Un ''véhiculte'' nommé auto

L’automobile est rarement un objet de réflexion, même si elle occupe dans nos vies et sur notre planète une place démesurée. Réfléchir sur une chose c’est risquer de devoir s’en détacher. Or, qui voudrait, qui pourrait courir ce risque dans le cas de l’auto?

Moi, car j’ai eu depuis toujours une relation d’amour haine avec le jouet talisman de mes contemporains. Au début de la décennie mil neuf cent cinquante, à un moment où, dans mon village natal, la rue n’était pas encore interdite complètement aux enfants, mes camarades et moi faisions la guerre aux voitures à l’aide d’un miroir. Notre méthode était simple : aux jours ensoleillés de l’été, nous braquions un grand miroir sur le parebrise de l’ennemi pour aveugler le conducteur!

Dangereuse irrationalité de l’enfance!

Pourtant, quand je m’efforce aujourd’hui de penser l’auto, je me fais à moi-même l’effet d’être encore l’enfant au miroir, nais qui maintenant le braquerait pour faire réfléchir les véhiculteurs!
Voici, quelques arguments qui devraient, en toute rationalité, avoir pour effet de réduire le culte de la voiture dans le monde!

Rendement

80% de l’énergie consommée par une auto se perd, principalement sous forme de chaleur et de gaz d’échappement. Des 20% encore disponible, 95 % sert à déplacer le véhiculte (sic) lui-même et 5% à transporter le conducteur. Calculons : 5% de 20 % c’est en réalité un pour cent!

Hécatombe à l’échelle des États-Unis en 2015

Accidents de la route: 38,300 morts et 4.4 millions blessés,

Terre arable à l’échelle des États-Unis

L’asphalte couvre une surface de terre arable équivalant à la superficie de l’Ohio, de l’Indiana et de la Pennsylvanie.

La vitesse généralisée

Pour l’obtenir, il faut diviser le kilométrage annuel effectué en auto par le temps passé en un an dans ce mode de transport et prendre en compte le temps de travail nécessaire pour le payer. Jean-Pierre Dupuy a calculé que, pour toutes les classes de revenus « moyennes » -- de salarié agricole à cadre supérieur, à l'exclusion des millionnaires ---, la vitesse généralisée de la bicyclette est égale ou supérieure à celle de l'automobile ; seuls les très riches gagnent vraiment du temps en auto. Les autres ne font qu'effectuer des transferts entre temps de travail et temps de transport.

Le réchauffement climatique

Le transport consomme 28 % de l’énergie utilisée, aux États-Unis.
Répartition : Voitures 58 %, camions 21%, avions 9%, bateaux 3 %, autobus et trains 3%. Source

Émissions de co2 par mile parcouru par une personne
Voiture : 0.35kg; autobus: 0.08 kg; train: 0.17 kg; avion : 0.237kg courte distance, 0.117kg longue distance. Source

La prise en compte de l’émission de co2 selon les moyens de transport permet de voir que les transports en commun, surtout les autobus et les trains présentent un avantage considérable par rapport à la voiture.

Alors qu’en toute rationalité on devait s’attendre à une réduction constante des ventes de voiture, force est de constater qu’en 2015, année de la conférence de Paris, à l’échelle mondiale, elles ont atteint 88.7 millions (+ 2%). Elles ont augmenté en Chine (+9.1), aux États-Unis (+5.8), en Europe (+9.2), aux Indes+9.1) et diminué en Russie (-35.7, au Brésil (-25.6) et au Japon (-!0.3)
http://wardsauto.com/analysis/world-vehicle-sales-2-2015

Autos: auto et moi

Les arguments rationnels étant inopérants, il faut tenir pour acquis que l’auto est l’objet d’un attachement irrationnel, largement inconscient que l’on peut sans crainte assimiler soit à l’idolâtrie, c’est-à-dire à la foi en un faux absolu , soit à l’infantilisme, soit à un narcissisme aigu, soit à un mélange des trois.

De nombreux auteurs ont étudié la question de l’automobile sous cet angle. En voici quelques-uns::

Les pionniers de l’auto-critique

Bernard Charbonneau

Je redécouvre dans ma bibliothèque L’Hommauto de Bernard Charbonneau, paru d’abord en 1967 et réédité en 2003 chez Denoël. Voilà un maître des premières heures du mouvement écologique auquel il faudra toujours revenir, parce qu’il a vraiment aimé et connu intimement ces paysages européens finement humanisés qui permettent à ceux qui en sont familiers de prendre la mesure de l’impact de l’automobile.

Voici deux extraits de l’Hommauto :

«L'homme occidental tend à faire corps avec sa bagnole; sans roues il n'est plus qu'un misérable homme-tronc: un piéton. Ou plutôt, impatiente au bord du trottoir, la bagnole attend son homme; car il faut bien que lui aussi regagne son garage, c'est-à-dire sa maison. L'hommauto forme un tout avec sa coquille à moteur. Il va, l'auto l'avale, la portière claque et il démarre. Il vient et, après un dernier rot, la bagnole accouche de la personne humaine; mais elle la récupère bientôt. Contact, l'auto ronronne; il fallait l'homme pour lui donner la vie. Il la conduit, mais désormais c'est l'engin qui l'entraîne. Quand l'invincible mécanique fonce en jetant sa clameur, qui se douterait qu'elle renferme un délicat mammifère que le moindre choc suffit à meurtrir? Il faut qu'un accident vienne la broyer pour qu'un filet de sang filtrant à travers les tôles nous fasse découvrir qu'elle dissimulait un corps, et peut-être une âme.» (p. 14-15.)

«Laissée à elle-même, la bagnole finit par se détruire. Le temps que sa rapidité nous donne, elle nous le prend aussitôt pour nous expédier ailleurs. Comme le téléphone ou l'avion, pour une corvée qu'elle nous supprime, elle nous en invente mille. Elle nous mène à la campagne, mais bientôt, l'auto aidant, nous ne trouverons plus à cent kilomètres de voiture la baignade ou la verdure qui nous attendaient à cinq minutes de marche. La bagnole, c'est la liberté de mouvement, individuelle ou familiale; mais quand cent mille libertés motorisées se ruent au même endroit, c'est le bouchon. La démocratie occidentale prétend cumuler la liberté et la fabrication en série d'une masse toujours accrue d'hommes et de bagnoles: elle devra choisir.» (p. 123-124.)

Jacques Ellul

Bernard Charbonneau et Jacques Ellul, auteur du Système technicien étaient deux amis intimes. Autre pionnier de l’auto-critique, Ellul considérait l’auto non en tant qu’objet séparé, pour mieux l’idolâtrer, mais en tant qu’élément d’un réseau de faits indissociables les uns des autres. Il note, par exemple, l’importance que les médias accordent aux voitures brûlées lors des manifestations, il rappelle que, selon un ami chirurgien, ce sont les accidents d’auto qui contribuent le plus au progrès de la chirurgie. Un de ses disciples, Daniel Cérézuelle note de son côté que dans de nombreux pays, ces accidents ont fait beaucoup plus de morts que le terrorisme, plus que les guerres même?

Wolfgang Sachs

Dans le même rayon de ma bibliothèque, je retrouve Die Liebe zum Automobile, ce livre de Wolfgang Sachs, un ami allemand. J’y revois des pages de publicité comme celle-ci.

Je ne peux résumer ce livre que dans un style allégorique :

Oh ma berline chérie, sais-tu bien que je t’aime, sais-tu pourquoi? C’est parce qu’en ton cocon de cuir blond je trouve à la fois la sécurité du fœtus, la puissance du surhomme et la liberté des dieux. Tu me protèges comme la plus aimante des mères, tu m’obéis comme le plus fidèle des esclaves. Tu me conduis partout où je veux, quand je le veux. La nature ne m’a guère doué pour la course de vitesse, mais grâce à toi, si j’ai pu t’acheter au prix que tu mérites, je peux dépasser tous les Usain Bolt de la terre, tout en m’en remettant à tes caméras pour éviter une collision. La nature a oublié de me faire beau, mais enveloppé dans ta beauté, je suis le plus séduisant des hommes. 

Wolfgang Sachs nous rappelle que Hitler avait un culte pour l’auto. À son arrivée au pouvoir en 1933, l’un de ses premiers soucis fut de doter l’Allemagne d’un réseau d’autoroutes, le premier au monde, qui permettra aux véhicules de son armée de rouler à la conquête de l’Europe. La première pelletée de terre, près de Francfort, donna lieu à l’une de ces mises en scène dont le Führer avait le secret. C’est à cette occasion qu’il lança son mot d’ordre : «Fanget an! Deutsche Arbeiter ans Werk.» «Allez-y, au travail ouvriers allemands!» En moins d’un an, 90 000 ouvriers et ingénieurs s’emploieront à remuer le sol de l’Allemagne et à en transformer le paysage selon les critères esthétiques du régime : Nicht Strassen, sondern Kunstwerke! Non pas des routes, des œuvres d’art! Par leur design, les voitures s’inscrivaient déjà dans la sphère de la beauté. Les autoroutes allaient embellir le paysage selon la même inspiration.

Ivan Illich

Wolfgang Sachs était un ami d’Ivan Illich, auteur auquel il faudra aussi sans cesse revenir pour mener à bien la longue démarche de libération, ne serait-ce qu’en raison des conseils pratiques associés à ses réflexions profondes sur l’autonomie. Il est l’un des grands responsables de la réhabilitation du vélo.

Lewis Mumford

Autre pionnier : Lewis Mumford. John Michael Greer, spécialiste des énergies fossiles, lui rendait récemment hommage, tout en précisant sa propre pensée, dans un blogue intitulé The Myth of the machine. À nous les espaces infinis! Aux yeux de Greer, cette liberté que les Américains associent à la voiture, est une pathétique illusion,1 puisqu’elle repose sur de multiples dépendances : à l’endroit du pétrole, des infrastructures routières, des usines d’automobiles, tout cela nécessitant l’une de ces bureaucraties géantes dont les inconditionnels du transport individuel, des républicains surtout, disent vouloir se débarrasser. Dans cette Amérique s’attaquer à l’auto, comme s’attaquer au port d’armes, c’est s’attaquer à la liberté voulue par les pères fondateurs. Il est difficile d’aller plus loin dans la substitution des moyens aux fins.

Autre machine au centre de la vie des Américains, autre illusion : la télévision. Elle donne le sentiment d’appartenance à une communauté, en réalité elle isole les gens de toute communauté réelle.Examinez, dit Greer, l’un ou l’autre des grands rêves américains et vous trouverez une machine en son centre : voiture électrique, drone, panneau solaire, éolienne, superordinateur, réacteur au thorium. Dans chaque cas, il s’agit d’une dépendance déguisée en liberté et en puissance. Source

David Gartman

Un article du sociologue David Gartman, The three ages of automobil : the cultural logic of the car, confirme cette analyse.

«Les trois âges de l’automobile dont j’ai fait état apparaissent comme la manifestation d’une dynamique sous-jacente qui soutient le système de l’automobilité et sa logique culturelle. Cette dynamique est la confrontation des êtres humains autonomes en puissance avec un système économique qui contrecarre leur auto-détermination en lui opposant une logique bien à lui. Le développement des lois du marché, au cours du dernier siècle a forcé les humains à adhérer au royaume de la consommation pour satisfaire leurs besoins d’identité, d’autonomie et d’individualité. Et l’expression ultime de cette consommation compensatoire a été l’automobile, les moyens de mobilité individuels qui sont devenus synonymes de liberté. On ne peut hélas! Satisfaire des besoins humains de cette façon : pour donner son identité à une personne, il ne suffit pas de lui donner accès à quelques feuilles de métal et aux déplacements autonomes dans l’espace. Chaque étape, chaque âge de l’automobile a implosé pour cette raison. D’un âge à l’autre, les contradictions s’empilent, s’intensifient et s’exacerbent. Cette folie de l’automobile ne se terminera pas par un développement inévitable, objectif du système, mais par les actions d’humains en vue de reprendre en mains une destinée que leur ont dérobé les machines.» Source

Les actions réparatrices

Il faut d’abord éviter les solutions illusoires, comme celle de la voiture électrique, laquelle n’améliore guère le rendement de la voiture et se limite à déplacer le problème de la pollution depuis le cœur des villes vers des centrales électriques brûlant elle aussi, sauf exception, du charbon, du pétrole ou du gaz. Quant aux avantages pouvant à long terme, c’est le cas au Québec, résulter du recours aux énergies vertes, ils risquent fort d’être annulés par l’accroissement du nombre de voitures en service et du nombre de transactions numériques dans chacune des voitures. Chaque usage du GPS a un coût énergétique. Les transactions numériques entre humains représentent déjà 10% de la consommation totale d’énergie. À combien s’élèvera ce pourcentage quand chaque véhicule sera aussi branché que les personnes?

Nous ignorons pratiquement tout des effets négatifs ou positifs de la conduite d’une automobile. Nous qui, au cours de l’évolution, avons mis tant de temps à apprendre à nous tenir debout, puis à marcher, nous voilà assis dans un utérus artificiel, où seul notre cerveau travaille. N’est-ce pas une adaptation un brin forcée? La laideur de tant de nos routes en est peut-être la conséquence directe. À pied ou en vélo, on a le loisir de regarder de chaque côté de la route, d’admirer les maisons et les jardins, en voiture on regarde devant soi ou derrière soi, si bien que la laideur des choses vues de chaque côté, parce qu’elle repousse le regard vers le centre, apparaît comme un facteur de sécurité.

La caverne de Platon

Coquille à moteur, disait Bernard Charbonneau. Pour sortir d’un tel cocon, et il faut en sortir, nous aurons besoin d’une longue démarche philosophique, psychanalytique, voire religieuse qui consistera à démasquer une à une les illusions qui cimentent notre identité. Par son habitacle étanche, la voiture est l’équivalent moderne de la caverne de Platon.

L’espoir est permis. Les marcheurs et les randonneurs sortent du cocon pour renouer le dialogue avec la nature et leurs semblables, pour méditer et contempler plutôt que d’avoir l’œil rivé sur la ligne blanche. Ils entrent dans le monde des fins; la voiture, quand ils en possèdent une, redevient un moyen. Et ils sont de plus en plus nombreux : 18 millions en France, 2 millions au Québec répartis entre randonneurs chevronnés et marcheurs occasionnels.Source

Les cyclistes participent au même mouvement de libération. À Amsterdam, on situe à 800 000 le nombre de personnes qui utilisent le vélo dans leur vie quotidienne, soit 63% de la population. Le nombre de voitures est de 263 000. Au centre-ville, le vélo constitue 48% de la circulation. Autre bonne nouvelle : plus il y a de vélos dans une ville, moins il y a d’accidents. Source

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

1- Pathétique illusion bien décrite par Theodore Dalrymple dans un article intitulé Slaves of the Combustion Engine dont voici un extrait: «Ce voyage à 150 miles de Londres devait durer trois heures selon Internet; j'en suis à la cinquième heure. [...] et réduit à rouler en voyenne à 8 miles à l'heure sur une autoroute à cinq voies de chaque côté. Qui donc a affirmé que la circulation au centre de Londres est aujourd'hui aussi lente qu'à l'époque victorienne?

Quelle désolation pour l'âme que ces arrêts et ces départs répétés à l'infini...et ces faux espoirs suscités par une soudaine accélération à 17 miles à l'heure (qui après un heure de sur place vous donne l'illusion d'une vitesse supersonique), espoirs vite décus par un arrêt absolu, après la conquête d'un territoire d'une longueur qui, durant la Grande Guerre, dans la boue des Flandres, aurait provoqué 800 000 morts. Seul un recital de Shubert a pu apaiser un peu mes humeurs sauvages: sans lui je crois que j'aurais succombé à un acv causé par la rage et la frustration.»

 

 

 

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