Journal de l’été 2021. 1) Deux voies pour sortir du chaos actuel: la décence ordinaire et le bon usage de la contradiction.
La Grèce du 5ème siècle avant Jésus-Christ a été unie par une pensée commune aux philosophes, aux écrivains et aux artistes. Le Moyen Âge européen également. Le monde actuel est uni non par une pensée commune mais par des techniques : de recherche, de fabrication, d’administration, de transport, de communication. La tendance dominante en ce moment est celle du libre choix des biens de consommation et des opinions, deux univers aussi éclatés l’un que l’autre. Comment accéder à une pensée unifiée qui rendrait la maison commune habitable ?
Le chaos
La guérilla des invectives, qui tient trop souvent lieu de débat en ce moment, et le contraste radical même entre les prises de position les plus polies, auront eu sur moi l’effet bienfaisant de m’inciter à suivre plus résolument le conseil de Bergson :« penser ce qu’on voit au lieu de voir ce qu’on pense.». À cette fin, je fais l’hypothèse qu’il y a de l’intelligence non seulement dans les opinions les plus différentes des miennes, mais aussi dans les plus opposées aux idées les mieux reçues. De nombreux auteurs, dont Pascal et Rückert m’invitent à poursuivre dans cette direction. Pascal : « A mesure qu'on a plus d'esprit, on trouve qu'il y a plus d'hommes originaux. Les gens du commun ne trouvent pas de différence entre les hommes.» (Pensées) Rückert : «Chacun voit le monde à sa façon et chacun a raison tant il y a de façons dans le monde.»
Au terme d’un tel exercice, l’éclectisme risque fort de frôler le relativisme et l’indécision ; on est exposé au supplice de l’âne de Buridan : mourir de faim et de soif à défaut de pouvoir choisir entre le foin et l’eau.
Depuis notre dernière Lettre, fin mai, j’ai eu des conversations, sous diverses formes, avec une vingtaine de personnes. La variété de leurs opinions m’a réjoui en tant que signe d’identité et de liberté et inquiété en tant que signe de chaos. D’où la question qui me hante : si dans ce cercle intime je ne vois pas comment faire l’unité, comment puis-je espérer l’atteindre à l’échelle d’un pays et à celle du monde ? Je m’arrête ici à deux voies vers l’unité, l’une sociale, la décence ordinaire (variante du bon sens), l’autre intellectuelle, le bon usage de la contradiction.
La décence ordinaire
-Voici la définition qu’en donne Pierre-Jean Dessertine.« La décence ordinaire, qui est la traduction de l’expression common decency créée par George Orwell,,désigne l’ensemble des règles de comportement vertueux que pratiquent spontanément dans la vie quotidienne les gens ordinaires afin de rendre la vie sociale plus confiante.[…]
Cette notion désigne avant tout un constat d’expérience. C’est de son immersion dans les milieux populaires de Londres, de Barcelone, ou d’ailleurs, qu’Orwell l’a tirée, et c’est par recoupement avec leur propre expérience vécue que Michéa, et bien d’autres, la reconnaissent. […]
Les règles qui constituent la décence ordinaire ne sont fondées sur aucune doctrine identifiable – elles ne relèvent ni d’une religion, ni de l’anthropologie des droits de l’homme, ni d’une quelconque doctrine philosophique de l’éthique. Ce sont des règles qui ne sont écrites nulle part, et qui même ne sauraient être dénombrées car elles varient d’une aire culturelle à l’autre.
Pourtant elles peuvent être rassemblées sous les mêmes vocables de « décence ordinaire » : elles concernent toujours au moins les gens de peu, ceux qui sont éloignés de la compétition pour l’élévation sur l’échelle sociale ; ce sont des règles qui sont orientées vers la bienveillance envers autrui et vers la prévention des comportements excessifs dangereux pour la vie sociale ; surtout, comme le montre Michéa, elles ne sont pas totalement dépourvues de fondement puisqu’elles sont toujours adossées à la pratique de l’échange symbolique, lequel est l’immémoriale et universelle manière de faire société en sachant donner, recevoir et rendre.» [1]
Du bon usage de la contradiction
Chose certaine, le chaos actuel est un terrain propice au choc des contraires et à la violence qui peut en résulter sous diverses formes. En pareil contexte, il est plus important que jamais de cultiver cet art du bon usage des contraires appelé dialectique. Il est enraciné dans une expérience universelle, celle du rapport de l’enfant avec ses parents, sa mère d’abord : elle a toujours été bonne pour lui, mais un jour, elle change de ton, le réprimande, devient méchante. C’est la contradiction : l’enfant se trouve en présence de deux êtres différents et opposés, l’un bon, l’autre méchant et pourtant ils ne font qu’un ! Scandale pour la raison comme pour le cœur ! Un jour, passant à un niveau supérieur, l’enfant comprend qu’un même amour peut se manifester sous deux apparences contraires. Une synthèse s’est opérée en lui, il s’est élevé, il est sur la voie de la maturité. Encore fallait-il pour cela qu’il fasse vraiment l’expérience des contraires, ce qui n’aurait pas été possible si sa mère avait été trop exclusivement bonne ou méchante.
On peut voir là une belle image du bon usage de la contradiction telle que Simone Weil l’a conçu en s‘inspirant aussi bien de l’Orient que de l’Occident, de la Baghavad Gita et de Platon. Du poème hindou, elle a retenu l’idée de l’égarement des contraires : deux opinions qui s’opposent sont de même niveau. On ne s’élève donc pas en remplaçant l’une par l’autre. De Platon, elle a retenu cette conception de la dialectique : « La contradiction, comme Platon le savait, est l'unique instrument de la pensée qui s'élève. Mais il y a un usage légitime et un usage illégitime de la contradiction. L'usage illégitime consiste à combiner des affirmations incompatibles comme si elles étaient compatibles.» [2]C’est ce que Simone Weil reproche à Marx : « Le matérialisme révolutionnaire de Marx consiste en somme à poser, d'une part, que la force seule règle exclusivement les rapports sociaux, d'autre part qu’un jour les faibles, tout en demeurant les faibles seraient quand même les plus forts. Il croyait au miracle sans croire au surnaturel... D’un point de vue purement rationaliste, si l'on croit au miracle il vaut mieux croire aussi à Dieu.» [3]
«L'usage légitime de la contradiction, ajoute Simone Weil, consiste, lorsque deux vérités incompatibles s'imposent à l'intelligence humaine, à les reconnaître comme telles et à en faire les deux bras d'une pince, un instrument pour entrer indirectement en contact avec le domaine de la vérité transcendante, inaccessible à notre intelligence.»[4] On comprend alors sans comprendre.
«Il ne faut pas faire l'un trop vite», disait Platon.. Le rôle de l'intelligence, selon Simone Weil, est de refaire par l'attention le chemin inverse de celui de la précipitation, de remplacer la fausse plénitude par le vrai vide, de retrouver la contradiction réelle derrière l'unité apparente, pour accéder ainsi à un niveau supérieur.»
C’est là une indication extrêmement précieuse dans le contexte actuel. Il y a deux façons de faire l’un trop vite : réduire l’opinion de l’autre à la sienne par l’intolérance et la force ou se satisfaire d’accommodements superficiels qui masquent la contradiction sans la transcender.
Simone Weil a vu dans la Baghavad Gita une belle illustration de cet accès au niveau supérieur.« Ce poème, a-t-elle dit, vers 1939, à son amie et biographe Simone Pétrement, est d'une actualité brûlante car il porte sur la question de savoir si Arjuna, l'homme qui a pitié des autres et à qui la guerre fait horreur, doit néanmoins faire la guerre. Dans le poème, Krishna montre à Arjuna qu'il doit se battre et qu'une certaine manière de faire la guerre n'empêche pas l'homme de rester pur. »[5]C’est dans cet esprit que Simone Weil, après avoir été longtemps pacifiste, a mis tout en œuvre pour consacrer ses dernières forces à l’effort de guerre, ce qu’elle a fait en écrivant L’Enracinement à Londres, à défaut de pouvoir se rendre en France pour y coordonner des services d’infirmières.
Simone Weil encore : «Si je marche au flanc d'une montagne, je peux voir d'abord un lac, puis, après quelques pas, une forêt. Il faut choisir : ou le lac ou la forêt. Si je veux voir à la fois le lac et la forêt, je dois monter plus haut. Seulement la montagne n'existe pas. Elle est faite d'air. On ne peut pas monter : il faut être tiré. »[6]
[1][1] http://agora.qc.ca/documents/la_decence_ordinaire_malgre_tout
[2] Simone Weil, Oppression et liberté, Paris, Gallimard, 1955, p.210
[3] Ibid.,p.214
[4] Ibid., p.208
[5] Simone Pétrement, La vie de Simone Weil, Tome 2, Paris, Fayard 1973, p.250
[6] Simone Weil, La pesanteur et la grâce, Paris, Plon 1960, p. 116