique qui discrédite le passé provoquait un choc qui faisait apparaître la nécessité de certains ajustements, de certaines adaptations. La publication d’utopies comme Le meilleur des mondes, de Huxley, illustrait le choc entre époques et le souci d’assurer la transition entre le passé et le futur. Ce souci n’existe plus désormais. Le système technicien englobe tout. On assure son développement même quand on le critique.
« Personne n’a pris le commandement du système technicien pour arriver à un ordre social et humain correspondant. Les changements se sont produits par la force des choses, parce que la prolifération des techniques médiatisées par les médias, par la communication, par l’universalisation des images, par le discours humain (changé) a fini par déborder tous les obstacles antérieurs, par les intégrer progressivement dans le processus lui-même, par encercler les points de résistance qui ont tendance à fondre, et cela sans qu’il y ait de réaction hostile ou de refus de la part de l’humain, parce que tout ce qui lui est dorénavant proposé, d’une part, dépasse infiniment toutes ses capacités de résistance (dans la mesure où il ne comprend pas le plus souvent de quoi il s’agit), d’autre part, est dorénavant muni d’une telle force de conviction et d’évidence que l’on ne voit vraiment pas au nom de quoi on s’opposerait. S’opposer d’ailleurs à quoi? On ne sait plus, car le discours de captation, l’encerclement, ne contient aucune allusion à l'adaptation de l'homme aux techniques nouvelles. Tout se passe comme si celles-ci étaient de l'ordre du spectacle, offert gratuitement à une foule heureuse et sans problème. »
(JACQUES ELLUL, Le Bluff technologique
La technique, selon Jacques Ellul, constitue un système, c'est-à-dire un ensemble d’éléments en relation les uns avec les autres de façon telle que toute évolution de l’un provoque une évolution de l’ensemble et que toute modification de l’ensemble se répercute sur chaque élément. Le premier caractère du système technicien est l'autonomie. Cela veut dire que la technique ne dépend finalement que d’elle-même, qu’elle trace son propre chemin, qu’elle est un facteur premier. En conséquence, c'est l'homme qui doit s'adapter à la technique et non l'inverse. Elle a permis à l'homme de maîtriser la nature, pour devenir elle-même une seconde nature dont l'homme subit désormais les assauts et à laquelle il doit s'adapter.
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Le propre de la pensée technicienne, selon Alain, est qu'elle essaie avec les mains (ou leurs prolongements) au lieu de chercher par la réflexion.