Politique du temps
Une politique du temps s’impose pour bien des raisons. La chronobiologie, science des rythmes biologiques, nous a appris qu’une hygiène du temps pourrait être aussi bienfaisante que l’hygiène de l’espace. De plus en plus, nous payons nos taxes et nos services, publics et privés, sous forme de temps perdu dans les salles, les files et les listes d’attente comme dans les embarras de circulation. Plus subtilement, le rapt de notre temps d’attention est devenu un moyen de s’enrichir, pour les grands médias sociaux notamment.
Nous devons d’abord notre attention à autrui dans l’amitié et l’amour, au monde par la contemplation et l’observation. Il existe une hiérarchie dans les usages que nous en faisons. Il nous faut respecter cette hiérarchie, ce qui suppose la protection de l’otium, du loisir intérieur, condition des meilleurs usages de notre temps.
Les anciens Romains, imitant en cela les Grecs, divisaient la vie en deux zones. Ils appelaient la première otium, temps libre. Ce mot ne signifie toutefois pas absence de travail, mais occasion de s’occuper de ce qui est proprement humain : la vie publique, les sciences, les arts. La seconde zone, caractérisée par les efforts nécessaires à la satisfaction des besoins vitaux - et pour rendre ainsi possible l’otium - les Romains l’appelaient negotium (nec otium), indiquant par là le caractère négatif de ces activités par rapport à celles qui portent sur les choses proprement humaines.
Il faut bien se garder de confondre l’otium avec ce que nous appelons loisir. Dans un texte où il montre qu’une conquête de temps a éliminé les temps vides comme la conquête de l’espace avait éliminé les espaces vierges, Valéry donne du temps libre, dont il déplore la disparition, une définition qui conviendrait parfaitement au mot otium : « Mais je dis que le loisir intérieur, qui est tout autre chose que le loisir chronométrique, se perd... »
L’espace libre et le temps libre ne sont plus que des souvenirs. Le temps libre dont il s’agit n’est pas le loisir, tel qu’on l’entend d’ordinaire. Le loisir apparent existe encore, et même ce loisir apparent se défend et s’organise au moyen de mesures légales et de perfectionnements mécaniques contre la conquête des heures par l’activité. Les journées de travail sont mesurées et ses heures comptées par la loi. Mais je dis que le loisir intérieur, qui est tout autre chose que le loisir chronométrique, se perd. Nous perdons cette paix essentielle des profondeurs de l’être, cette absence sans prix, pendant laquelle les éléments les plus délicats de la vie se rafraîchissent et se réconfortent, pendant laquelle l’être, en quelque sorte se lave du passé et du futur, de la conscience présente, des obligations suspendues, des attentes embusquées... Point de souci, point de lendemain, point de pression intérieure; mais une sorte de repos dans l’absence, une vacance bienfaisante, qui rend l’esprit à sa liberté propre. Il ne s’occupe alors que de soi-même. Il est délié de ses devoirs envers la connaissance pratique et déchargé du soin des choses prochaines; il peut produire des formations pures comme des cristaux. Mais voici que la rigueur, la tension et la précipitation de notre existence moderne troublent et dilapident ce précieux repos. Voyez en vous et autour de vous! Les progrès de l’insomnie sont remarquables et suivent exactement tous les autres progrès. Que de personnes dans le monde ne dorment plus que d’un sommeil de synthèse, et se fournissent de néant dans la savante industrie de la chimie organique! Peut-être de nouveaux assemblages de molécules plus ou moins barbituriques nous donneront-ils la méditation que l’existence nous interdit de plus en plus d’obtenir naturellement.
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Pendant longtemps le loisir intérieur a été un idéal à ce point incontesté qu’il demeurait présent à l’intérieur du travail de bien des gens: l'artisan, le paysan propriétaire, le membre d’une profession libérale. Dans tous ces cas, le travail était caractérisé par un temps poreux, comportant des intervalles plus ou moins longs que l’on pouvait déterminer à sa guise pour les consacrer aux activités gratuites, proprement i} humaines. À défaut de pouvoir jouir de l’otium dans toute sa plénitude, on l’introduisait dans son travail, quand la chose était possible. Ou plutôt, l’otium était le fond du temps dans les deux sens du terme, base et réserve. Sur ce fond on prélevait les intervalles nécessaires à ce que nous appelons le travail. Au cours des temps modernes, la situation s’est progressivement inversée. C’est le travail qui constitue le fond du temps, un fond à ce point incontesté qu’il déteint sur les intervalles de temps libre que l’on parvient de plus en plus difficilement à lui arracher.
de la productivité a fait disparaître les pores du temps de travail. Le médecin qui entasse les actes pour accroître son rendement n'exerce plus une profession libérale. Il travaille à la chaîne. Dans les grands bureaux d’avocats, dans les cabinets de relations publiques, les agences de publicité, la part du temps non facturable est de plus en plus réduite. Cette mentalité a gagné les écoles, les hôpitaux et les grandes administrations publiques et privées au point que dans ces milieux, on a de plus en plus recours aux procédés mécaniques des motivologues pour inciter les gens au travail. L’absence de pores à l’intérieur du travail humain l’assimile à celui de la machine.
On m’objectera, certes, que ce travail de plus en plus compact n’occupe que 40 heures par semaine et qu’il a pour effet de libérer pour l’otium une quantité de temps sans équivalent dans l’histoire. Ce qu’on observe, hélas ! confirme plutôt le diagnostic de Valéry. Sauf exception, le non-travail actuel n’est pas du temps vraiment libre. Il est pour l’essentiel du travail bénévole. De plus en plus, pour accroître leur productivité, les grandes organisations publiques ou privées reportent sur le client, c’est-à-dire vous et moi, sous forme de temps d’attente, des tâches qui auraient été coûteuses pour elles. Faites la somme du temps que vous passez dans une file ou une salle d’attente au cours d’une année.
Notez ensuite tout le temps que vous mettez pour vous rendre au centre commercial et en revenir, pour conduire vos enfants au centre sportif, afin qu’ils s’y amusent en pratiquant le sport sur un mode qui l’apparente de plus en plus à un travail. À la fin de cet exercice, vous comprendrez pourquoi, dans le peu de temps chronométriquement libre qui vous reste, la seule activité intellectuelle et sociale dont vous avez encore le goût et la force est le bulletin de nouvelles de la télévision, si vous ne vous êtes pas déjà endormi sur votre fauteuil au cours de l’émission précédente.
Jalons pour une politique du temps
Éducation
En ce moment. Plutôt que de respecter son rythme, on impose à l’enfant des objectifs précis qu’il pourra atteindre rapidement et dans un contexte tel qu’on pourra évaluer sa performance rapidement aussi. Voici ce que m’écrivait une amie à ce propos : « Plus je réfléchis à l’éducation de mes enfants, à l’éducation dans notre époque, plus aussi je pense qu’une des préoccupations centrales devrait en être le temps, le loisir laissé aux enfants de mûrir. Laisser des vides, des temps morts où la sensibilité du jeune enfant se rafraîchit et se ressource doucement et obscurément. J’ai découvert par hasard que les Grecs honoraient un dieu mineur, obscur fils de Zeus, Kairos, qui était le dieu des maturations silencieuses, du moment opportun. Il devrait être le dieu de l’éducation dans notre époque. Développements infinis autour de cette idée : laisser la sensibilité s'ouvrir doucement, qui ouvrira l’intelligence. » Dans ces conditions, il faut considérer la formation continue comme une chose qui va de soi, du moins pour ceux qui ont des loisirs intérieurs dont ils veulent faire bon usage. Dans le même esprit, il faudrait renforcer les mesures visant à inciter les jeunes à ne pas entrer trop tôt dans l’habit et les mœurs de l’adulte travailleur, commuteur et consommateur. Si l’initiation au loisir intérieur ne se fait pas pendant la jeunesse, quand donc se fera-t-elle ?
Santé
Le loisir intérieur, indissociable de l’autonomie, est lui-même un facteur et un élément de la santé. Toute politique qui le favorise, favorise aussi la santé. On peut toutefois imaginer des mesures plus spécifiques: l’hygiène du temps par exemple. L’hygiène de l’espace aura été l’une des grandes réussites de l’humanité sur le plan sanitaire. On commence à peine à se soucier du fait qu’une hygiène du temps pourrait avoir les mêmes effets bénéfiques. Il faudrait suivre de près les progrès de la chronobiologie et s’efforcer de traduire en mesures concrètes ses enseignements les plus sûrs. L’un de ces enseignements c’est que c’est l’hiver, et non l’été, que notre organisme a le plus besoin de repos. Sans priver les gens de leurs vacances d’été ne pourrait-on pas, par diverses mesures, accroître leur temps libre pendant l’hiver ? On connaît de mieux en mieux les conditions et les avantages d’un bon sommeil. Il conviendrait donc de veiller à ce que les gens aient en quantité suffisante un sommeil de qualité...
Environnement
S’il y a un domaine où le temps importe, c’est bien l’environnement. La preuve en est qu’on a regroupé toutes les mesures de protection de l’environnement sous la bannière du développement durable. L’une des conditions du développement durable, c’est le recyclage. Voici le retour du temps cyclique. Ce développement durable ne se fera pas magiquement. Il faut que nous nous réapprenions à imposer des limites à nos désirs, ce qui ne peut se faire que par une soumission volontaire au temps cyclique de la nature. Dans le même esprit, bien des pionniers de l’écologie ont soutenu que le développement durable ne deviendra jamais possible sans une réémergence du sacré. Comment traduire de telles préoccupations en des mesures politiques qui touchent tout le monde ? En encourageant, par exemple, la consommation des produits locaux qui sont aussi ceux de la saison et qui, pour cette raison, sont aussi les meilleurs.
Transport
L’achat de produits locaux réduit aussi le temps consacré au transport, à l’usage de l’automobile en particulier. Occasion de réfléchir sur l’efficacité réelle de ce véhicule : si vous divisez l’espace parcouru sur ces quatre roues par la durée de votre déplacement plus les heures de travail grâce auxquelles vous avez pu acheter votre machine et en assurer l’usage et l’entretien, vous découvrirez que vous roulez à la vitesse des escargots.
Travail
Ayant eu le privilège de connaître des travailleurs qui ont pu faire une randonnée vers Compostelle ou sur l’Appalachian Trail ou encore pour partir en voilier, j’ai acquis la conviction qu’il faudrait prévoir pour l’ensemble des travailleurs de longs congés de ressourcement qui seraient accordés tous les trois ou quatre ans. Peut-être pourrait-on imaginer une politique permettant un choix entre des vacances annuelles à la française et des vacances à l’américaine combinées avec de longs congés de ressourcement.
Agriculture
Les excellents fromages de lait cru fabriqués à l’échelle artisanale ont un temps de maturation plus long que les fromages standardisés. Leur qualité est à ce prix. Ils coûtent plus cher certes, mais en acceptant d’en payer le prix on achète du temps, et on rachète le temps. On contribue à réhabiliter le temps du repas et le temps de la nature. Si l’ensemble du Québec se donnait pour but de se distinguer du reste de l’Amérique sur ce plan, il deviendrait un espace de plus en plus attrayant en raison de la façon dont on y vit le temps.