John Locke
"Au XVIIe siècle, l'Angleterre connut deux révolutions. En 1649, après des années de guerre civile, la première révolution prit fin avec l'exécution du roi Charles Ier Stuart et avec l'instauration de la république (Commonwealth), remplacée en 1653 par le protectorat d'Olivier Cromwell. En 1660, la monarchie fut restaurée sous Charles II et, à la mort de celui-ci en 1685, c'est dans des conditions relativement paisibles que son frère cadet, Jacques, hérita du trône. Cependant, il sembla une fois de plus que les traditions parlementaires du pays et l'Église protestante étaient menacées. Une nouvelle opposition à la monarchie des Stuart vit le jour et, en 1688, une seconde révolution éclata; cette fois, le roi Jacques II put s'enfuir en France, échappant ainsi au sort de son père. Le trône fut confié à sa fille aînée, Marie, et à son époux, le prince Guillaume d'Orange.
Ces événements ont certainement retenti sur l'existence de bien des gens, voire de l'ensemble des populations de l'Angleterre, de l'Irlande, de l'Écosse et du Pays de Galles au cours du XVIIe siècle. Il faut absolument les prendre en compte pour comprendre la vie et l'oeuvre de John Locke, observateur averti des controverses politiques, constitutionnelles, religieuses, économiques et éducatives de cette époque capitale, auxquelles il lui arriva aussi de prendre part. En effet, il était étroitement lié à l'un des grands hommes politiques de l'époque, Anthony Ashley Cooper, premier Comte de Shaftesbury.
En 1683, Locke estima préférable de se retirer en Hollande, bien que l'on ne sache pas exactement si c'était sa santé physique ou sa santé politique qui l'exigeait. En 1688, il revint en Angleterre en partisan du nouveau régime, et Guillaume d'Orange souhaita même lui offrir le poste d'ambassadeur auprès de l'Electeur de Brandebourg, honneur qu'il refusa. Néanmoins, il fut nommé à d'autres fonctions publiques puisqu'il exerça les charges de commissaire d'appel et de membre du nouveau Conseil du commerce (Conseil of Trade). Mais si les années 1690 furent importantes, c'est moins parce que Locke y participa à la vie politique que parce qu'il lui fut désormais possible de publier ses principaux ouvrages, certains en chantier depuis de nombreuses années. On citera les Lettres sur la tolérance (1689), l'Essai philosophique concernant l'entendement humain (1690), les Deux traités sur le gouvernement (1690) et l'ouvrage sur lequel repose essentiellement sa réputation de pédagogue, Quelques pensées sur l'éducation, publié pour la première fois en 1693 (dénommé Pensées ci-après).
Une vie consacrée à l'éducation
John Locke naquit le 29 août 1632 à Wrington, dans le comté de Somerset, au sud-ouest de l'Angleterre. Son père, également prénommé John, exerçait la profession d'avoué; c'était un petit propriétaire terrien partisan du Parlement et adversaire du roi Charles Ier. Il avait servi comme capitaine dans l'armée parlementaire durant la guerre civile. Sa mère, Agnès, fille d'un tanneur local, Edmund Keene, avait quelque dix années de plus que son mari, et c'est à l'âge de 35 ans qu'elle mit au monde John, l'aîné de leurs trois fils. Le père semble avoir été un homme dur (il recommandait par exemple de fouetter sans ménagement les mères célibataires), qui pensait qu'il valait mieux ne
pas se montrer indulgent avec son jeune fils mais au contraire lui inspirer la crainte du père et le garder à distance. On ne sait exactement si, enfant, Locke fut sensible aux avantages de ce régime sévère, mais il est certain qu'une fois adulte il conseilla aux parents de suivre une ligne de conduite similaire: «la liberté et la complaisance ne peuvent être bonnes pour des enfants. Comme ils manquent de jugement, ils ont besoin de direction et de discipline» (Pensées, 40). «Celui qui n'a pas pris l'habitude de soumettre sa volonté à la raison des autres quand il était jeune aura quelque peine à se soumettre à sa propre raison quand il sera à l'âge d'en faire usage» (Pensées, 36).
On ne sait pas grand-chose de la première éducation de John Locke, sauf qu'il grandit sans aucun doute dans une maison où l'on aimait les livres, et ce n'est qu'à l'âge de 15 ans, en 1647, qu'il fut envoyé à Londres à l'école de Westminster, alors placée sous l'autorité de l'un de ses plus célèbres directeurs, Richard Busby. Busby devait sa réputation au temps passé à ce poste (il y resta quelque cinquante-sept années), à son savoir, à ses compétences pédagogiques et au zèle avec lequel il fouettait les élèves récalcitrants.
Westminster a sans doute énormément surpris le jeune Locke. Le contraste matériel devait être considérable entre cette vaste école urbaine qui rassemblait plus de 200 garçons à l'ombre de l'Abbaye de Westminster et les paysages immenses que l'on découvrait depuis Belluton, la maison des Locke dans le Somerset, située au-dessus du bourg de Pensford. Ce qui dérouta peut-être davantage encore un enfant élevé dans une atmosphère puritaine et «parlementaire» stricte, ce fut de découvrir en Richard Busby un royaliste déclaré qui ne faisait pas mystère de ses sympathies politiques. En effet, des prières pour le roi furent récitées à l'école une heure environ avant l'exécution de celui-ci, qui eut lieu le 30 janvier 1649 à Whitehall, soit à quelques centaines de mètres seulement de l'établissement.
À Westminster, Locke étudia essentiellement les langues anciennes, c'est-à-dire le latin et le grec, et aborda l'étude de l'hébreu. C'était à l'évidence un garçon travailleur et en 1650 il fut désigné boursier du roi. Il acquit ainsi le droit de loger gratuitement à l'école et put également espérer obtenir des grandes bourses pour Oxford et Cambridge. Mû désormais par cette ambition, Locke prit des leçons supplémentaires auprès de Busby au tarif d'une livre par trimestre et passa les étés non pas dans le Somerset mais à suivre les cours organisés par le sous-directeur, à Chiswick près de Londres, afin d'approfondir ses connaissances. En 1652, le zèle de Locke fut récompensé et il obtint une bourse de 20 livres pour le collège de Christ Church, à Oxford.
Même si Locke se sentait sans doute redevable à Busby et à l'école de Westminster de l'éducation qu'il avait reçue et de son admission à Oxford, certains aspects de la vie scolaire lui avaient probablement paru moins agréables. Le régime d'études excessivement dur (la journée commençait à 5 h.15), les sévères châtiments corporels, en même temps que la liberté excessive des garçons laissés à eux-mêmes en dehors des heures d'études proprement dites semblent avoir contribué à inspirer à Locke une profonde aversion pour les écoles et une vive préférence pour l'éducation privée et domestique. Il n'en déclara pas moins en 1691 à Edward Clarke que si le fils de celui-ci progressait mal dans ses études faute d'application, la solution pouvait être de l'envoyer «à Westminster ou dans quelque autre école fort sévère, où si on lui donnait copieusement du fouet tandis que vous chercheriez un autre précepteur qui lui conviendrait, il deviendrait peut-être plus docile et désireux d'étudier par la suite à la maison» (cité dans Sahakian et Sahakian, 1975,p. 16). L'enseignement classique et non moins rigoureux (la journée commençait à 5 heures) que Locke reçut à Oxford comprenait certainement l'étude des humanités, de la rhétorique, de la logique, de la morale et de la géométrie et c'est en 1656 qu'il obtint sa licence (B.A.). Il poursuivit ensuite ses études jusqu'à la maîtrise (M.A.), qu'il obtint deux ans après, en juin 1658. Il s'intéressait à d'autres matières, comme les mathématiques, l'astronomie, l'histoire, l'hébreu, l'arabe, la philosophie naturelle, la botanique, la chimie et la médecine.
Locke ne voyait guère d'utilité aux discussions et disputes scolastiques qui prenaient tant de place dans les études de licence. Il réprouvait en particulier la rhétorique et la logique telles qu'on les enseignait de son temps à Oxford. Il était plutôt attiré par certains aspects de la science nouvelle (notamment par le rationalisme cartésien) et, dès les débuts de sa période oxfordienne, il tint un carnet médical qui, sans guère de prétention, commençait par les recettes médicales familiales que sa mère avait recueillies. Il passa ensuite à la lecture des manuels médicaux les plus récents et à des expériences simples. Il ressort du catalogue de sa bibliothèque à la fin de sa vie que, sur plus de 3 600 ouvrages, 402 traitaient de médecine et 240 de questions scientifiques (Axtell, 1968, p. 71). En décembre 1658, Locke bénéficia d'une bourse d'études supérieures à Christ Church et put donc désormais élargir le champ de ses investigations. En 1660, il devint répétiteur (lecturer) de grec et, en 1662, répétiteur de rhétorique. En 1663, il fut élu au poste de censeur de philosophie morale, l'un des principaux postes disciplinaires du collège.
En tant que «tutor», Locke ne se contenta pas de jouer un rôle scolaire. S'il avait vingt ans à son entrée à l'université, la majorité des étudiants qui lui étaient confiés y avaient été admis plus jeunes - d'ordinaire à seize ou dix-sept ans. L'un d'entre eux, Charles Berkeley, n'avait même que treize ans. Locke ne supervisait pas seulement leurs études et ne se bornait pas à leur fournir des listes d'ouvrages à lire correspondant à leurs capacités et à leurs intérêts personnels, il les guidait dans les domaines financier et moral.
L'intérêt que Locke portait à ses étudiants s'est probablement manifesté avec d'autant plus de conviction qu'à partir de 1663, il dut se sentir assez seul au monde. A cette date en effet ses deux parents et ses deux frères étaient morts. En dépit de quelques amitiés féminines, il devait rester célibataire jusqu'à son dernier jour.
En 1667, à l'âge de trente-cinq ans, Locke quitta l'Université d'Oxford pour occuper un poste dans la maison du comte de Shaftesbury à Exeter House (Londres). Il avait été engagé pour servir de médecin de famille et de précepteur du fils de Shaftesbury, également nommé Anthony Ashley Cooper, un jeune garçon de quinze ans ou seize ans plutôt maladif et peu avancé pour son âge. Locke sut non seulement s'acquitter de sa tâche mais il arrangea le mariage du jeune Anthony avec lady Dorothy Manners, qu'il assista ensuite lorsqu'elle fit une fausse couche puis lorsqu'elle accoucha de son fils aîné, Anthony Ashley Cooper, troisième du nom, ainsi que de ses autres enfants. Pendant quelques années, Locke continua d'exercer ses fonctions de conseiller médical et pédagogique de la famille, même après la mort de Shaftesbury en 1683. Il veilla à l'éducation du jeune Anthony, tant directement qu'en le confiant à une gouvernante, Elizabeth Birch, qui parlait à la fois le latin et le grec. Ensuite, le garçon fut envoyé à l'école de Westminster.
Si les conseils médicaux de Locke furent appréciés chez les Shaftesbury et ailleurs (en 1675, il obtint la licence de médecine de l'Université d'Oxford), il ne fut jamais pour sa part d'une santé robuste. Il souffrait d'asthme et l'air de Londres ne lui convenait pas. Pendant les années 1670, alors qu'il était en France pour se soigner, il servit de précepteur à Caleb, fils de sir John Banks, ami des Shaftesbury. A partir de 1677, Locke et le jeune Caleb, qui avait quinze ans quand il fut confié à ses soins, voyagèrent en France pendant deux ans environ, passant beaucoup de temps à Paris.
Quand vinrent les années 1680, Locke avait acquis une expérience et une réputation considérables en tant que précepteur des fils de l'aristocratie et de la petite noblesse, aussi bien à l'université qu'au domicile des grands ou dans le cadre d'un tour de l'Europe. En Hollande, où il séjourna à partir de 1683, on lui demanda souvent des conseils en matière d'éducation. A partir de 1687, Locke vécut à Rotterdam chez son ami Benjamin Furly, qui avait à l'époque cinq enfants de six à un an: Benjohan, John, Joanna, Rachel et Arent. Sans aucun doute, Locke les observa de près et participa à leur éducation. En fait, c'est en pensant à Arent qu'il conçut une planche gravée pour apprendre à écrire aux enfants.
Pourtant les Pensées ne répondent pas à l'intérêt immédiat que Locke portait aux enfants de ses amis de Hollande, mais à la demande d'un ami et lointain parent anglais, Edward Clarke. Propriétaire terrien de Chipley, dans le comté natal de Locke, le Somerset, Clarke souhaitait donner une bonne éducation à ses enfants, en particulier à son fils aîné, prénommé lui aussi Edward; quand celui-ci atteignit l'âge de huit ans, en 1684, Clarke écrivit à Locke pour lui demander conseil.
La première lettre de Locke était datée du 19 juillet 1684 et les Clarke la reçurent le 3 août. La correspondance se poursuivit pendant toutes les années 1685 et 1686, et même après 1687 quand les Clarke eurent donné un précepteur à leur fils. Quand Locke revint de Hollande en 1689, les Clarke, et d'autres personnes auxquelles ils avaient montré les manuscrits, semblent l'avoir instamment prié de les publier. C'est ainsi que, après maintes révisions, la première édition des Quelques pensées sur l'éducation parut en juillet 1693.
À partir de 1691, Locke passa les dernières années de sa vie à Oates, dans un petit manoir Renaissance de l'Essex, au nord de la forêt d'Epping, à une vingtaine de milles de Londres. Désormais pensionnaire de lady et lord Francis Masham, il composait de nouveaux ouvrages sur des questions pédagogiques, philosophiques et politiques, publiait des réponses à ses critiques, recevait ses amis, se plaisant beaucoup en la compagnie de deux des enfants des Masham, Esther et Francis, qui l'intéressaient vivement. C'était dorénavant un homme très célèbre, que lady Mary Calverley n'hésitait pas à qualifier de «plus grand homme au monde» (cité dans Dunn, 1984, p. 4).
Ses dernières années furent douloureuses, affligé qu'il était par un oedème des jambes et par la surdité, mais il avait l'esprit et la plume aussi vifs que jamais. Il mourut à Oates le 28 octobre 1704, et fut enterré dans le cimetière de l'église paroissiale voisine de High Laver. L'épitaphe (en latin) que Locke composa lui-même, peut se traduire ainsi: Ci-gît John Locke. Si tu veux savoir quel homme il fut, sache qu'il sut se satisfaire de son sort modeste. Savant de formation, il consacra toutes ses études à la poursuite de la vérité. C'est ce que tu pourras apprendre de ses écrits (...).
Tous les ouvrages publiés de Locke, y compris ceux qui étaient parus sans nom d'auteur, furent légués à la bibliothèque Bodléienne d'Oxford. Ses papiers personnels furent cependant confiés à son jeune cousin Peter King (qui devait par la suite devenir Grand chancelier d'Angleterre) et restèrent dans la famille. Des auteurs comme lord King (septième du nom), pour The Life and Letters of John Locke (publié en 1829), et Richard Aaron, pour son John Locke, dont la première édition parut en 1937, utilisèrent partiellement ces documents. Toutefois, il fallut attendre 1948, et la vente de ces papiers à la bibliothèque Bodléienne par lord Lovelace, descendant des King, pour qu'ils pussent être mis à la disposition du public. Les archives Lovelace, qui comprennent quelque 4000 pièces, offrent une documentation biographique substantielle ainsi que des aperçus révélateurs sur la vie et les objectifs d'un homme assez réservé, voire parfois secret, qui, par ses écrits publics, était devenu le plus grand philosophe et théoricien de l'éducation dans l'histoire anglaise.
Une théorie de la connaissance
Si les Pensées traitent très directement de l'éducation, le principal écrit de Locke - qui a du reste une importance majeure pour l'éducation - est, de loin, l'Essai philosophique concernant l'entendement humain (ci-après nommé l'Essai). Peter Laslett est même allé jusqu'à dire que «tout ce qu'il a écrit d'autre n'a d'importance que dans la mesure où c'est le Locke de l'entendement humain qui l'a écrit» (Laslett, 1960, p. 37-38).
Les origines de l'Essai remontent à 1671, date à laquelle, comme Locke le rappelle dans sa préface, un groupe de cinq ou six amis s'étaient réunis chez lui pour débattre d'une question de philosophie. Des difficultés s'étant présentées, Locke proposa à titre préalable «d'examiner notre propre capacité et de voir quels objets sont à notre portée, ou au-dessus de notre compréhension». Si deux ébauches de cet ouvrage furent établies dès 1671, ce n'est pas avant 1686 que l'ensemble de l'Essai commença de prendre sa forme définitive. La première édition portait la date de 1690, bien que des exemplaires en aient été mis en vente à Londres et à Oxford en décembre 1689 (Aaron, 1971, p. 55).
Locke se propose d'examiner la nature et la portée du savoir humain ainsi que le degré d'assentiment qu'il convient de donner à une proposition. Il rejette tout d'abord la doctrine des idées innées, associée à Platon et, de son temps, à Descartes; c'est en effet à cette tâche qu'est en grande partie consacré le premier livre de l'Essai. Malheureusement, l'image nouvelle que Locke propose de l'esprit, qu'il représente comme «une table rase vide de tous caractères» (Essai, Livre second, chapitre I, par. 2) a souvent été interprétée en ce sens que tous les êtres humains sont, au départ, égaux. Ce n'était pas l'avis de Locke; au contraire, il avait conscience que les personnalités et capacités mentales ou physiques différentes des individus étaient dans une certaine mesure le produit de la nature plutôt que de la culture.
Locke étend même son rejet de l'innéisme aux principes moraux. La justice et la foi ne sont pas universelles, pas plus que l'idée de Dieu. Les différences entre les idées des gens ne viennent pas de différences entre leurs capacités à percevoir ou libérer leurs idées innées, mais de différences d'expérience. Même si certaines idées semblent largement partagées, il n'en soutient pas moins que: «puisqu'il est évident par la pratique de la plupart des hommes, et par la profession ouverte de quelques-uns d'entre eux, qu'ils ont mis en question, ou même nié la vérité de ces principes, il est impossible de soutenir qu'ils soient reçus d'un consentement universel, sans quoi l'on ne saurait conclure qu'ils soient innés (Essai, Livre I, chapitre II, par. 3). Comment le savoir est-il donc acquis? D'où vient que les hommes peuvent parvenir à un accord universel? «À cela, je réponds en un mot: de l'expérience (Essai, Livre second, chapitre I, par. 2). Mais, en soi, l'expérience sensorielle ne suffit pas pour savoir. Il faut aussi que l'esprit agisse activement sur cette expérience». «Suivez un enfant depuis sa naissance, observez les changements que le temps produit en lui, et vous trouverez que l'âme venant à se fournir de plus en plus d'idées par le moyen des sens, se réveille, pour ainsi dire, de plus en plus, et pense davantage à mesure qu'elle a plus de matière pour penser. Quelque temps après, elle commence à connaître les objets qui ont fait sur elle de fortes impressions, à mesure qu'elle est plus familiarisée avec eux. C'est ainsi qu'un enfant vient, par degrés, à connaître les personnes avec qui il est tous les jours, et à les distinguer d'avec les étrangers, ce qui montre en effet qu'il commence à retenir et à distinguer les idées qui lui viennent par les sens» (Essai, Livre second, chapitre I, par. 22). «D'abord les sens remplissent, pour ainsi dire, notre esprit de diverses idées qu'il n'avait point, et l'esprit se rendant peu à peu ces idées familières les place dans sa mémoire, et leur donne des noms. Ensuite, il vient à se représenter d'autres idées, qu'il abstrait de celles-là, et il apprend l'usage des noms généraux. De cette manière, l'esprit prépare des matériaux d'idées et de paroles, sur lesquels il exerce sa faculté de raisonner, et l'usage de la raison devient chaque jour plus sensible, à mesure que ces matériaux sur lesquels elle s'exerce augmentent.» (Essai, Livre I, chapitre I, par. 15).
Il faut reconnaître que la théorie de Locke selon laquelle toutes les idées dérivent en dernière analyse de l'expérience n'est pas sans présenter des difficultés. Même si pour lui l'expérience recouvre à la fois la sensation et la réflexion, il est évident qu'il y a des différences qualitatives substantielles entre les sensations simples des petits enfants et les réflexions complexes et abstraites d'un esprit adulte mûr. Pour résoudre ces difficultés, on peut se dire que Locke avait en vue des idées de types différents.
Par exemple, John Yolton a proposé de considérer que, chez Locke, les idées se répartissent en quatre grandes catégories: «Certaines idées se rapportent à l'enfance, au processus d'apprentissage, aux premiers stades de la prise de conscience. (...) D'autres se rapportent à la connaissance de soi, à l'apprentissage que l'on fait de ses propres opérations mentales. (...) Une troisième classe d'idées que l'on trouve dans le programme de dérivation de Locke jouent un rôle explicatif en contribuant à donner un sens à l'expérience, en liant une expérience à une autre (...). D'autres idées encore se rapportent à l'observation scientifique, à la science de la nature, et l'on voit là que Locke faisait sienne la méthodologie de la Royal Society (...)» (Yolton, 1985, p. 140).
Au XVIIIe siècle, le philosophe allemand Emmanuel Kant allait montrer que, «si notre connaissance commence avec l'expérience, il ne s'ensuit pas qu'elle procède de l'expérience» en soulignant le rôle actif que joue l'esprit dans la manipulation de l'expérience. Au XXe siècle, Sigmund Freud, le fondateur autrichien de la psychanalyse, se pencherait sur les forces non rationnelles à l'oeuvre dans l'esprit humain. Toutefois, Locke n'est ni un esprit dogmatique ni un échafaudeur de systèmes. Il tient pour possible l'existence de vérités éternelles - Dieu, la morale, les lois de la nature -dont l'essence peut être confirmée plutôt que découverte par l'expérience et la raison. Il admet aussi l'existence de pouvoirs ou qualités innés, reconnaissant que certains enfants semblent dès la naissance plus doués que d'autres à certains égards.
Toutefois, en dépit de ces réserves, il penche plus pour la culture que pour la nature, et l'on peut le considérer comme le fondateur de l'empirisme, tradition prédominante jusqu'à ce jour dans la pensée philosophique et pédagogique anglaise. Non seulement cette conception empirique avait de l'importance pour la théorie et la pratique pédagogiques de Locke mais elle était pleinement au diapason de la révolution qui, à cette époque, se préparait dans les esprits à la suite du développement des connaissances scientifiques.
Dans l'Angleterre du XVIIe siècle, on voit cette tendance à l'oeuvre dans les travaux et activités d'hommes comme Francis Bacon, Robert Boyle (qui, bien que né en Irlande, avait été éduqué en Angleterre et s'y était installé), Edmond Halley et Isaac Newton, et l'on trouve une expression de ce nouvel esprit de recherche scientifique dans la Royal Society, fondée à Londres en 1660. Aussi bien Boyle que Halley, Newton et Locke appartenaient à la Royal Society, institution qui s'abstenait de prendre part aux discussions religieuses et politiques pour se concentrer plutôt sur la promotion des «connaissances expérimentales physico-mathématiques»."
Références
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Axtell, J. L. (dir. publ.). 1968. The Educational Writings of John Locke. Cambridge, Cambridge University Press
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Locke, J. 1755. Essai philosophique concernant l'entendement humain. Amsterdam et Leipzig, J. Schreuder et P. Mortier. Réédité chez J. Vrin, Paris, 1972.
-- . 1966. Quelques pensées sur l'éducation. Paris, Vrin.
Mason, M.G. 1961. «How John Locke wrote Some Thoughts Concerning Education, 1693». Paedagogica Historica (Gand), vol. I, n° 2, p. 244-290.
--. 1962. «John Locke's Proposals on Workhouse Schools », Durham Research Review, n° 13, p. 8-16.
--. 1965. «The Literary Sources of John Locke's Educational Thoughts», Paedagogica Historica (Gand), vol. V, n° 1, p. 65-108.
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Tarcov, N. 1984. Locke's Education for Liberty. Chicago, University of Chicago Press.
Yolton, J. W. 1985. Locke: an Introduction, Oxford, Basil Blackwell.
Yolton, J. W. ; Yolton, J. S. (dir. publ.). 1989. Some Thoughts Concerning Education by John Locke. Oxford, Clarendon Press.
Extrait de Richard Aldrich, "John Locke 1632-1704", Perspectives: revue trimestrielle d'éducation comparée (Paris, UNESCO: Bureau international d'éducation), vol. XXIV, n° 1-2, 1994, p. 65-82.
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