Responsabilité

Ce texte sur la responsabilité et l'obligation est tiré du livre de Christian Lamontagne intitulé Responsabilité, liberté et création du monde et parut à Montréal, aux Éditions Liber, en 2010. Il correspond au chapitre 4 du livre: Le consentement à l'obligation.

 

«Un homme qui serait seul dans l’univers n’aurait aucun droit, mais il aurait des obligations.»

Simone Weil, L’enracinement

L’acte responsable trouve sa raison et le sentiment qui la soutient dans une obligation à laquelle l’être consent. Ce consentement, évidemment, concerne la dimension subjective de la responsabilité, c’est-à-dire le sentiment de responsabilité qui précède l’acte responsable. C’est cet aspect qui m’intéresse, ce moment, comme le dit Jonas, où «l’homme libre s’empare de la responsabilité qui attend son maître1».
Car personne ne peut forcer quelqu’un à éprouver le sentiment de responsabilité et à agir sous l’inspiration de ce sentiment, pas plus que personne ne peut imposer à un autre être de changer d’opinion: il s’agit là d’une opération qui, par définition, n’appartient qu’au sujet et qui ne peut être que suggérée et inspirée, jamais forcée2. On peut contraindre quelqu’un, exiger des comptes et lui imposer la conséquence de ses actes, mais jamais lui imposer le sentiment de responsabilité.

Cependant, ce sentiment exige bel et bien le consentement à une obligation, ce qui peut sembler à première vue contradictoire. On croit qu’une obligation contraint et n’a donc pas à recueillir notre consentement ou à s’en préoccuper. Cependant, une obligation n’est pas simplement une contrainte, car une contrainte ressentie comme telle ne peut pas engendrer le sentiment de responsabilité. Seule une obligation à laquelle on consent peut faire naître le sentiment de responsabilité à son égard. Si le sentiment de responsabilité ne s’appuyait pas sur l’obligation envers l’objet de la responsabilité, il ne pourrait pas naître en premier lieu. Par exemple, on peut observer que l’interdiction de fumer dans certains lieux publics est parfois perçue comme une pure contrainte et que certains passent outre. Il semble alors qu’on ne perçoive pas que l’obligation du respect de l’interdit (une convention de société) se fonde sur l’obligation de principe, fondamentale, envers le bien-être d’autrui.

Le sentiment de responsabilité a ceci de particulier qu’il est affecté non par la beauté, comme dans l’amour, non par l’injustice ou la non-reconnaissance, comme dans la colère, mais par le devoir. C’est la raison pour laquelle l’acte responsable procure le sentiment et la satisfaction du devoir accompli même si le résultat final est un échec.

Un enfant s’apprête à traverser la rue, inconscient des voitures qui circulent. Son bien-être vous oblige à vous précipiter pour le retenir ou l’accompagner. Vous consentez spontanément à cette obligation (le bien-être de l’enfant qui dépend de vous à ce moment précis) que vous ne ressentez pas du tout comme une contrainte mais comme une responsabilité naturelle. Voilà, d’une manière épurée, le principe et le processus de la responsabilité.

L’éthique de la responsabilité que nous cherchons à fonder ici doit reposer sur des obligations objectives, celles qui se trouvent «dans un domaine qui est au-dessus de toutes conditions, parce qu’il est au-dessus de ce monde», ainsi que l’affirmait Simone Weil3. Ne pas consentir à ces obligations équivaut à ne pas consentir à la loi de la gravité: nous serions alors condamnés à l’échec dans toutes nos tentatives de fonder une culture proprement humaine comme dans celles de nous libérer de l’attraction terrestre.

Notre époque n’aime pas beaucoup le mot «obligation» et lui donne très souvent une connotation péjorative. Il évoque à notre esprit la contrainte alors que toute notre civilisation exalte la «liberté», une liberté où le relativisme des valeurs personnelles semble souvent faire obstacle au consensus social et à toute direction collective4. J’examinerai de manière plus détaillée, dans un chapitre ultérieur, le paradoxe de la liberté, à savoir que nous sommes libres parce que nous devons obéir à des obligations. L’illusion courante consiste à penser que la dérogation à ces obligations est sans conséquence.

Avant d’explorer la notion d’obligation, qui constitue la clé d’une éthique de la responsabilité, je crois toutefois utile d’étudier la dimension «objective» de la responsabilité afin d’éviter des confusions de sens et d’objet.

La responsabilité objective La responsabilité objective concerne l’imputation causale des actes commis. «L’acteur doit répondre de son acte: il est tenu pour responsable de ses conséquences et le cas échéant on lui en fait porter la responsabilité5.» Par exemple, enlever la glace qui, en hiver, recouvre l’entrée de votre maison n’est pas en soi une obligation et ne pas l’enlever n’est pas une faute. Mais si un ami vient chez vous et qu’il se fracture la jambe en tombant sur votre entrée glissante, vous pourriez cependant être tenu responsable des dommages qu’il a subis. Il s’agit, ici, de l’essence de ce que l’on appelle la «responsabilité civile». On ne sanctionne pas votre acte (et dans ce cas précis l’absence d’acte est un acte) mais ses conséquences, qui remontent jusqu’à vous. Dans le cas d’un crime, ce ne sont pas les conséquences de l’acte qui sont punies, mais l’acte lui-même en tant que moralement condamnable6, bien que ses conséquences soient souvent prises en considération dans la peine. Mais qu’il s’agisse de crime ou de simple négligence, la responsabilité demeure fondée sur un lien causal.

Il s’agit là de l’essence de ce qu’on appelle la responsabilité «objective» car «l’acteur est tenu pour responsable de l’extérieur7 ». On ne fait que reconnaître le lien (la ligation) entre l’acteur et son geste. Cette responsabilité extérieure est, on le conçoit aisément, totalement distincte du sentiment de responsabilité que l’acteur peut avoir ou non.

La responsabilité objective n’est pas la morale, comme le remarque Jonas, elle n’est que la condition préalable de la morale, c’est-à-dire la relation de causalité entre soi et un acte.

Toutes les époques ont exigé «autre chose» que cette responsabilité rétroactive, passive, purement causale, mais la nôtre et celles qui suivront auront un besoin vital de cette autre chose, car l’étendue de notre responsabilité s’agrandit quasiment à l’infini. Les appels à la responsabilité concernent toujours cette autre chose, le consentement à l’obligation qui accompagne le sentiment de responsabilité. À partir d’ici, nous entrons dans la dimension libre et créatrice de la responsabilité.

Seules les obligations créent des responsabilités Seules les obligations créent les responsabilités car elles seules exigent un acte responsable pour être complétées, parvenir à leur terme. L’obligation est première, la responsabilité est la réponse. Ainsi les obligations ont le pouvoir de contraindre sans arbitraire, du seul fait de leur nature. Mais d’où l’obligation tire-t-elle ce pouvoir extraordinaire?

Il existe trois types d’obligations: celles qui concernent les besoins humains fondamentaux (allant des plus élémentaires, ceux du corps, aux plus subtils, ceux de l’esprit), celles qui concernent les situations dans lesquelles nous sommes engagés et celles qui découlent de la profondeur du rapport que nous entretenons avec le monde. Les premières sont liées à la nature humaine et ont un caractère impératif. Elles nous obligent autant envers nous-mêmes qu’envers les autres. Par exemple, nous sommes autant obligés de respirer pour vivre que de protéger le besoin des autres de le faire. Les deuxièmes concernent les obligations que nous nous sommes créées par nos engagements et dont nous devons toujours répondre devant l’Autre. Les troisièmes n’apparaissent que lorsque l’humain s’efface ou s’incline devant ce qui le dépasse. Elles peuvent être dites transcendantes car elles sont toujours au-delà des frontières de l’ego.

Mais que les obligations soient naturelles (comme la responsabilité parentale ou l’assistance à personne en danger), contractuelles (toute entente librement consentie entre deux parties) ou transcendantes (par exemple, risquer sa vie pour affirmer ou défendre des principes universels), elles concernent toujours, en définitive, l’être humain. Toute réflexion sur le sujet conduit à cette conclusion nécessaire. «Les obligations ne lient que les êtres humains», disait Simone Weil, et «l’objet de l’obligation, dans le domaine des choses humaines, est toujours l’être humain comme tel8». Ce à quoi Jonas fait écho en écrivant que «ce qui est premier est la responsabilité de l’homme envers l’homme».

Dans ses belles pages concernant la responsabilité parentale en tant qu’archétype de la responsabilité, Jonas souligne bien que ce type de responsabilité m’amène à me sentir «responsable non en premier lieu de mon comportement et de ses conséquences mais de la chose [c’est-à-dire l’enfant] qui revendique mon agir». Pour Jonas, la responsabilité parentale est un fait de nature: elle est reconnue et pratiquée spontanément. Cette responsabilité, dit-il, est «l’archétype de tout agir responsable, qui heureusement n’a pas besoin d’une déduction à partir d’un principe…» «L’origine de [cette responsabilité parentale] est le fait d’être soi-même immédiatement l’auteur — volontaire ou involontaire — de l’acte de procréation passé, en lien avec le caractère totalement dépendant [c’est moi qui souligne] du fruit de cette procréation». «Ce qui est dépendant avec son droit propre devient ce qui commande, le puissant avec son pouvoir causal devient ce qui est soumis à l’obligation. Le pouvoir devient objectivement responsable pour ce qui lui est confié de cette manière et il est engagé affectivement par la prise de parti du sentiment de responsabilité […]. Or la prise de parti du sentiment a son origine première non dans l’idée de responsabilité en général, mais dans la reconnaissance de la bonté intrinsèque de la chose, telle qu’elle affecte la sensibilité et telle qu’elle humilie le pur égoïsme du pouvoir. […] La requête de la chose d’une part, avec le caractère non garanti de son existence, et la conscience du pouvoir d’autre part, avec la responsabilité de sa causalité, s’unissent dans le sentiment de responsabilité […]. Si l’amour s’y ajoute, la responsabilité reçoit l’élan de la dévotion de la personne qui apprend à trembler pour le sort de ce qui est digne d’être et de ce qui est aimé9.»

Ainsi, le caractère dépendant de l’objet, le fait qu’il est digne d’être et le pouvoir causal du sujet forment la triade générant l’obligation. Le consentement à cette obligation engendre le sentiment de responsabilité. Ce type d’obligation envers les autres est facilement identifiable et clairement ressenti: lorsque le bien-être immédiat d’une autre personne dépend directement de nous, la conscience n’a pas besoin de réflexion pour savoir de quoi il retourne.

Cependant les besoins fondamentaux ne se limitent pas au simple bien-être physique. Les besoins émotifs et les besoins de l’esprit obligent eux aussi. Les besoins fondamentaux obligent parce que l’existence de l’être en dépend et plus ses besoins seront honorés, plus se manifestera la plénitude de son existence. On considérera toujours ces besoins comme essentiels parce que leur satisfaction est nécessaire à la survie de l’être qui les manifeste. Et chaque être est sa propre fin, qui constitue, pour tous les autres, une obligation10.

La nature des obligations agissantes dans les relations interpersonnelles est d’un autre ordre. Elle est similaire à l’obligation générée par une entente contractuelle sans en avoir l’aspect juridique. Si on considère une situation de conflit entre des gens en principe égaux (que ce soit dans un couple ou dans toute autre forme de relation humaine) d’où vient l’obligation de responsabilité? N’est-ce pas celle exigée par le maintien du couple, de la relation ou de l’institution? Bien sûr, cette obligation n’a pas la nature impérative de l’obligation envers l’existence d’un être humain: elle est plusieurs degrés plus bas dans l’échelle des «biens», mais si on choisit un agir responsable dans ces situations, ce sera par rapport au couple, à la relation ou à l’institution — qui s’imposent comme biens supérieurs — et non pour son intérêt propre. Le pourrissement d’un conflit est toujours lié au fait que les parties semblent incapables de s’attacher au bien supérieur qui les rassemble et qui pourrait les contraindre à trouver une solution. Finalement, considérons la nature des obligations agissantes lorsqu’il est question de rapport à soi-même. Nous avons envers nous-mêmes l’obligation de satisfaire nos besoins physiques et émotifs, mais nous n’avons pas avec autrui le rapport contraignant qui les caractérise. Par exemple, il y a des gens qui, pour défendre des principes, ont fait des grèves de la faim jusqu’à la mort ou ont défié des tyrans au prix de leur vie. Au nom de valeurs tenues pour supérieures, on sacrifiera sa propre vie, mais il est impossible d’imposer ou d’exiger la même chose d’autrui. Considérez simplement l’opposition totale entre le suicide/témoignage d’un Jan Pallach, qui s’immola lors de l’intervention soviétique en Tchécoslovaquie en 1968, ou l’immolation des moines bouddhistes durant la guerre du Vietnam, et les attentats-suicides en Israël, au Pakistan, en Irak et en Afghanistan.

Nous voyons ici que, par rapport à soi-même, les obligations supérieures prennent plus de relief. Ces obligations supérieures concernent ce qui est le moins humain, le plus absolu, le plus «hors de ce monde». Par exemple, quelle «obligation» m’a poussé à reconnaître ma négligence lorsque j’ai acheté une maison sans l’examiner attentivement? Il n’y avait personne pour m’interpeller, personne ne dépendait de moi et l’orgueil exigeait de mettre la faute sur le vendeur. Seule la vérité semble ici imposer sa contrainte. Car la vérité oblige du seul fait de son existence11.

Nous pouvons donc dire que l’obligation apparaît toujours comme un principe — dans son sens étymologique de ce qui vient en premier — ou une finalité qui s’impose de soi-même en tant que principe ou finalité, car s’y dérober ou le refuser aura toujours une conséquence néfaste ou même funeste. C’est la raison pour laquelle l’obligation contraint sans arbitraire car elle se présente toujours, à ceux qui la reconnaissent, sous l’aspect d’une sorte de loi naturelle des choses, impossible à contester, évidente parce qu’ayant le statut d’un fait, indépendante d’une interprétation subjective ou d’une convention sociale.

Le consentement à l’obligation.

La reconnaissance subjective d’une responsabilité exige un consentement à l’obligation. Ce consentement est généralement implicite et n’apparaît pas à la conscience sous la forme d’un choix ou d’une décision, comme le manifeste spontanément le respect du bien public. Mais la nécessité de ce consentement apparaît clairement lorsqu’on examine des comportements «irresponsables». Car même la responsabilité la plus naturelle peut être trahie et exige qu’on y consente.

Nous pouvons en prendre comme triste exemple le fait que de plus en plus d’hommes, partout à travers le monde, dans tous les types de société, n’éprouvent plus le sentiment de responsabilité envers leur progéniture et en abandonnent la charge aux femmes. Nous en avons d’autres exemples dans le comportement de ceux qui persistent à conduire leur véhicule alors qu’ils sont en état d’ébriété avancée. Ou encore dans des délits de fuite alors qu’il y a des blessés graves. Dans tous ces cas, la responsabilité directe envers le bien-être d’autrui est simplement niée, révélant une faiblesse ou une faille du développement moral des personnes en cause, qui obéissent alors aux niveaux de motivation les plus bas (rechercher son plaisir, éviter la punition) plutôt que les plus hauts (protéger la vie de quelqu’un).


Il y a toujours eu des parents, et particulièrement des hommes, qui ont abandonné leur progéniture, mais comment expliquer l’augmentation apparente de ces abandons sinon par un processus de déstructuration culturelle qui s’abat sur toutes les sociétés et afflige particulièrement celles qui ont de la difficulté à s’ajuster à la modernité. La cohésion, jadis assurée par le contrôle social serré, vole en éclats et se cherche des principes à la hauteur de la nouvelle liberté. Ces principes sont ceux qui agissent dans les stades avancés du développement de la conscience morale12.

Le développement de la conscience morale suit en effet une évolution cognitive logique qui fait passer l’individu d’un comportement basé sur l’évitement de la punition et la recherche du plaisir (jusqu’à l’âge d’environ deux ans), à un comportement axé sur la conformité à des rôles, normes et conventions sociales (le respect de la loi, de l’autorité, la conformité à une culture, à un rôle), à un comportement fondé sur des valeurs et principes universels (la justice, la vérité, l’égalité) appliqués dans la réciprocité totale. Ce sont ces principes universels qui permettent à l’individu de porter des jugements et d’agir non par rapport à des normes culturelles et sociales mais par rapport à sa conscience propre. À ce stade, la conscience individuelle, forte de la légitimité supérieure de principes universels, peut s’affranchir des conventions d’un niveau inférieur. C’est sur cette seule base que peuvent se justifier la désobéissance civile et le non-respect de la loi.

Même s’il est très rare que la réflexion mène l’individu à identifier et nommer les obligations qu’il rencontre à tout moment, elles composent bien la toile de fond de son agir responsable. Et ces obligations deviennent progressivement de plus en plus universelles et englobantes à mesure que l’on s’éloigne de la causalité directe et univoque (comme dans le cas de parents envers leurs enfants ou de responsabilité contractuelle). C’est une vérité que nous connaissons tous intuitivement et que nous constatons dans tous les comportements altruistes, altruistes au sens le plus large, c’est-à-dire préoccupés par ce qui est autre que soi13.

L’approfondissement de la responsabilité.

L’approfondissement de la responsabilité, ainsi que je l’ai suggéré au premier chapitre, est lié à la profondeur de la conscience que nous avons de ce qui nous entoure, c’est-à-dire à la compréhension du monde. C’est pourquoi il existe des liens très clairs entre les stades de développement de la conscience morale, qui reflètent cette compréhension du monde, et l’approfondissement de la responsabilité. Remarquons cependant que cette conscience de ce qui nous entoure est le reflet de la conscience que nous avons de nous-mêmes: ce que nous n’avons pas reconnu en nous, nous ne pouvons pas le reconnaître à l’extérieur de nous. L’approfondissement de la responsabilité concerne la conscience de notre responsabilité dans l’Être-du-monde14, que ce soit la survie des cultures et des espèces menacées d’extinction, l’exclusion sociale, l’égalité des êtres dans la vie, la propreté et la sécurité des villes, la justice, la paix, la beauté du monde, bref la Vie telle qu’elle se manifeste et se déploie.

Il peut en être ainsi parce que l’être humain contient toute la profondeur (matière, sensations, sentiments, pensée, conscience) de la création et qu’il est obligé envers ce qui le soutient sous peine de nier des parties de lui-même et au bout du compte de se suicider. Cette «profondeur» est la raison fondamentale pour laquelle nous pouvons éprouver un sentiment de responsabilité envers l’environnement physique, le vivant et les autres êtres humains.
Mais cela ne doit pas nous faire oublier que la responsabilité trouve aussi sa raison dans un principe inconditionné: toute vie est sa propre fin. «Tout être vivant est sa propre fin qui n’a pas besoin d’une autre justification, et de ce point de vue l’homme n’a aucun avantage sur d’autres vivants — si ce n’est que lui seul peut également avoir une responsabilité pour eux aussi, autrement dit celle de garder leur fin propre15.» Garder leur fin propre, c’està- dire protéger leur vie.

L’approfondissement de la responsabilité ne dépend pas de l’étendue du pouvoir. L’étendue du pouvoir est relative aux responsabilités de fonction, que ce soit celle de l’homme politique, du dirigeant d’entreprise ou de toute personne occupant un poste hiérarchique. La profondeur de la responsabilité ressentie est indépendante du pouvoir hiérarchique entre les humains mais elle n’est pas sans pouvoir. Cependant ce pouvoir lui vient de sa seule autorité morale. Un Gandhi, un Martin Luther King, une mère Teresa, un abbé Pierre ont actualisé cette profondeur dans leurs actions civiques. Cette profondeur n’est pas incompatible avec l’étendue de la responsabilité hiérarchique mais elle en est indépendante. Celui qui fait du bénévolat auprès de ses concitoyens, celui qui se sent responsable de ne pas jeter un déchet à la rue, celui qui contribue de son temps ou son argent à l’aide humanitaire manifeste que la profondeur de la responsabilité n’est pas liée au pouvoir hiérarchique, aux responsabilités de fonction.


Cependant, on serait en droit d’attendre que ceux et celles qui occupent des responsabilités de fonction manifestent dans leurs actes une profondeur qui leur conférerait l’autorité morale qui inspire le respect. Car ce qu’on considère le plus dans l’autorité, ce n’est pas le pouvoir mais le respect que manifeste cette autorité envers les êtres16. Or, ce respect ne peut être exprimé que par l’intermédiaire des besoins terrestres de l’homme, ainsi que l’a observé Simone Weil. Voilà pourquoi l’homme de la rue se sent trahi chaque fois qu’une personne en position d’autorité et de pouvoir s’accorde des traitements privilégiés tout en exigeant des sacrifices de ses commettants. C’est aussi la raison pour laquelle des êtres ayant des responsabilités très étendues, et de ce fait très puissants, peuvent fort bien inspirer la crainte mais très peu le respect.

L’approfondissement de la responsabilité n’a nul besoin du regard de l’Autre pour se justifier, car il concerne le rapport personnel que chacun entretient avec le monde. Plus ce rapport sera profond, plus il sera inclusif, jusqu’à embrasser le Cosmos dans son entier. Chaque être humain a la possibilité d’établir ce rapport profond avec l’Être-du-monde en quelque lieu qu’il se trouve, quelle que soit l’étendue de son pouvoir. C’est pourquoi chaque être humain a le potentiel de porter, tout compte fait, la responsabilité de l’univers17.

Il y a quelques années, je fis la rencontre de Satish Kumar, un ancien moine jaïn (le jaïnisme est une des grandes religions de l’Inde) qui, au début des années 1960, en plein milieu de la guerre froide, au moment où la menace d’un conflit nucléaire était très réelle, entreprit un pèlerinage pour la paix à partir de son Inde natale. Ce pèlerinage à pied, l’amena à marcher de Bombay à New York, en passant par Téhéran, Moscou, Paris et Londres, en faveur du désarmement et de la paix18. Ce jeune moine inconnu de tous, parti sans aucun argent, fut reçu par de nombreux dignitaires du monde entier et réussit à accomplir son pèlerinage pour la paix en deux ans. Sans aucun pouvoir, mais avec une conscience profonde de son apport à l’Être-du-monde, il avait pris la responsabilité de la paix sur la Terre.

Notes



2. Un des plus beaux exemples du type d’intervention requise est le travail accompli par les «travailleurs de rue» auprès des jeunes drogués, prostitués ou membres de gangs: ces intervenants ne «font» rien d’autre qu’être présents et apporter un soutien permettant éventuellement à la volonté de survie de grandir et de décider le changement. Il en est de même en ce qui concerne la responsabilité.

3. Simone Weil, L’enracinement, Paris, Gallimard, «Folio essais», 1990, p. 10.

4. Le système des valeurs sociales, jadis dominé par la religion, tend naturellement à s’organiser à un autre niveau que celui qui a cessé d’assurer la cohésion sociale. Et ce système doit nécessairement être plus universel que le système antérieur. C’est pourquoi les tentatives de revenir en arrière sont toutes vouées à l’échec, même si le besoin qu’elles essaient de combler est tout à fait légitime et réel.

5. Hans Jonas, op. cit., p. 130.

6. C’est pourquoi «le complot en vue de commettre un crime qui est resté sans suite grâce à sa découverte au moment opportun est lui-même un crime et punissable» (ibid., p. 131).

7. Ibid., p. 132.

8. Simone Weil, op. cit., p. 10 et 11.

9. Hans Jonas, op. cit., respectivement p. 132, 65, 139 et 133.

10. Le débat sur l’euthanasie vient toucher exactement ce point et crée le dilemme tragique du conflit entre deux exigences contradictoires: celle de protéger la vie humaine de manière absolue et celle que cette vie ne soit pas une souffrance perpétuelle occupant tout l’espace de la conscience.

11. Mais elle n’exige pas pour autant d’être dite en toute circonstance.

12. Ces stades ont été décrits par le psychologue Lawrence Kohlberg et raffinés par le philosophe Jürgen Habermas. De ce dernier voir «Moral development and ego identity», dans Communication and the Evolution of Society, Boston, Beacon Press, 1979.

13. On pourrait dire que le sentiment de responsabilité parentale est le plus éloigné d’un comportement altruiste car l’altérité de l’enfant, et plus encore du bébé, existe d’abord sur un plan physique et purement spirituel mais elle n’est pas du tout développée. Le jeu des hormones attache même la mère à son enfant et celui-ci fait encore littéralement partie d’elle, même si elle ne le porte plus.

14. J’utilise l’expression «Être-du-monde» pour désigner la totalité, en perpétuelle mutation, formée par l’interaction de tous les êtres et de toutes les choses. L’Être-du-monde est ce dans quoi nous baignons et que nous créons en même temps. Je parle d’Être-du-monde plutôt que de Cosmos pour inclure notre participation irréductible à ce Cosmos. Si on peut penser que le Cosmos nous est extérieur et ne dépend pas de nous, nous participons intégralement à l’Être-du-monde. Si le Cosmos est une matière sans âme, l’Être-du-monde est ce Cosmos vivant, conscient de lui-même.

15. Hans Jonas, op. cit., p. 140.


16. On respecte aussi l’autorité en tant que représentation d’un principe ou d’une institution, cependant c’est alors le symbole que l’on respecte et pas nécessairement la personne par qui elle est représentée.


17. Plusieurs peuples dits «primitifs» avaient établi ce rapport avec l’Être-du-monde. Les Kogis de Colombie vivent ce rapport d’une manière particulièrement explicite. Voir le site

18. Cette histoire est racontée dans No Destination, Bideford, Resurgence Books, 1992. Satish Kumar a poursuivi son engagement en publiant le magazine Resurgence depuis 1973 et en dirigeant le programme du Schumacher College en Angleterre, une fondation engagée dans l’éducation au développement durable.

Articles


La responsabilité des gouvernants devant les citoyens

Département d'État des États-Unis
Dossier de Démocratie et droits de l'homme, revue électronique du département d'État des États-Unis, vol. 5, no 2, août 2000. Publication du gouvernement américain



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