Fournier Jules

1884-16 / 04 / 1918

«Je connus Fournier pour la première fois dans l’automne de 1903 à La Presse, où je passai moi-même quelques semaines. Il écrivait alors comme la moyenne de nos reporters, et même, je crois, un peu plus mal. Je me rappelle avoir un jour réclamé son congé après avoir lu certaine histoire de jeune fille poitrinaire, racontée par lui dans un style encore pire que celui qui était de rigueur dans la maison. La Direction décida contre moi. Heureusement, d’autres circonstances ne tardèrent pas à tirer Fournier d’un milieu aussi peu propice au développement de la personnalité. Il se révéla plus tard que dès cette époque il avait constamment dans sa poche quelque chef-d’œuvre de la littérature classique française. Ceux qui l’ont connu savent que, dans sa tenue physique, il ne fut pas toujours exempt du défaut qu’il reprochait avec tant de raison à ses compatriotes : le laisser-aller. Ils savent également dans quelle mesure la passion de la lecture fut responsable de cette apparente anomalie. D’une distinction et d’une délicatesse naturelle peu communes chez un fils et petit-fils de paysans, il fit une fois figure de dandy. C’était à son premier départ pour l’Europe, en 1909. Vêtu d’un élégant complet havane fait chez le meilleur tailleur de la rue Saint-Jacques, chemise, cravate, chaussettes et bottines de même nuance, ce grand garçon au teint olivâtre, au regard « inoubliable », faisait penser à un jeune attaché d’ambassade. Les livres, les revues, les journaux et les manuscrits eurent bientôt raison de la coupe impeccable de ses habits. Racine, La Bruyère, Pascal, Fontenelle, Voltaire, Rivarol, Veuillot, Taine (dans sa Philosophie de l’art et ses Voyages en Italie), Anatole France, Jules Lemaître et Rémy de Gourmont, Girault-Duvivier (dans sa Grammaire des Grammaires), Stapfer et Ferdinand Brunot, ne le quittaient pas. Dans un pays où il commit lui-même l’erreur de dire que les études littéraires conduisent fatalement à la misère matérielle, il trouva moyen, en l’espace de quelques années et sans autres maîtres que ceux-là, tout en gagnant aisément – sinon largement – sa vie, et en fondant une famille, de meubler son cerveau, d’armer sa raison, de se faire un style souvent comparable à celui des meilleurs écrivains. Plus heureux que ces jeunes Canadiens dont il déplorait l’indifférence aux choses de l’esprit, il eut certainement, il ne peut pas ne pas avoir eu pour guider ses premiers pas, un de ces hommes de large compréhension comme il s’en trouve quelques-uns dans le personnel de nos écoles secondaires. Ses lectures ont fait le reste. (…)

Parce qu’il aima la lecture et qu’au surplus il sut lire, il a écrit Paix à Dollard, M. Louis-Joseph Tarte et la prise de Scutari, Mon encrier, Un grand explorateur, La Comète, et dix autres petits chefs-d’œuvre. Il n’était pas anticlérical; je doute même qu’il fût, au sens doctrinaire du terme, un libéral : on sera assez nettement fixé là-dessus par ses articles intitulés « Religions et religion » et « Franc-Maçon ». Il n’était pas fermé au sentiment national : toute son œuvre témoigne au contraire qu’un patriotisme ardent le consumait. Mais il ne croyait pas que sur aucun sujet – religieux ou autre – on pût arriver à la plénitude de la connaissance par l’emmagasinage de raclures pieuses ou patriotiques qui eussent mis hors d’eux-mêmes d’Aurevilly, Hello, Huysmans, Brunetière, Léon Bloy, Charles Morice.

Si Fournier fut surtout un homme de lettres, il n’en joua pas moins à certain moment un rôle politique considérable. Depuis la fondation du Nationaliste jusqu’à l’apparition du Devoir, il faut, avec moi et de temps à autre Armand Lavergne, le seul écrivain d’attaque du groupe Bourassa. Il était, comme rédacteur au Canada, sur le chemin des faveurs ministérielles et des succès électoraux, quand, dans les premiers mois de 1908, il vint spontanément, au maigre salaire de vingt dollars par semaine, me relever à ce poste de directeur du Nationaliste dont la fonction obligée était de lutter à la fois contre un personnel politique de forbans et une magistrature politicienne, assoiffée de prostitution. À ma suite et pour ma défense, il fit de la prison. Il n’aima jamais l’argent, les jouissances matérielles. D’avance il se savait exclu des triomphes démocratiques par l’étendue de sa culture et l’indépendance de son esprit. Contrairement à d’autres – hommes parfaitement sincères d’ailleurs – qui n’entendaient le service du nationalisme qu’avec l’assurance d’un bon et solide revenu de deux ou trois mille dollars par ans, et qui ont continué, il ne comptait pour rien le sacrifice de son bien-être, de ses amitiés, de sa liberté. Je crois fermement que, si on lui eût demandé sa vie, il l’aurait donnée. Comment, alors, s’expliquer ce désabusement qui se traduit dans ses écrits politiques à partir de 1910? Son étude sur le nationalisme répond partiellement à cette question. La réponse, j’en suis sûr, aurait été éclatante et péremptoire si la mort n’était venue interrompre cet impartial et lumineux exposé au moment où l’auteur allait commencer l’examen des anciennes intimités de M. Bourassa avec MM. Edmond Lepage, Tancrède Marsil et quelques autres.

Malgré quelques erreurs d’appréciation comme celle qu’il commit – après Taine, Renan et toute la Sorbonne d’avant la guerre – à l’égard de la science et de la civilisation allemandes, et malgré des généralisations injustifiées comme celle où son âme droite fut conduite par l’improbité tropé générale de nos classes dirigeantes, Jules Fournier est probablement, à tout prendre, l’intelligence la plus complète et la plus fine qui ait encore paru parmi nous. En politique, en littérature, en pédagogie (cf. les vues exprimées dans « La Chaire de littérature de Laval »…), en linguistique, en histoire, il aura pensé juste. Tel article qu’il écrivit pour rappeler au respect de la mesure, à propos des romans de M. Hector Bernier, un critique d’ailleurs estimable, fera à lui seul comprendre à nos descendants l’apocalyptique stérilité intellectuelle de la génération canadienne-française de 1910. Son œuvre parle par elle-même, aucun commentaire ne la pourrait grandir.»

Olivar Asselin, "Préface" de Jules Fournier, Mon encrier: recueil posthume d'études et d'articles choisis, dont deux inédits. Montréal, Madame Jules Fournier, 1922, vol. 1, p. XI-XVI

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