Matière

Enjeux

«Notre époque, contrairement à ce que l'on entend dire souvent, n'est pas une époque matérialiste. C'est bien plutôt le contraire qui est vrai. Ce qui se produit de nos jours, c'est comme un étiolement de la matière, dont l'opacité lourde et la présence cèdent le pas devant son élucidation par le faisceau des paramètres qui, pour être numériques, n'en sont pas moins des représentations.»

«La rhétorique du nombre, en envahissant les mass-media, signifie le triomphe de l'abstraction.»

«On connaît les prestiges du nombre dans notre civilisation présente. Or prestige est un terme ambigu: il exprime d'une part l'auréole du triomphe, mais, dans son sens strict, il désigne en fait une «illusion obtenue par sorcellerie». L'illusion et la persuasion étaient dans l'Antiquité l'oeuvre de la rhétorique; or la rhétorique actuelle n'est-elle pas plutôt à trouver dans la statistique, rhétorique un peu sèche peut-être, mais combien «ouvrière de persuasion» dans la bouche du technocrate, image moderne de celui qui sait. La rhétorique du nombre, en envahissant les mass-media, signifie le triomphe de l'abstraction, qui ne se contente plus de régner dans les jargons spécialisés, qui ne se cantonne plus dans la particularité des techniques, mais gagne la conscience commune, langage massif devenant aussi le langage des masses.
Maintenant, que signifie à son tour «abstraire»?

L'étymologie nous enseigne qu'abstraire veut dire «ôter de» et, par suite, «enlever». Qu'est-ce qu'enlève l'abstraction au cours de son processus, si ce n'est précisément la matière? La sphère mathématique, c'est la sphère sensible à qui le mathématicien ôte, par la pensée, sa matière et les irrégularités que celle-ci introduit par rapport à la définition idéale de la sphère. De même, le discours abstrait qu'est la rhétorique évacue lui aussi toute matière et raisonne ainsi idéalement; il enchaîne formellement des concepts généraux sans contenu; il est, comme l'écrit Aristote, «verbal, donc vide»; son succès lui vient du fait qu'on ne peut lui demander d'«apporter les choses mêmes dans la discussion». Le monde de l'abstrait est donc celui de l'immatériel.
C'est pourquoi notre époque, contrairement à ce que l'on entend dire souvent, n'est pas une époque matérialiste. C'est bien plutôt le contraire qui est vrai. Ce qui se produit de nos jours, c'est comme un étiolement de la matière, dont l'opacité lourde et la présence cèdent le pas devant son élucidation par le faisceau des paramètres qui, pour être numériques, n'en sont pas moins des représentations. Le tissu matériel des choses est le responsable de la richesse des expériences sensibles, car il est le support des différences qualitatives; ce sont précisément ces différences qui s'estompent dans le règne du quantitatif, où la matière est considérée uniquement comme matière première, c'est-à-dire comme ployable en tous sens et comme devant se prêter docilement - incolore et inodore - à tous les caprices de la transformation. Point de départ neutre et indifférent, elle est bien véritablement tenue pour une matière plastique. La vraie matière, dont les chatoiements nous enchantent, dont la main palpe l'épaisseur, dont le nez hume l'odeur, celle-là devient, comme l'ont montré les livres de Bachelard sur l'imagination des éléments, seulement pour nous objet de rêveries. Elle n'est plus le coeur de l'expérience; nous ignorons la magie de la corporéité telle que l'éprouvait un Grec antique, vivant au milieu d'une lumière fluide, devant la chair bleue de la mer avec, dans l'oreille, le son pâteux de l'aulos. Dans le frémissement des branches d'arbres, on sentait le passage du dieu.

Dans un premier temps, nous examinerons ce déclin du matériel devant l'abstrait à partir de son soubassement philosophique; dans un second, nous l'évoquerons au niveau d'une expérience de la vie quotidienne moderne.»

Extraits de Matière et abstraction, par Gilbert Romeyer-Dherbey.

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