Rubens Pierre-Paul
Oreiller de chair fraîche où l'on ne peut aimer,
Mais où la vie afflue et s'agite sans cesse,
Comme l'air dans le ciel et la mer dans la mer. [...]
BAUDELAIRE, Les Phares, Les Fleurs du mal.
Article de L. Durand-Gréville publié dans La grande encyclopédie (1885-1902)
«RUBENS (Pierre-Paul), peintre flamand, né à Siegen, près de Cologne, le 28 juin 1577 mort à Anvers le 30 mai 1640. Un tapissier, Jean Rubens, échevin d'Anvers, suspect de calvinisme, était parti pour Cologne en 1568 avec sa femme, Maria Pypelinex, après l'exécution, des comtes d.'Egmont et de Hornes. Il eut là l'occasion d'assister, comme juriste, la femme de Guillaume le Taciturne; entraîné par elle dans des relations clandestines, il fut emprisonné à Siegen (1574) par le comte de Nassau, frère de Guillaume. Maria Pypelinex, cœur généreux et femme de tête, profitant de ce que les Nassau craignaient le scandale, obtint à prix d'or son internement d'abord à Siegen (1573), puis à Cologne (1578), enfin sa liberté complète (1583).
Voilà comment Pierre-Paul Rubens naquit et fut élevé en terre germaine. Ramené à Anvers après la mort de son père, en juin 1587, il apprit le flamand, le français et le latin. Il devait, plus tard, se servir couramment de l'italien dans sa correspondance.
Enfant, il copia les figures de la Bible de Stimmer. Le pompeux décor du culte catholique lui fit une impression ineffaçable, dont la trace devait se retrouver plus tard dans sa prédilection pour les scènes où l'on pouvait introduire des chapes d'évêque et des vêtements de brocart. Entré comme page à treize ans chez une princesse, il fut bientôt placé (1590) chez le paysagiste Tobie Verhaecht; peu après, il entra pour trois ou quatre ans chez Adam van Noort, excellent professeur, maître aussi de Jordaens et de van Balen. En 1594, il devint l'élève d'Otho Venius ou van Veen (italianisant correct, élégant, parfois ému, capable d'être à l'occasion un savant dessinateur, comme le montre le portrait de sa famille au Louvre) qui lui inculqua, avec le goût des compositions décoratives, l’amour de l’antiquité et de l’Italie. Maître de la gilde en 1598, il s’établit à Anvers. Le portrait de Vieille femme de Munich est sans doute celui de sa mère, fait, en ce cas, avant son départ pour l’Italie (3 mai 1600). À Venise, il se passionna pour les grands Vénitiens et rencontra Vincent de Gonzague, duc de Mantoue, chez qui il devait rester huit ans pour faire des portraits et des copies de maîtres à Mantoue, à Rome et ailleurs. Il copia aussi, pour son plaisir, des œuvres de Raphaël, Michel-Ange, Léonard de Vinci, Tintoret, Titien, Baroccio, Corrège et surtout Caravage (Mise au tombeau). Mais ses dix années d’éducation flamande percent dans la plupart de ces copies.
Ses premières compositions authentiques (1601-2) sont aujourd’hui à l’hospice de Grasse. L’une d’elles, inspirée du Tintoret et de Michel-Ange, est le prototype encore maladroit de l’Érection de la croix d’Anvers.
Le 5 mars 1603, il partit en mission semi-diplomatique, chargé de cadeaux pour le roi d’Espagne Philippe III et le duc de Lerma. Il fit à Madrid de bons portraits. Il y admira les «merveilleuses productions de Raphaël, du Titien et d’autres grands maîtres». De retour en 1604, il fit pour l’église des Jésuites de Mantoue trois grands tableaux, dont l’un, la Transfiguration (musée de Nancy), avec des réminiscences de Raphaël et du Caravage, est déjà très «rubénien» par l’ordonnance et la couleur, malgré un reste de lourdeur dans les ombres. En 1606-7, nouveau séjour à Rome, où il acheta pour le duc la Mort de la Vierge (Louvre) du Caravage. Envoyé à Gênes, il y fit, en deux mois, divers portraits et les dessins et plans de palais qu’il devait publier en 1622, à Anvers, dans ses Palazzi di Genova. À Rome, il termina plusieurs compositions et des copies de maîtres. Il parti en nov. 1608 pour retrouver sa mère malade et arriva trop tard.
Devenu peintre de l’archiduc Albert (gouverneur des Flandres et époux de l’infante Isabelle, fille de Philippe II), il s’établit pourtant à Anvers, où il épousa la bonne et charmante Isabelle Brandt (3 oct. 1609). En pleine joie, il laissa un libre essor à son génie dans le triptyque de l’Érection de la croix (1610, cathédrale d’Anvers), où, malgré l’allure un peu théâtrale qui sera souvent sa marque, il traduit dans une riche harmonie une scène tumultueuse et même émouvante. Notons que ce tableau fut retouché par lui en 1627. Il exposa dans la même église, le 12 sept. 1612, la Descente de croix, un de ses plus parfaits chefs-d’œuvre. Ses contemporains ne s’y trompèrent pas : de ce jour, Rubens ne fut pas pour eux le plus grand peintre du pays, il fut le seul. Les artistes qui auraient pu essayer de rivaliser avec lui préférèrent travailler sous ses ordres et ne crurent pas déroger.
Il est à noter que Rembrandt a connu ce tableau, au moins par des copies, car son eau-forte de la Descente de croix, exécutée vingt et un ans après, le rappelle par bien des points, ainsi que ses Descentes de croix de Munich et de Saint-Pétersbourg. Dans ces ouvrages, tout comme dans le tableau d’Anvers, le poids du cadavre divin porte sur son bras gauche retenu par en haut, la tête douloureuse s’incline lourdement sur l’épaule droite : Joseph d’Arimathie soutient sous l’aisselle le bras droit qui retombe, tandis que saint Jean reçoit sur ses deux bras tout le bas du corps du supplicié.
De pareilles analogies ne peuvent être fortuites. Elles ne prouvent d’ailleurs que l’admiration d’un artiste pour un autre, et elles ne gênent en rien l’originalité de l’emprunteur. Rubens, resté profondément Flamand par le choix de ses modèles, a mis dans sa Descente de croix certains mérites propres aux grand Italiens, le parfait équilibre dans la combinaison des lignes et des masses, parfois la vraie noblesse : Fromentin a pu comparer le corps du Christ à une «belle fleur coupée» ; mais c’est surtout au Caravage que Rubens a emprunté – sans imitation servile – la concentration de l’effet lumineux, la sobriété de la couleur et la solidité du modelé des figures. Un peu plus tard, il obtiendra plus d’aisance dans l’exécution, plus de richesse dans les reflets, mais ce sera un peu aux dépens de la solidité.
On a loué aussi, non sans justice, dans ce tableau, la vérité de l’expression. Pourtant ici une réserve est nécessaire : à notre avis, même dans ses meilleurs ouvrages, Rubens met en scène de merveilleux acteurs, aussi voisins de la nature qu’on le voudra, tandis que Rembrandt nous fait voir les personnages eux-mêmes. Son eau-forte de 1633, exécutée en grande partie par ses élèves, ne peut lutter dans l’ensemble contre le chef-d’œuvre d’Anvers ; mais là, déjà, ses personnages sont d’un naturel extraordinaire, aussi bien dans l’effort physique – et même dans l’indifférence – que dans l’élan d’amour ou l’humble pitié, et son Christ, pauvre loque humaine d’une vérité criante, est d’autant plus émouvant qu’il est misérable.
Voilà sans doute pourquoi, de ce ces deux génies, l’un gracieusement triomphant et favori des grands de ce monde, l’autre discret, jusqu’à la sauvagerie, la postérité, sans rabaisser le premier, a pu mettre le second encore plus haut que lui.
Tous les genres intéressaient Rubens : aux tableaux religieux et aux portraits qu’il avait fait alterner avec les compositions historiques, mythologiques et allégoriques, il allait ajouter les natures mortes et les scènes de chasse, par exemple la Chasse aux lions du musée de Munich, d’une extraordinaire furie ; en même temps, ses souvenirs de la chapelle Sixtine se retrouvaient dans la Chute des damnés et le petit Jugement dernier du même musée. La Vierge aux anges du Louvre, admirable surtout par sa fraîche guirlande d’enfants potelés, est du même temps.
Il n’aurait pu suffire aux commandes sans l’aide d’élèves et de collaborateurs qui exécutaient en grand, sous ses yeux, ses incomparables esquisses : Van Dyck et Jordaens peignaient les figures ; Snyders, Paul de Vos, les animaux ; Breughel de Velours, Jean Wildens, Martin Ryckaert, le paysage. Nous citons les meilleurs. Quand chaque élève avait rempli sa tâche dans la grande composition destinée à devenir définitive, mais tenue encore dans les tons clairs, le maître tantôt revenait sur la couleur fraîche, tantôt – le plus souvent – reprenait le tableau déjà sec et le faisait sien en y ajoutant des accents de dessin ou d’effet, des touches plus hardies et plus transparentes, des ombres plus intenses et plus profondes. Très honnête d’ailleurs, il variait ses exigences vis-à-vis des acheteurs selon sa part de travail personnel. On trouve un curieux spécimen de ses «prix courants» dans une lettre de 1618 à sir Dudley, qui désirait échanger sa collection d’antiquités contre des tableaux de lui.
Naturellement, la postérité a porté ses préférences sur les petites esquisses originales qui sont la pure expression de son génie, et sur les grandes compositions sorties entièrement de sa main ; mais, parmi les autres, on trouve encore des chefs-d’œuvre, témoin les Enfants jouant avec des fruits (vers 1619, Munich), où la guirlande de fruits est de Snyders, tandis que les enfants au modelé serré et l’harmonie générale sont du maître.
La période de 1615 à 1621 est très féconde. Citons entre autres, la Communion de saint Ignace de Loyola (musée de Vienne), œuvres de premier ordre, quoique ou parce que caravagesques ; le Coup de lance (musée d’Anvers) ; Saint Ambroise et Théodose (musée de Vienne) ; le Combat des amazones (Munich), étonnant de pittoresque et de vie ; l’élégant Adam et Ève du Musée de La Haye,dans un joli paysage trop détaillé de Breughel ; enfin et surtout l’Enlèvement des filles de Leucippe (Munich) où les corps féminins sont des merveilles de puissante souplesse. Vers ce temps aussi : la Mort de Madeleine (musée de Lille), sobre comme un Caravage, et le petit Christ en croix du musée de Montpellier, où l’expression dramatique et profonde s’unit à l’effet sinistre de la couleur.
La maison qu’il avait achetée en 1611 et embellie renfermait des œuvres de Titien, Tintoret, Véronèse, Léonard, Raphaël, Ribéra, Holbein, Antonio Moro, Van Eyck, Breughel le Vieux, Brouwer, etc. Il y recevait les visiteurs dans son atelier et causait parfois avec eux en même temps qu’il peignait, dictait une lettre et se faisait lire Tacite. Il s’intéressait d’ailleurs à tout : voyages, histoire naturelle, art antique, archéologie, comme en témoigne sa longue correspondance avec le célèbre érudit provençal Peiresc, qu’il ne devait connaître personnellement qu’en 1622.
Vers la fin de 1621, il reçut la commande des grandes compositions de la galerie du Luxembourg (aujourd’hui au Louvre) destinées à raconter la Vie de Marie de Médicis. Venu à Paris en janv. 1622, il accepta de faire, pour les tapisseries conservées aujourd’hui au garde-meuble, les cartons de l’Histoire de Constantin, dont les esquisses seules sont de lui, et la galerie de Henri IV, projet à demi réalisé, dont il n’est resté que quelques esquisses et deux admirables compositions (celles-ci au musée des Offices). Rentré à Anvers en mars 1622 avec le plan de quinze sujets choisis pour la galerie du Luxembourg, il fit en deux mois les quinze esquisses. Le 24 mai 1623, malgré la mort récente de sa fille Clara Serena, il revenait à Paris avec neuf tableaux terminés. Chargé de faire le portrait de Marie de Médicis – aujourd’hui au musée du Prado – œuvre exquise en un genre où il est rarement supérieur, il profita de ses longues séances avec la reine pour essayer de rapprocher habilement la France de l’Espagne. Il reprit ces tentatives très discrètes lorsqu’il revient, en mars 1625, apporter toutes les autres compositions, sauf deux qu’il fit sur place. Ces vingt et un tableaux, d’inégale valeur, constituent l’ensemble le plus important qu’il ait exécuté.
Jusqu’à ces derniers temps, cette galerie du Luxembourg avait été mal connue de quelques-uns ; mais, depuis la récente ouverture des salles Rubens du Louvre, on peut la voir plus à portée, séparée d’immenses toiles secondaires qui en alourdissaient l’impression, et rangée dans l’ordre chronologique des épisodes de la vie de la reine.
Il y a mieux: ces vingt et une compositions, à part leur valeur individuelle, avaient été conçues par le maître flamand comme autant de «taches» claires ou foncées, douces ou puissantes, qui faisaient de l'ensemble une vaste symphonie pittoresque. La salle Rubens du Louvre, en restituant presque, entièrement cet ensemble, a contribué à une compréhension plus vive du génie du maître; elle a permis aussi de goûter plus à l'aise la valeur individuelle de ces ouvrages.
Pour accomplir cette immense tâche, l'artiste se fit aider par ses élèves, le fait n'est pas douteux ; mais il est non moins évident que Rubens, en cette circonstance, fit un puissant effort personnel et essaya de mettre dans ces immenses toiles la richesse et le charme qui caractérisent ses esquisses. Dans l'Henri IV recevant le portrait de Marie dé Médicis, le roi est vraiment exquis de bonne grâce et de juvénile désinvolture; on sait quelle allure vraiment royale l'artiste a su donner à la reine dans le Mariage par procuration à Florence, plein d'ailleurs d'excellents portraits rajeunis de vingt-cinq ans ou reconstitués d'après des documents; le Couronnement de la Reine contient aussi beaucoup de portraits (il semble vraiment que Rubens soit parfois plus à l'aise quand il n'a pas la nature sous les yeux), mais c'est en même temps un délicieux, riche et sérieux bouquet de couleurs et de tons.
On ne peut tout énumérer: disons seulement que, dans la Naissance de Louis XIII, les pieds nus de la reine, par leur élégance et leur tonalité finement nacrée, ont excité l'admiration passionnée de bien des artistes des écoles les plus diverses, Delacroix et Henner entre autres; que le Gouvernement de la Reine, si l'on n'est pas trop exigeant pour le sens des allégories ni pour la noblesse des types, mérite la place d'honneur qu'il occupe actuellement, parce qu'il offre, au milieu d'un délicieux groupement pittoresque certains torses souples de femmes qui sont d'un grand modeleur; que dans le Débarquement de Marie de Médicis, enfin, triomphale harmonie de personnages princiers et royaux, de divinités marines, de Renommées aux trompettes retentissantes, on éprouve autant de plaisir à regarder les trois sirènes aux corps éblouissants fouettés d'écume, que l'artiste a dû en éprouver quand, avec l'aisance du génie, il les a fait naître sous son pinceau joyeux et fier. Redisons-le, on pourra trouver çà et là, dans ses voyages quelques tableaux isolés qui rivalisent franchement avec tel ou tel de ces chefs-d'œuvre : on ne rencontrera nulle part, signe du nom de Rubens, un ensemble pareil. Infatigable, il avait trouvé le moyen, en poursuivant cet énorme travail d'exécuter l'Adoration des mages (1624, musée d'Anvers), la charmante Fuite de Loth (1625, Louvre) etc.
Devenu veuf, en juin 1626, d'Isabelle Brandt, qui lui laissait deux fils, il accepta, pour distraire son chagrin, une mission politique secrète, vint à Paris pour cela en déc. 1626, y retrouva le duc de Buckingham, qu'il y avait vu en 1625 et qui lui acheta 100.000 florins sa collection d'œuvres d'art ; passa en Hollande, sous prétexte de voir les peintres, pour v rencontrer un envoyé anglais ; en Espagne (1629), enfin en France et en Angleterre (1629-30). Il avait emporté en Espagne des tableaux de lui et quatorze très belles esquisses sur l'Eucharistie. Il conquit dans ces voyages la faveur de Philippe IV et de Charles Ier. À Londres, il peignit les belles esquisses de neuf compositions à la gloire de Jacques Ier, des portraits et une Minerve protégeant la paix (National Gallery).
Nous n'avons pas parlé, jusqu'ici, d'un procédé auquel Rubens attachait de l'importance comme moyen de répandre sa renommée: la gravure. Il en usa très peu lui-même, ce genre de travail étant beaucoup trop lent pour lui. Mais, dès 1619, il avait fait graver ses tableaux, sous sa surveillance directe, par W. Swanenburg, J. Matham, J. Müller, Soutman; plus tard, par Pontius (Paul Dupont), Witdoeck, Marinas, Boëte, les deux Bolswert et Schelte; ces trois derniers plus spécialement pour le paysage. Mais rien ne vaut les gravures qu'il fit exécuter par Christoffel Jegher d'après ses dessins sur bois: l'Hercule terrassant l'Hydre de Lerne est un chef-d'œuvre par le caractère et la noble tournure.
Son mariage (6 déc. 1630) avec Hélène Fourment, née le 14 avr. 1614, fût, malgré la disproportion des âges, le début d'une nouvelle ère de bonheur. Les nombreux portraits de sa jeune femme (musées de Munich, Ermitage, etc.) et, plus encore, les innombrables compositions où il l'a reproduite sans voiles, prouvent combien il était épris d'elle. Hélène a probablement posé aussi pour les jeunes femmes élégamment vêtues à la mode du temps, qu'il introduisit dans une de ses oeuvres les plus lumineuses, le triptyque de Saint Hildefonse (musée de Vienne) commandé en 1631 par l'archiduchesse devenue veuve. Presque en même temps, comme pour montrer la variété de ses aptitudes, Rubens exécutait la Cène (musée de Brera), très belle d'effet et de modelé, inspirée du Caravage.
Repris par la diplomatie à cause de la fuite de Marie de Médicis (1631) et des victoires du prince Frédéric-Henri sur les Espagnols (1632), il revint à la peinture en 1633. Thomyris et Cyrus (Louvre) remonte peut-être à cette époque. L'Offrande à Vénus (musée de Vienne, vers 1635), riche composition, chef-d'œuvre d'harmonie, de vie et de mouvement est peut-être le tableau où il a le mieux réalisé l'élégance, des types et la grâce des lignes. Tout Watteau et presque tout l'art du XVIIIe siècle français; sont sortis de cet ouvrage et du Jardin d'amour (Prado, 1635-6), parc aux fraîches harmonies peuplé de seigneurs et de dames élégantes. Dans cette période, les «fêtes de la chair » battent leur plein; il serait long de les énumérer. Bornons-nous à citer deux portraits: celui de Rubens avec sa femme et leur enfant (1635, coll. A. de Rothschild), un de ses plus exquis chefs-d'œuvre en ce genre est la Pelisse (vers 1636-37, musée de Vienne), d'une fraîcheur inouïe, portrait de sa femme peu vêtue, s'enveloppant le milieu du corps dans une fourrure.
La peinture religieuse ne perd pas ses droits: en 1636 et 1637, il peint le Martyre de saint Liévin et la Montée au calvaire (Bruxelles), d'une liberté de facture étonnante, et dont la couleur fraîche contraste avec l'horreur des sujets. Mais le maître, goutteux, se réfugiant au château de Steen (acheté en 1635) évite les trop grands tableaux. Ses beaux paysages, parfois trop détaillés (National Gallery, Munich, Louvre) ont inspiré les Constable et les Turner. Il se délasse en peignant de souvenir cette étonnante Kermesse (Louvre, 1638-39) où les crudités du sujet sont sauvées par le «lyrisme» de l’exécution. Son dernier ouvrage, la Vierge entourée de saints, fut mis, selon sa volonté, devant son tombeau, dans l'église Saint-Jacques d'Anvers. Jamais, depuis la Descente de croix, il n'avait traité aussi magistralement un sujet religieux. Le tableau de 1612 montrait, plus visible, l'influence des vieux maîtres ; mais, trente-six ans après, l'œuvre qui fut son testament artistique et où la couleur est plus vierge, l'exécution plus prestigieuse, nous laisse voir comme une leçon suprême le profond respect de la nature, le culte de la forme que ces vieux maîtres lui avaient enseigné et qu'il n'avait jamais oublié complètement, même dans ses œuvres les plus hâtives.
Le déclin de la vieillesse lui fut épargné; il mourut en pleine gloire, à peine âgé de soixante-trois ans.
On a souvent parlé de Rubens comme d'un fougueux improvisateur , rien n'est moins juste. Ambitieux avec mesure, il géra son œuvre comme sa vie et sa fortune. Les quinze cents ouvrages créés par lui furent conçus sagement, préparés de même. Grand exemple pour les jeunes peintres, son inspiration, plutôt «extensive» qu'«intensive», était moins d'un luministe que d'un coloriste: la pompe de l'ordonnance, la splendeur d'un jardin fleuri sous un éclatant soleil, voilà l'idéal au service duquel il mit une main étonnamment agile; jamais fiévreuse. Nous avons dit quel fut, aux bons moments, son culte de la forme. Si la noblesse de certains Italiens lui est étrangère, il sait, à un degré singulier, donner l'impression du mouvement, de la vie débordante, parfois même, quoi qu'on en dise, de l'élégance, et s'il n'alla, pas aussi loin qu'un Rembrandt ou qu'un Roger van der Weyden dans l'intimité de l'expression, il fut, à l'occasion, vraiment émouvant. C'était plus qu'il ne fallait pour le faire entrer dans le groupe des grands maîtres qui perpétuent les traditions et président aux renaissances.
Parmi ses nombreux élèves, les plus célèbres furent Van Dyck, Sontman, Pepyn, J. van Hoeck, Th. van Tulden, J. van Egmont, Diepenbeck, Schut, etc.»
L. DURAND-GRÉVILLE, article «Rubens» de La grande encyclopédie: inventaire raisonné des sciences, des lettres et des arts. Édition de 1885-1902. Paris, Société anonyme de «La grande encyclopédie», [191-?]. Tome vingt-huitième, p.1108-1111.