Zweig Stefan
Poète, dramaturge, essayiste, nouvelliste, biographe autrichien
Voici comment le géographe Luc Bureau le présente, dans Mots d'ailleurs, Le Québec sous la plume d'écivrains et de penseurs étrangers.
Dimanche après-midi le 22 février 1942. Tandis que l'écho du Carnaval de Rio se propage vers les hauteurs de Petrôpolis, dans une petite maison « avec vue admirable » sise au 34 de la rue Gonçalves Dias, un homme absorbe une dose massive de véronal et s'étend de tout son long sur le lit; tout aussitôt, une femme s'administre la même médecine et s'allonge à ses côtés. En quelques minutes, en quelques heures peut-être, l'un et l'autre passent de vie à trépas.
Le matin même de ce double suicide, l'homme, Stefan Zweig, signe une lettre dans laquelle il tente d'expliquer son sinistre geste: «[...} à soixante ans passés il faudrait des forces exceptionnelles pour tout recommencer à nouveau et les miennes sont épuisées par des années d'errance sans patrie. Aussi, je pense qu'il vaut mieux mettre fin à temps, et la tête haute, à une vie pour laquelle le travail intellectuel a toujours représenté la joie la plus pure et la liberté individuelle le bien suprême sur cette terre. Je salue tous mes amis. Puissent-ils voir encore l'aurore après la longue nuit ! Moi, je suis trop impatient, je pars avant eux. » Son ami Klaus Mann, qui lui-même conclura au suicide quelques années plus tard, s'étonne : « Lui qui aimait tant la vie, qui savait si bien en jouir, qui semblait si choyé par le bonheur, si équilibré, si raisonnable. Il avait la gloire, l'argent, énormément d'amis, une jeune femme, et il a tout rejeté... Pourquoi ? » Question abyssale à laquelle personne ne pourra jamais répondre. N'empêche que l'explication embarrassée de l'un et l'étonnement scandalisé de l'autre offrent un compendium des contradictions qui ont nourri la vie de cet « Erasme moderne », de sa naissance à sa mort. Toute la vie de Zweig fut une suite de passions intellectuelles, pour Taine, pour Balzac, pour Dickens, pour Dostoïevski, pour Hölderlin, pour Nietzsche, pour Tolstoï, pour Stendhal, pour Emile Verhaeren, pour Romain Rolland, pour Freud, pour Verlaine, pour Baudelaire... Son oeuvre s'explique en grande partie par les hauts et les bas que son tempérament lui commande. Fils d'un riche industriel juif, qui n'eut jamais à « travailler » pour gagner son pain — rentier à vie ! —, Stefan Zweig a produit une oeuvre littéraire pourtant comparable aux douze travaux d'Hercule et ses voyages partout dans le monde rivalisent avec ceux d'Hermès. De 1900 à 1908, il parcourt tous les coins et recoins de l'Europe. En l'année 1911, de février à la fin avril, on repère ses traces dans le Nouveau Monde, où il parcourt la côte est des Etats-Unis, séjourne dans les Antilles, à Cuba, à la Jamaïque et à Porto Rico, remonte ensuite vers le Canada où il passera plusieurs semaines avant de redescendre au Panama : « Le monde entier est ma patrie. Je sens que je ne pourrais pas mourir sans avoir connu toute la terre », écrit-il à une amie suédoise. Sa condition de « Juif errant » lui offre parfois des motifs de fascination devant les paysages et devant les hommes. Au Canada, Zweig s'émerveille devant deux choses : la neige « d'une clarté aveuglante dans les premiers rayons du soleil » et la résistance opiniâtre d'une race condamnée par l'histoire.
Luc Bureau, Le Québec sous la plume d'écivrains et de penseurs étrangers, Boréal, Montréal, 2001, p.15-16