Ray Kurzweil
Selon Ray Kurzwei, avec l'avènement de l'ordinateur, l'homme se précipite vers un nouveau big bang programmé pour éclater en 2045. Il a même donné un nom à cet épisode terrestre : la Singularité. Paru en 2005, Singularity is Near, dans lequel il précise sa prophétie, ce livre se hisse dans le top 15 des livres les plus vendus aux États-Unis.
On ne peut donner le nom d'homme à un tel être, ce serait l'offenser, porter atteinte à sa dignité de prophète de la posthumanité. Nous nous abstiendrons même de préciser qu'il est né telle année, en tel lieu, d'une femme et d'un homme. Ce serait entacher son passé de ce sang et de cette chair dont il aspire à se purifier pour accéder à l'immortalité électromécanique!
Même si de son propre aveu, il n'est qu'une machine dépassée, par rapport à ce qu'elle sera demain, il jouit d'une gloire et d'une fortune enviables. Faut-il voir là la preuve que le statut de machine enferme un prestige qui n'est plus accordé aux simples humains de chair et d'âme? Bien des sages, Gunther Anders par exemple, n'hésiteraient pas à l'affirmer.
Il est l'homme d'une seule extrapolation dérivée de la loi de Moore selon laquelle la puissance des processeurs double tous les dix-huit mois. Puisque cette loi, établie au cours de la décennie 1960, s'est avérée juste jusqu'à maintenant, Kurzweil en déduit qu'elle va continuer de s'appliquer jusqu'à ce que l'intelligence des ordinateurs dépasse en qualité (sic) et en quantité celle de l'être humain, au point de rendre possible le passage à la posthumanité et par là à l'immortalité. En un mot, dit Tal Cohen dans un entretien avec Douglas Hofstadter, « Kurzweil identifie l'âme à un software pouvant être exécuté sur divers hardwares. Il croit en outre que dans un avenir relativement proche nous disposerons d'un hardware électronique équivalant au cerveau humain. Quand ce hardware sera disponible, nous aurons, selon Kurzweil, atteint l'immortalité : en téléchargeant notre âme software dans des cerveaux électroniques (puissants!) nous deviendrons immortels, capables de faire des copies de notre âme, lesquelles pourront être réactivées en cas de désastre et en mesure de nous transporter n'importe où dans l'espace à la vitesse du transfert des données.
Dans son livre intitulé Transhumain, Bruce Benderson résume la pensée de Kurzweil sur ce qu'il appelle la singularité: « Aujourd'hui, tels des suicidaires, nous sommes en train de reconstituer le cerveau dans sa totalité afin de pouvoir livrer un modèle de cette connaissance secrète aux machines. Cela sera notre dernière réussite, car elle signifiera notre extinction. Les secrets de facultés jusqu'ici définies comme exclusivement humaines sont en train de passer à des non-humains; mais parce que les non-humains qui bénéficieront de ces connaissances ont été créés par nous afin de nous servir, ils devraient - espérons- le - entrer en une symbiose salutaire avec nos cerveaux. Cette symbiose sera conçue de façon cohérente; et la création de cette nouvelle unité signalera la fin de toutes les particularités. Les individus seront supplantés par des machines, et puis les machines individuelles seront supplantées par une unité, une machine énorme dotée d'une intelligence qui englobera tout. La question essentielle est celle de la forme de cette unité, et de ce qui restera encore de nous après son avènement - après l'avènement de la Singularité ».1
Dans une phase transitoire, dans laquelle nous sommes déjà engagés, nos pauvres organes de chair seront améliorés par les prothèses déjà connues et par celles des nanotechnologies : « mais bientôt nous n'aurons plus besoin d'organes biologiques pour exister. De même que les machines actuelles et futures n'ont besoin ni de chair ni de sang, mais seulement d'une structure jouant le rôle de squelette, nous serons des appareils mécaniques, qui permettront le mouvement en cas de besoin, animés par quelque forme électronique d'énergie. Puis, même le mouvement deviendra une fonction obsolète : dans un monde de réalité virtuelle, on pourra vivre toutes les expériences par procuration ».2
Le prophète a parlé, il nous reste à l'interpréter. La ressemblance avec le mythe manichéen est frappante : même opposition entre la chair et l'esprit, même retour de la lumière individuelle dans la lumière unique. Aux yeux des manichéens, la reproduction était une mauvaise chose parce qu'elle provoquait la dispersion de la lumière et son enlisement dans la matière, la chair humaine, ce qui l'éloignait de sa source, à laquelle elle devait revenir. Le sens de l'histoire consistait en ce que la lumière se concentre en un nombre restreint d'individus de qualité et opère ainsi sa remontée vers la Source, une remontée semblable à celle dont les parfaits cathares ont donné l'exemple à Montségur.
Ce qui nous amène à signaler une différence essentielle : la lumière dont parle les manichéens, c'est l'âme, elle est capable d'un élan d'amour vers Dieu, tandis que l'intelligence dont parle Kurzweil n'est qu'une puissance de calcul. Les machinéens s'éloignaient de la chair pour accéder à des joies divines, ces joies divines étaient peut-être illusoires, mais elles correspondaient à une longue expérience de l'humanité, tandis que dans l'apocalypse selon Kurzweil, la puissance individuelle de calcul se perd dans une super puissance qui ne lui est supérieure que quantitativement.
Ce qui est faux, radicalement faux, dès le départ, dans la démarche de Kurzweil c'est sa conception réductrice de l'intelligence. Cette intelligence dont l'apothéose consiste à ses yeux à être débarrassée de tous ses liens avec la chair, il la voie dès le départ confinée au plus pur formalisme et va même jusqu'à affirmer sans la moindre preuve que lorsqu'elle agit en symbiose avec les sens, comme c'est le cas dans le sentiment d'admiration d'une œuvre d'art, elle fonctionne de la même manière que dans le jeu d'échec : à la manière de l'ordinateur. Pour situer à sa juste place cet homme, objet d'un film à sensation, titulaire de quinze doctorats honorifiques, il faudrait toujours le lire à travers le filtre de la critique de Weizenbaum ou de celle de Jaron Lanier :
Ce que Jaron Lanier rejette d'abord : « C'est la définition de l'intelligence humaine comme une chose presque purement quantitative, le fait d'insister sur la capacité et la puissance des machines plutôt que sur les contenus ». Dans son essai One Half a Manifesto22, Lanier développe très clairement ses idées anti-kurzweiliennes : « Il est possible que la psychologie évolutionniste, l'intelligence artificielle, la loi de Moore brandie en fétiche, etc., deviennent de plus en plus populaires, telles les idées de Freud et de Marx à leur époque... Dans ce cas, l'idéologie des intellectuels cybernétiques et totalitaires sera renforcée de cette idée nouvelle, susceptible de faire souffrir des millions d'individus ». Lanier compare le credo cybernétique et le marxisme parce qu'il reconnaît la même doctrine de la prédestination dans les deux idéologies. Puis il attaque les six croyances des singularistes (qu'il rebaptise « les totalitaristes cybernétiques») :
(1) les modèles cybernétiques sont l'outil ultime de compréhension de la réalité;
(2) les humains ne sont plus que des modèles cybernétiques ;
(3) l'expérience subjective est une illusion, ou, à défaut, elle est purement accessoire et sans importance ;
(4) les idées de Darwin sont la meilleure et la seule explication de toute culture et de toute créativité;
(5) la nature qualitative, et pas seulement quantitative, des systèmes d'information sera accélérée par la loi de Moore (qui dit que la puissance informatique se multiplie par deux à peu près tous les dix-huit mois); et
(6) la biologie et la physique fusionneront, ce qui déclenchera un phénomène par lequel les ordinateurs engloutiront tout, y compris les êtres humains, et changeront notre existence dans son ensemble. Pour attaquer ces croyances. 3
Qui est vraiment Ray Kurzweil? Un fou! Du moins selon la définition de Chesterton : « The mad man is the one who has lost everything but his reason ». Si la raison à laquelle un homme est réduit est elle-même réduite au calcul, cet homme est fou à la deuxième puissance. C'est le cas de Kurzweil. Ce que confirment en termes plus nuancés ces diagnostics de Douglas Hofstadter : « Je pense que Ray Kurzweil est terrifié par sa propre mortalité et qu'il veut à tout prix conjurer la mort. Je comprends son obsession, je suis même impressionné par sa terrible intensité, mais en même temps, sa vision est déformée. Ses espoirs désespérés déforment sérieusement son objectivité ». Plus loin dans l'interview qu'il a accordée à Tal Cohen, il précise son jugement sur Ray Kurzweil, et ses homologues : Hans Moravec, Vernor Vinge, Marvin Minsky et plusieurs autres : « Ce sont, dit-il, des overgrown teen-age sci-fi addicts, des adolescents accros de la science fiction... et montés en graines ».
1-Benderson, Bruce, Transhumain, Manuels Payot, Paris 2010, p.32.
2- Ibid. p.41.
3-Cité par Bruce Benderson, op.cit. p.63.