Essentiel
Le loisir intérieur est menacé...
«J'ai signalé il y a quelque quarante ans, comme un phénomène critique dans l'histoire du monde, la disparition de la terre libre, c'est-à-dire l'occupation achevée des territoires par des nations organisées, la suppression des biens qui ne sont à personne. Mais, parallèlement à ce phénomène politique, on constate la disparition du temps libre. L'espace libre et le temps libre ne sont plus que des souvenirs. Le temps libre dont il s'agit n'est pas le loisir, tel qu'on l'entend d'ordinaire. Le loisir apparent existe encore, et même ce loisir apparent se défend et s'organise au moyen de mesures légales et de perfectionnements mécaniques contre la conquête des heures par l'activité. Les journées de travail sont mesurées et ses heures comptées par la loi.
Mais je dis que le loisir intérieur, qui est tout autre chose que le loisir chronométrique, se perd. Nous perdons cette paix essentielle des profondeurs de l'être, cette absence sans prix, pendant laquelle les éléments les plus délicats de la vie se rafraîchissent et se réconfortent, pendant laquelle l'être, en quelque sorte se lave du passé et du futur, de la conscience présente, des obligations suspendues, des attentes embusquées...Point de souci, point de lendemain, point de pression intérieure; mais une sorte de repos dans l'absence, une vacance bienfaisante, qui rend l'esprit à sa liberté propre. Il ne s'occupe alors que de soi-même. Il est délié de ses devoir envers la connaissance pratique et déchargé du soin des choses prochaines; il peut produire des formations pures comme des cristaux.»
PAUL VALÉRY (
Conferencia, novembre 1935)
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Quand l'homme n'est plus digne du loisir
L'Encyclopédie de Diderot a beaucoup contribué à faire du travail et de l'esprit d'entreprise des vertus modernes. Pourtant, sans le loisir de ses principaux collaborateurs, L'Encyclopédie n'aurait jamais vu le jour. Pensons à l'admirable Chevalier de Jaucourt, médecin, qui rédigea 18 000 articles à lui seul. Mais après le spectacle démoralisant de la noblesse oisive et décadente de la cour de Louis xvi, plus personne ne semble digne de vivre sans travailler. Voici la définition qu'on y donne du loisir : « Si notre éducation avait été bien faite, et qu'on nous eût inspiré un goût vif de la vertu, l'histoire de nos loisirs serait la portion de notre vie qui nous ferait le plus d'honneur après notre mort, et dont nous nous ressouviendrions avec le plus de consolation sur le point de quitter la vie.
Malgré qu'il soit ce à quoi « l'homme est condamné par son besoin », le travail est désormais « ce à quoi il doit en même temps sa santé, sa subsistance, sa sérénité, son bon sens et sa vertu peut-être. »
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Pour que le temps libre devienne loisir
« Le temps libre devient loisir lorsqu'il ouvre la voie à des comportements choisis et autégérés susceptibles de lui de le meubler et de lui donner un sens. [...] Le temps libre n'a pas grande signification lorsqu'il est vécu ou subi dans l'anomie, l'indigence et la pauvreté, la carence éducative et le retrait social forcé. »
MICHEL BELLEFLEUR,
Le loisir contemporain. Essai de philosophie sociale, Presses de l'Université du Québec, 2002