Tchaïkovski Piotr Illich
Quant au Concerto de violon en ré majeur qui sera joué par la violoniste Érica Morini, il date de 1878 et porte déjà l'opus 35. Ce qui prouve la fécondité de Tschaïkowsky, puisque la Deuxième Symphonie, qui est de 1872, porte le numéro 17. Il fut composé à Clarens, en Suisse, où Tschaïkowsky avait passé le printemps en compagnie de son ami le violoniste Kotek, qui jouait souvent pour lui.
Ce concerto, à l'origine, avait été dédié au fameux violoniste Léopold Auer, qui était professeur au Conservatoire de Saint-Pétersbourg et violoniste de la cour du tsar. Mais Léopold Auer, tout d'abord, n'aima point le concerto et refusa de le jouer. Ce que prouve cette note du journal de Tschaïkowsky: « Je ne sais pas si ma dédicace fut flatteuse pour M. Auer, mais en dépit de sa franche amitié, il n'a jamais fait l'effort de vaincre les difficultés de mon concerto. Il le trouve impossible à jouer et ce verdict, venant d'une telle autorité, a eu pour effet de maintenir dans le royaume des choses oubliées ce malheureux produit de mon imagination. »
C'est le violoniste Adolf Brodsky qui le joua en première audition à un concert de la Philharmonique de Vienne en 1881, et qui le joua ensuite à travers l'Europe et même en Amérique. D'une faon générale, ce concerto fut très mal accueilli en Europe par la critique qui n'y trouva que torture pour les oreilles. Quand vous aurez entendu ce concerto, que la violoniste Érica Morini joue dans sa version originale, et non pas dans la version révisée de Kreisler, vous apprécierez avec une juste rigueur l'entendement des critiques viennois de 1881. Léopold Auer, par la suite, a d'ailleurs modifié son opinion de ce concerto. Il l'a souvent joué et fait jouer à tous ses élèves.
Le ballet Casse-Noisette entre dans le domaine de nos connaissances intimes. Car cette suite est au répertoire de tous les orchestres du monde, et il ne se passe pas de jours où nous n'entendions au moins quelques mesures de la Valse des Fleurs. La radio fait une étonnante consommation de Casse-Noisette.
Le sujet de ce ballet, composé en 1891, est tiré d'un conte d'Hoffman tel qu'on le trouve dans la version française d'Alexandre Dumas. Il s'agit d'une réunion autour d'un arbre de Noël, où les poupées s'animent autant que les enfants. Il y a là un jouet casse-noisette en forme de vieil Allemand qui casse les noix dans ses mâchoires. A jouer avec, les enfants brisent le casse-noisette, au grand désespoir de la petite Marie. Enfin, l'arbre de Noël grandit, les jouets et le casse-noisette s'animent et dansent et vont même jusqu'à livrer bataille aux soldats de plomb. Enfin, le casse-noisette, sauvé du désastre final, se transforme en Prince Charmant et rejoint les forêts enchantées sous l’œil amusé de la petite Marie.
Il y a là, d'abord, une ouverture en miniature, une Marche, la danse de la fée en sucre, une danse russe, le Trepak, une danse arabe, une danse chinoise, la danse des mirlitons, et enfin la Valse des Fleurs.
Suite pour cordes, Op. 70 . . . . . . . TSCHAÏKOWSKY
Concerto de piano, si bémol . . . . . TSCHAÏKOWSKY
(Souvenir de Florence)
Suite du ballet: Lac des Cygnes . . . TSCHAÏKOWSKY
On peut considérer Tschaïkowsky comme un grand musicien romantique, l'un des derniers romantiques. Il en a la sensibilité, la mélancolie douloureuse, et le besoin forcené d'exprimer tout cela. Il est d'ailleurs né au temps de la grande ferveur romantique, puisqu'il naquit en 1840. Il est mort à Saint-Petersbourg, aujourd'hui Leningrad, en 1893. Mais de naître et de vivre en ce temps-là ne conférait point nécessairement des titres romantiques. Et on sait bien que Saint-Saëns, par exemple, né en 1835 et mort en 1921, n'est pas du tout romantique. C'est une affaire de tempérament et de sensibilité. Or, la sensibilité de Tschaïkowsky était romantique.
Il commença l'étude du piano dès l'âge de sept ans. Mais vers l'adolescence, il poursuivit des études de droit dans l'espoir d'entrer au ministère de la justice de son pays. Et ce n'est qu'en 1862, par conséquent âgé de vingt-deux ans, qu'il se mit sérieusement à l'étude de la musique. Il entra au Conservatoire de Saint-Petersbourg, qui venait d'être fondé par Antoine Rubinstein, et c'est ainsi qu'il décida d'entrer dans la carrière musicale. En 1866, lorsque Nicolas Rubinstein, frère du précédent, fonda le Conservatoire de Moscou, Tschaïkowsky y devint professeur d'harmonie, ce qui lui donna au moins des titres professionnels.
Parmi d'autres oeuvres, le Concerto en Si bémol date de cette époque féconde entre toutes. Mais ce surmenage provoque une grande fatigue nerveuse, et il doit se reposer. Enfin, il revient à la santé et il se marie pour de bon en 1877 . Mais si mal qu'il doit tout abandonner après trois mois de vie en commun, et aller de nouveau se reposer au loin, en Suisse. Déjà, sa musique était jouée, et il avait des admirateurs. Parmi ceux-ci, il y a la célèbre Madame Von Meck qui a même entretenu Tschaïkowsky pendant plus de douze ans, qui a même largement assuré son existence, à la condition qu'ils ne se voient jamais. Et c'est un épisode très curieux, assurément, dans la vie de Tschaïkowsky que cette liaison étrange et mystérieuse, désintéressée, où l'amitié ne fut entretenue que par la correspondance. Sans cette amitié, sans cette aide, Tschaïkowsky aurait peut-être sombré, et jusqu'à ce que la correspondance des deux amis fût publiée, on pouvait bâtir toutes sortes d'hypothèses, hypothèses aussi gratuites que, souvent, désobligeantes pour l'un comme pour l'autre. Ainsi aidé, Tschaïkowsky voyage et travaille quand il veut: il est à l'abri des soucis matériels et il peut attendre la renommée et la gloire avec sérénité. Il écrit des symphonies, des opéras, il les dirige un peu partout en Russie, son nom s'impose. La Quatrième, la Cinquième Symphonie datent de ce temps-là, et aussi l'opéra Eugène Onéguine, et aussi La Dame de Pique. Il est heureux, croit-on; du moins, il devrait l'être; et pourtant, sa musique est empreinte de mélancolie. Et cette mélancolie, on se perdra longtemps en conjectures avant de pouvoir l'expliquer. Je dirai en passant à ceux qui sont curieux de la sensibilité de Tschaïkowsky, curieux de ses sentiments, de sa psychologie, qu'ils trouveront une précieuse documentation dans sa correspondance avec Madame Von Meck, et aussi dans le livre de Barbara Von Meck, intitulé L'Ami bien-aimé, écrit en collaboration avec Catherine Drinker Bowen.
Mais cette amitié ne fut pas éternelle. Un jour, vers les années 1890, Tschaïkowsky reçut une lettre de sa chère amie, lui disant qu'à la suite de revers de fortune, elle allait se trouver forcée de lui retirer la pension qu'elle lui servait depuis longtemps. Tschaïkowsky prit si mal cette nouvelle inattendue qu'il lui répondit avec brutalité, ce qui mit fin à une amitié aussi longue, aussi belle que lucrative.
Mais la réputation de Tschaïkowsky était faite, et il entreprit alors un voyage très profitable en Amérique, d'autres voyages en France, en Belgique et en Angleterre. Mais il est de nouveau malade, épuisé, nerveux, terriblement mélancolique. Et c'est l'époque de la Symphonie Pathétique, qui reflète si bien cet état d'âme. Enfin, au mois de novembre 1893, il est de nouveau à Saint-Petersbourg, où il doit diriger des concerts. On prétend qu'au cours d'une répétition il aurait bu de l'eau polluée et qu'il serait mort quelques jours après du choléra.
Tschaïkowsky a eu beaucoup d'ennuis avec ses concertos. Il avait espéré que le célèbre pianiste Nicolas Rubinstein, qui l'avait appelé au Conservatoire de Moscou, jouerait son concerto de piano en première audition, et il le lui avait dédié. Tout heureux de son oeuvre nouvelle, Tschaïkowsky invita un jour Nicolas Rubinstein et quelques amis à venir l'entendre dans l'une des classes du Conservatoire. Rubinstein, qui n'était apparemment point de bonne humeur, resta muet après le premier mouvement, et l'andantino ne provoqua pas davantage de réaction. Le finale, à son tour, fut accueilli par le plus profond silence. Tschaïkowsky, n'y tenant plus, voulut enfin savoir de Rubinstein ce qu'il pensait de son oeuvre. Et c'est alors que l'opinion de Rubinstein lui tomba sur la tête comme un bolide. « Ce concerto est trivial, vulgaire, anti-pianistique, et presque sans valeur, lui dit Rubinstein. Certains passages ont été empruntés à d'autres compositions, et voici d'ailleurs comment ça se passe... » Et Rubinstein se mit au piano et en fit une désobligeante parodie... Tschaïkowsky raconte qu'il quitta la chambre où avait eu lieu l'exécution (c'est le cas de le dire) dans un état voisin de la colère et de l'agitation la plus incontrôlable. Mais Rubinstein vint ensuite le trouver et lui dit que s'il revisait son concerto selon ses vues, il le jouerait à ses concerts... A quoi Tschaïkowsky répliqua qu'il n'en changerait pas une note et qu'il le publierait tel qu'il était... Néanmoins, la seconde édition de ce concerto comporte des changements considérables, et nous savons que Rubinstein, par la suite, reconnut son erreur et qu'il joua le malheureux concerto avec un énorme succès. C'est Hans de Bulow, le gendre de Liszt, qui joua le concerto en si bémol en première audition, à Boston, en 1875. Le nom de Rubinstein a été rayé de la dédicace, qui porte maintenant celui de Bulow. Une aventure à peu près semblable était arrivée au concerto de violon, que le célèbre violoniste Auer avait refusé de jouer, pour revenir ensuite sur sa décision...
Aujourd'hui, le jugement de Rubinstein nous étonne, et dans une oeuvre aussi caractérisée que ce concerto, surtout dans le finale, que nous importe la distinction. Une danse cosaque comme celle qui anime le finale du concerto, nous savons bien que ce n'est pas une danse de salon, ni une danse de cour.
Néanmoins, bien des gens, bien des auditeurs n'aiment pas Tschaïkowsky et lui reprochent sa larmoyante sentimentalité, ce que j'appellerais bien plutôt sa profonde mélancolie. En somme on lui reproche de nous émouvoir trop directement et d'une façon physique.
L'Adagio cantabile et l'Allegro vivace de la suite pour cordes qui est intitulée Souvenir de Florence datent d'une époque où le grand musicien russe pensait surtout à la musique de chambre. Le grand tourment n'y éclate point. De même, la suite, le ballet du Lac des Cygnes a plutôt le souci de la danse aimable et virtuose, ainsi que la concevaient des musiciens comme Delibes ou encore Adolphe Adam, que Tschaïkowsky admirait beaucoup et qu'il considérait comme les maîtres de ce genre de ballet. Il y a de la musique de ballet dans plusieurs opéras de Tschaïkowsky, mais Le Lac des Cygnes, La Princesse endormie et Casse-Noisette sont des ballets au sens le plus net du mot.
L'histoire du Lac des Cygnes est charmante. Il s'agit de cygnes enchantés qui vivent dans un lac et qui, la nuit, reprennent leur forme humaine. Le prince Siegfried est amoureux d'Odette, qui est la reine des Cygnes, et il veut l'épouser. Ils s'y engagent et ils mourront s'ils rompent leur promesse. Au cours d'un bal, Siegfried se trompe de fiancée, par suite de l'intervention de l'enchanteur Rotbart, et les amoureux vont en mourir... Mais l'enchanteur, à la fin, ramène le bonheur au cœur des fiancés... et favorise leur union...»
Source: Léo-Pol Morin, Musique, Montréal, Beauchemin, 1946.
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Stravinsky dirigeant les oeuvres de Tchaïkovski
«Strawinsky a été dès le plus jeune âge impressionné par la musique de Tschaïkowsky, et il n'a jamais compris, ainsi qu'il le révèle dans les Chroniques de sa vie, que ses confrères se soient obstinés à ne voir la musique russe authentique qu'à travers les Cinq: Balakirew, Moussorgsky, Borodine, César Cui et Rimsky-Korsakow. Il trouve justement que l'élément national, chez Tschaïkowsky, découle de sa nature même, tandis que chez « les autres, dit-il, la tendance nationaliste était un esthétisme doctrinaire qu'ils tenaient à imposer » et qui venait du dehors. Et il dit encore que « cette esthétique nationale-ethnographique que ces autres s'obstinaient à cultiver n'est, au fond, pas très loin de l'esprit de tous ces films qu'on voit sur la vieille Russie des tsars et des boyards. Ce que l'on constate chez eux, comme du reste chez les folkloristes espagnols modernes, tant peintres que musiciens, c'est précisément cette naïve mais dangereuse velléité qui les porte à refaire un art déjà créé d'instinct par le génie du peuple. Tendance assez stérile, conclut Strawinsky, mal dont souffrent nombre d'artistes de talent. »
Mais Strawinsky se présente comme chef d'orchestre, et nous connaissons bien ses idées sur les devoirs du chef d'orchestre. Il a maintes fois dit que la musique doit être transmise et non interprétée. Il redoute ces interprétations qui révèlent avant tout la personnalité de l'interprète et trahissent les intentions de l'auteur, et il a souvent souffert du mot et de la chose. Mais nous savons que Toscanini est au nombre de ses admirations, car il dit quelque part dans ses chroniques qu'il n'a «jamais rencontré chez un chef jouissant d'une célébrité mondiale une telle abnégation, une telle conscience, une telle honnêteté artistique ». Quand on connaît Strawinsky, on peut mesurer tout ce que contiennent d'admiration réelle des propos aussi mesurés. Et pour rester conforme aux théories de Strawinsky, on ne doit pas oublier, en l'écoutant diriger les oeuvres de Tschaïkowsky, que « la valeur de l'exécutant, ou chef d'orchestre, se mesure à sa faculté de voir ce qui se trouve dans la partition et non pas à son obstination d'y chercher ce qu'il voudrait qui y fût ». Mais pour nous, Igor Strawinsky est un grand musicien avant d'être un grand chef d'orchestre. Nous l'écoutons tous comme chef d'orchestre, mais nous ne pouvons pas dissocier son rôle de chef de sa puissante personnalité comme compositeur. Nous voulons voir dans son geste, avant tout, l'hommage d'un grand musicien à un autre grand musicien. Le lyrisme sensible et direct de Tschaïkowsky, passé au crible férocement intelligent de Strawinsky, demeure encore du bon lyrisme, parce que nous croyons que personne mieux que Strawinsky n'a pénétré le caractère, le tempérament, l'accent véritablement russe de Tschaïkowsky. Soyons donc certains que ce que nous entendons est du vrai Tschaïkowsky, et non pas une interprétation fardée, chatoyante et abusive.»
Source: Léo-Pol Morin, Musique, Montréal, Beauchemin, 1946