Virtuosité

«A écouter le pianiste Arthur Rubinstein dans le Concerto en sol de Beethoven, je me suis laissé emporter par le piano, par l'art du pianiste, par ce phénomène extraordinaire qu'est un grand virtuose. Et je pensais à l'idée que se font du virtuose la plupart de ceux qui les écoutent bouche bée. A les croire, les virtuoses sont des poètes, des rêveurs, des astres, des êtres étranges et mystérieux qui vivent en dehors de la réalité. Et il est vrai que le virtuose est tout cela à la fois, et bien davantage encore. C'est à la fois un monstre et un dieu: un monstre par la vie qu'il mène, si peu conforme à la norme bourgeoise, et un dieu par toutes les joies qu'il dispense sans compter. On l'aime, on l'admire et on en a peur tout à la fois.

On est étonné qu'il soit aussi un homme comme les autres, imbu des préjugés et des manies propres au commun des mortels, capable de souffrir du mauvais lit d'hôpital, du mauvais piano, du mauvais bifteck ou encore du mau­vais café... sans compter le reste. Et pourtant, croyez-moi, le virtuose est tout ensemble plus bourgeois, plus simple et moins phénoménal qu'on l'imagine. S'il était vraiment ce que racontent les gazettes romantiques, s'il était demeuré ce qu'il était au temps du romantisme flamboyant, il ne vivrait pas longtemps. Car aucune carcasse humaine ne pourrait résister à l'épreuve à laquelle le soumet l'imagi­nation des gens de bien. Si, vraiment, chaque fois qu'il paraît en public, le virtuose vidait son corps et son âme dans un complet abandon de soi-même, s'il devait sortir de chaque épreuve littéralement épuisé, il perdrait vite son charme, sa fraîcheur. Et son métier serait celui d'un mercenaire. Au contraire, les virtuoses sont de mieux en mieux portants et leur nombre augmente au lieu de diminuer.

Cependant, le métier de virtuose est très dur et demande une grande résistance physique. Les virtuoses vivent de musique, bien sûr, et elle leur est nécessaire comme l'air qu'ils respirent. Il leur est interdit de se négliger et d'être inférieurs à eux-mêmes. Car le public, car leurs admirateurs s'aperçoivent vite de leurs faiblesses, de leurs négligences. Ils ne se reposent jamais. La détente, ils l'emploient à travailler, à préparer de nouvelles conquêtes. Ils en usent à préparer de nouvelles saisons, à renouveler leur répertoire, à étudier et à vaincre de nouveaux problèmes d'art et de technique. Car l'homme de métier, le virtuose, le vrai artiste sérieux, ne se croit jamais arrivé et non plus à l'abri des faiblesses. Et rien ne lui répugne tant que la routine et la déformation professionnelle. Pour satisfaire aux exigences de ses admirateurs, il doit être constamment en progrès. Il doit être toujours en pleine forme, comme l'as du sport, et malheur à lui s'il se contente de vivre de son passé, au beau fixe.

D'ailleurs, il n'y a pas de beau fixe dans ce terrible métier d'art, où se maintenir ne suffit point. Et c'est pourquoi peu de virtuoses résistent à l'épreuve du temps et des saisons. On a vu de belles et longues ascensions, mais des chutes verticales sans merci. Et pourtant, on envie les virtuoses. On croit qu'ils ont la vie facile et que cette vie est pleine de joies et exempte de peines. On pense qu'ils doivent être heureux de jouer si bien et si facilement de leur instrument, et on n'entrevoit pas tout ce que cela comporte de travail et de sacrifices. On ne sait pas ce que coûte de peines cette aisance merveilleuse du métier.

Mais nous savons que les techniques d'art, comme celles du sport, ont des secrets qui doivent demeurer ignorés de la foule. Laissons donc aux spécialistes le mérite et la joie d'en apprécier le mécanisme. Le perfectionnement, l'entraînement, la mise au point, la découverte et même l'hésitation, l'incertitude, tout cela doit demeurer le lot de l'artiste. C'est son secret. Car devant l’œuvre d'art, seuls importent le résultat, la réussite, la beauté. Et Molière a dit mieux que personne que « le temps ne fait rien à l'affaire »... D'ailleurs, l'effort laborieux dépare toute expression d'art et lui enlève de l'attrait et de la séduction.

Le virtuose, sur l'estrade, montre comment il réussit telle acrobatie, mais il nous cache soigneusement et le plus naturellement du monde les routes qui l'ont mené au succès. Et plus il sera naturel et aisé, facile et élégant, mieux il touchera et éblouira. On lui demande de s'exprimer bien, que son métier soit parfait et que, de son jeu, le côté besogneux soit absent. C'est pour cela qu'il doit travailler sans répit et ne se permettre la moindre faiblesse, ainsi que je le disais tout à l'heure. Car le virtuose est exposé aux mêmes dangers qui guettent les vedettes du sport ou de l'écran. Et ses vacances, quand il en a, ne ressemblent en rien à celles du rond-de-cuir... Vraiment, le métier de virtuose est terrible, et on ne s'en doute guère quand on voit tel grand artiste réussir devant nous ces tours de passe-passe qui confondent l'imagination…

Mais ce terrible métier a aussi ses joies, qui sont immenses et profondes. De ses mains expertes et habiles, le virtuose travaille directement dans la chair vive du son et lui donne une forme idéale. Il en tire de la beauté, de l'émotion, de la joie, de l'héroïsme. Il recrée devant nous la pensée du compositeur, le rêve et l'action du créateur, toutes choses qui, sans son intervention, demeurent inertes sur le papier. Et ce n'est pas non plus un plaisir négligeable pour le virtuose de penser qu'il se joue miraculeusement des plus transcendantes difficultés. C'est ainsi que devant de tels miracles on se laisse aller sans défense jusqu'aux larmes, jusqu'au délire, dans le monde irréel des dieux.

Il y a comme une sorte de sorcellerie dans le métier de virtuose, et nous savons que Paganini fut accusé de commerce avec le diable... Mais c'était à une époque où les secrets de la technique étaient, beaucoup plus qu'aujourd'hui, ignorés du grand public. Et il est normal qu'on songe à la sorcellerie chaque fois qu'un exploit déborde le cadre ordinaire des capacités humaines. S'il y a sorcellerie, il y a aussi tromperie. Car on demande au virtuose, comme aux artistes de la scène, de s'émouvoir, de vivre et de mourir tours les jours devant le public, comme si ce don total de soi-même était possible à toute heure du jour.

Mais il appartient à l'artiste de nous donner l'impression de la vérité, de l'émotion et même de la mort, sans y périr en réalité. Puisque l'acteur meurt de façon fictive, admettons que le virtuose puisse être ému de même façon. Et cela n'est pas nécessairement nous tromper, et cela n'a rien à voir avec le charlatanisme. Car il y a tout un monde entre l'art et la vérité brutale. Art et artifice sont proches parents.

On demande encore autre chose au virtuose. On lui demande de s'effacer devant l’œuvre qu'il exécute. Aussi bien lui demander d'être impersonnel. A qui fera-t-on croire, vraiment, que le pianiste puisse entrer dans l'esprit demandé sans y engager sa personnalité? Sans doute, il doit respecter scrupuleusement les textes et ce que l'on appelle les intentions de l'auteur. Mais il risque de trahir en s'effaçant trop, en étant trop modeste. Et je dirai que moins il s'efface, plus il a de chance d'être éloquent. S'il joue un rôle, s'il doit entrer dans l'esprit d'un autre, il nous convaincra davantage s'il le fait avec personnalité.

M. Rubinstein joue Beethoven à sa façon, comme nous savons qu'il joue Brahms également à sa façon. Nous en aurons la preuve à Montréal, lorsqu'il jouera le concerto de Brahms en si bémol aux Concerts Symphoniques du Plateau. Mais la personnalité de M. Rubinstein n'empêche pas la musique qu'il exécute d'être essentiellement de Beethoven ou de Brahms. Sa personnalité confère justement aux auteurs qu'il joue un caractère d'authenticité, d'éloquence et de persuasion qui sont la marque des grands artistes. Et c'est par la personnalité et par l'esprit, autant que par l'émotion et le métier, qu'on arrive à ce résultat. C'est pourquoi on peut attendre des virtuoses des miracles impossibles.»

Léo-Pol Morin, Musique, Montréal, Beauchemin, 1946.

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