« Le vide qui « ne manque » pas, selon le mot d’Estragon dans En attendant Godot, semble double – affectif et intellectuel à la fois, engendrant l’ennui, une carence profonde de motivation, exacerbée par une culture narcissique où l’on se complaît à l’envi dans l’illusion et la fantasmagorie ; des « idoles » tiennent lieu de modèles d’existence, tels l’actrice ou l’acteur (en grec : hypokritos) dont le métier consiste précisément à ne pas être eux-mêmes, à faire semblant d’être un ou une autre – à l’instar de Iago : « I am not what I am » (« Je ne suis pas ce que je suis » : Othello, I, i, 66) (24). (Nul ne niera qu’ils puissent être d’excellentes personnes par ailleurs.) Il y a ici une source majeure, et manifeste, de la violence à l’école. Raoul Vaneigem voit juste : « L’ennui engendre la violence. (25) » Semblablement, comme le relève Marc Augé, « les nouvelles techniques de la communication et de l’image rendent le rapport à l’autre de plus en plus abstrait ; nous nous habituons à tout voir, mais il n’est pas certain que nous regardions encore. La substitution des médias aux médiations contient ainsi en elle-même une possibilité de violence » (26).
L’explosion du savoir et les défis inédits posés par les nouvelles technologies, la « surabondance événementielle », la « surabondance spatiale » (Marc Augé), le fétichisme de la technique, les leurres qu’offre le magnifique déploiement de moyens techniques d’information – ordinateurs, médias électroniques, Internet, et ce n’est évidemment là qu’un début – s’accompagnent d’une perte d’expérience, de contact aussi avec le sensible, avec le réel concret, d’une passivité et d’une apathie accrues, d’un renoncement à l’expérience propre d’imaginer et de penser – qu’exige par exemple la lecture –, voire à l’expérience de ses propres sentiments, à la satisfaction de désirs ou de besoins vraiment siens. D’excellentes études en ont fait état depuis longtemps déjà et se multiplient (27). Dieu étant « mort », les objets, par opposition aux personnes, prennent une importance démesurée (au sens de hubris). En un brillant compte rendu du roman de John Updike, In the Beauty of the Lilies, George Steiner prend acte du fait qu’« en un monde où Dieu est ou bien mort ou bien l’objet d’une démence homicide, les choses ont accédé à une vie fantastique, omnivore. Plus est flagrante la fiction de second ou de troisième ordre (Updike se délecte à simuler le non-monde des films, des photographies, de la télévision), plus se fait irrésistible la prétention à une réelle présence. L’“univers décimé” – décimé par la sortie de Dieu – il faut le remplir à déborder de fatras et d’artifice. […] Le fondement de l’humain était une divinité (disparue). Les choses peuvent se débrouiller toutes seules (28) ».»
Thomas De Koninck, La nouvelle ignorance et le problème de la culture, Paris, Presses universitaires de France, "Intervention philosophique", 2000, p. 16-18.