Machine et neutralité sexuelle


Dans l’histoire des ordinateurs, le mathématicien anglais Alan Turing a joué un rôle de premier plan. On lui doit notamment la machine qui porte son nom. Il s’agit d’un ordinateur théorique, dessiné sur papier. Turing a aussi réfléchi sur la différence entre l’intelligence humaine et celle qu'on attribue aux ordinateurs. On lui doit à ce sujet un test qui porte aussi son nom. Soit deux ordinateurs installés côte à côte. Dans un cas c’est un programme qui répond aux questions, dans l’autre c’est un humain qui répond aux mêmes questions. Si nous ne voyons pas de différence entre les réponses, c’est,conclut Turing, que l’ordinateur pense.

Le philosophe Slavoj Zizek1 nous apprend que dans la première version du test il y a avait d’un côté un homme et de l’autre une femme. « Et si, se demande-t-il, la différence sexuelle n’était pas seulement un fait biologique mais la Réalité d’un antagonisme qui définit l’humanité, de telle sorte que lorsque la différence sexuelle est abolie, il devient impossible de distinguer un être humain d’une machine.?»

«Pour Turing, ajoute Zizek, il n’existait que des problèmes purement intellectuels à résoudre─ en ce sens il était ‘’le type même du psychotique’’ , aveugle à la différence sexuelle. Katherine Hayes a raison de mettre en relief le fait que le test de Turing intervient au moment où nous acceptons sa composante de base : la perte d’une incarnation stable, la disjonction entre des corps actuellement vécus et des corps représentés. Un fossé infranchissable est ainsi creusé entre le corps réel de chair et de sang , situé derrière l’écran et sa représentation sous forme de symboles qui sautillent sur l’écran.»

Zizek avait-il lu Gender, le livre où Ivan Illich associe la montée de la neutralité sexuelle à l’avènement de la société industrielle? La convergence de leurs opinions est frappante. «Alors, écrit Illich, qu'en Amérique du Nord, et même au Québec, le genre a été effacé des outils, il survit encore en maints terroirs d'Europe, mais de façon inégale. Ici, les hommes manient la faux, et les femmes la faucille. Là, tous deux la manient, mais elle diffère selon le genre. En Syrie, par exemple, la faucille des hommes est aiguisée, car elle sert à couper, tandis que celle des femmes a une lame dentelée et plus courbe, pour rassembler les tiges. Le grand inventaire du travail paysan de Wiegelman 70 relève des centaines d'exemples semblables dans une extraordinaire variété de lieux. Dans certaines vallées des Alpes, les deux genres emploient la faux, mais la femme coupe le foin tandis que l'homme coupe le seigle. Ici, elle est seule à toucher aux couteaux de cuisine, là les deux genres coupent le pain, mais l'un le tranche tandis que l'autre le taille en ramenant la lame vers sa poitrine. Presque partout les hommes ensemencent. Mais dans une région du Danube supérieur, ce sont les femmes qui hersent et sèment — cet endroit fait exception car les hommes n'y touchent pas aux semences.» Source

L’un des signes auxquels on reconnaît qu’une population est entrée dans l’ère industrielle, c’est l’érosion de la polarisation des genres. Dans les économies modernes, les outils et les tâches, comme les vêtements, sont unisexes. Une femme peut conduire une voiture, taper sur un clavier d’ordinateur aussi bien qu’un homme ; il n’y a aucune différence entre la vallée du Silicone et celle du Saint-Laurent. «Je ferai apparaître, écrit Illich, que toute croissance entraîne la disparition du genre vernaculaire et se nourrit de l’exploitation du sexe économique.»

Slavoj ZIZEK, On Belief, Routledge, New=York, 2001, p.43,

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