Le sophisme pathétique, les mots transfuges

Tout le monde, ou presque, emploie maintenant les mots conscience et intelligence aussi bien à propos des ordinateurs que des humains et en tenant pour acquis qu'il s’agit des mêmes réalités dans les deux cas. Ce qui a amené Raymond Tallis, spécialiste anglais des neurosciences, à consacrer un chapitre de Aping Mankind à ce qu'il appelle tantôt la pensée par transfert d’épithètes, tantôt le sophisme pathétique.

Le sophisme pathétique est une figure de style consistant à attribuer des caractéristiques des êtres vivants aux objets inanimés. C’est le critique d’art anglais, John Ruskin, qui a forgé cette expression. La science, disait-il, étudie les rapports des objets entre eux, la littérature étudie les rapports des objets avec l’homme. Le sophisme pathétique enrichit la littérature parce qu’il prête des émotions humaines aux choses inanimées, mais il opère ainsi une distorsion qui l’appauvrit. Nous retiendrons ce commentaire d’un fin connaisseur de Ruskin, George P. Landow: «L’apparition du sophisme pathétique sépare toute œuvre romantique ou ultérieure des créations d'Homère et de Dante. Selon Ruskin, les distorsions expressionnistes que le poète moderne impose à la réalité communiquent efficacement sa vision subjective ou phénoménologique du monde au détriment de cette vision du monde équilibrée qui caractérise les écrivains de tout premier rang. Comme il le souligne, les poètes et les romanciers qui utilisent les distorsions émotionnelles du sophisme pathétique pour dramatiser les états mentaux et les expériences d'un personnage ou d'un narrateur à la première personne font bon usage de cette technique, mais quand un auteur s'exprimant en son nom propre présente une vision déformée du monde, il produit de la littérature fondamentalement déséquilibrée et typiquement romantique.»

L’attribution irréfléchie de la conscience et de l’intelligence aux ordinateurs est l’ultime exemple d’une vision du monde déformée. De même qu’on peut voir dans la surenchère affective, fréquente chez les romantiques, un phénomène compensatoire frôlant l’hystérie (on embellit ce qu’on ne peut plus vivre authentiquement), de même on peut voir dans les qualités de la vie prêtées aux machines complexes le signe d’un besoin de compensation indiquant une perte inquiétante de vitalité : puisque nous en sommes réduits à fonctionner plutôt que de vivre, empressons-nous de doter les machines des qualités de la vie qui nous quitte.

Tallis emploie le verbe smuggle (pratiquer la contrebande) pour illustrer le mécanisme de ce sophisme. Nous employons l’expression mot transfuge : il y a en effet une sorte de traîtrise dans le fait de faire passer un mot du camp de la vie à celui de la machine, en faisant apparaître cette opération comme allant de soi.

Voici d’abord un résumé de l’argumentaire de Tollis dans Aping Mankind.

L’épithète transférée est une figure de style qui consiste à attribuer une caractéristique du vivant à une chose inanimée. C’est ainsi que les collines sourient, qu'un paysage est joyeux ou qu’une cellule de prison réservée aux condamnés deviendra par exemple la cellule condamnée.
L’intérêt des épithètes transférées est en partie stylistique, en partie grammatical, mais il reflète surtout notre tendance à animer tout ce qui nous entoure, ce qu'on appelle le sophisme pathétique.

Dans la plupart des cas, nous ne sommes pas trompés par cette tromperie. Nous gardons à l’esprit le fait que ce n’est pas la cellule qui est condamnée, mais le prisonnier. Il n’empêche que nous ouvrons ainsi la porte à des situations où le transfert d’épithète passe inaperçu, ce qui se produit fréquemment dans le cas des machines et constamment dans le cas des machines complexes comme l’ordinateur. La permissivité du langage conduit alors à la corruption des mots et à la confusion conceptuelle qui en résulte : l’outil devient l’acte (le marteau cloue) et bientôt l’acteur (c’est le marteau et non l’ouvrier qui cloue).

Dans ce cas toutefois, la tromperie n’est pas complète. Personne ne perd de vue que le marteau n’est qu'un outil. Il en va autrement dans l’attribution de la conscience à l’ordinateur. En faisant entrer le mot conscience par contrebande dans l’ordinateur, on fait paraître vraisemblable une explication matérialiste de la conscience. L’activité ordinaire du cerveau ressemble alors à l’activité ordinaire de l’ordinateur, laquelle ressemble à l’activité ordinaire des humains. «Quand vous personnifiez le cerveau vous êtes sur le point d’encerveler (brainify) la personne. »

Les mots transfuges dans les deux sens

 Les mots transfuges qui nous intéressent ici sont ceux qui passent du camp de la vie au camp de la machine et inversement. Le verbe fonctionner ne s'appliquait jadis qu'aux machines; désormais les êtres humains fonctionnent plus ou moins bien; inversement les nouveaux compteurs d'électricité sont qualifiés d'intelligents, preuve que pour être digne de ce qualificatif il suffit pour un quelconque appareil d'être équipé de quelques puces.

Même s'ils vont en sens contraire l'un de l'autre, les mots transfuges concourent au même effet : rapprocher le mécanique du vivant, tantôt en accroissant la part du mécanique dans le vivant, c'est la fonction que remplit le verbe fonctionner appliqué aux humains, tantôt en prêtant à la machine, l'ordinateur par exemple, des qualités de l'humain et donc du vivant, comme l'intelligence.
..
Aux mots transfuges, il faut ajouter les mots fugitifs ceux  qui fuient le camp de la vie, sans pour autant rejoindre le camp de la machine. C'est le cas du mot admiration. On ne le trouve pas dans Le dictionnaire actuel de l'éducation de Larousse et nous l'avons cherché en vain dans l'ensemble des documents publiés sur le site du Ministère québécois de l'éducation du Québec.


Dans La ferme africaine, Karen Blixen raconte la fascination qu'exerçait le coucou de son horloge sur les jeunes pasteurs kikuyus du voisinage. Ignorant la machine, habitués à mesurer le temps en regardant le soleil, ils considéraient l'oiseau des heures comme un être vivant. «Lorsque le coucou sortait de sa retraite, un frémissement de joie parcourait les jeunes pâtres, écrit Karen Blixen, et des rires fusaient, vite étouffés. Il arrivait aussi qu'un tout petit berger, moins soucieux que les grands de ses chèvres, revînt seul de grand matin. Il se tenait devant l'horloge éperdu d'admiration; pour peu qu'elle ne répondit pas à sa muette supplication, il s'adressait à elle en kikuyu et l'implorait amoureusement. Puis gravement il repartait comme il était venu. Mes domestiques riaient de la naïveté de petits pâtres: ''Ils croient, m'expliquaient-ils, que l'oiseau est vivant''».

À l'inverse du jeune pâtre kikuyu, nous avons tendance à projeter notre conception mécaniste du monde sur tous les phénomènes vitaux que nous observons. C'est ce que nous faisons quand nous disons qu'un être humain fonctionne plus ou moins bien quelque part. Ce qui ne nous empêche pas d'imiter l'enfant africain, naïveté et innocence en moins, ce que nous faisons quand, chose de plus en plus fréquente, nous prêtons une âme à des robots qui ne sont que des machines un peu plus complexes que les autres.

C'est ainsi que nous sommes entrés dans l'ère de la grande rencontre, celle de la trajectoire de l'humain qui s'emmachine et de la trajectoire de la machine qui prétend s'élever jusqu'à l'humain. Cette rencontre s'opère dans la lovotique.

Cette grande rencontre produit une grande confusion qu'il faut dissiper sous peine de ne plus ni vouloir ni pouvoir bientôt distinguer l'humain du mécanique.

Les mots transfuges sont nombreux et virulents en informatique et dans les neuro-sciences. Tout ce qui est  smart en anglais est devenu intelligent en français, mais ils existent dans toutes les disciplines et dans tous les moments de la vie.

La réduction du vivant au mécanique a souvent sa raison d'être en psychologie et en sociologie en particulier. Les mots transfuges MH (de la machine vers l'homme) peuvent alors servir la noble fin de la connaissance de soi. Il est rare par contre que les mots transfuges de sens contraire HM servent une telle fin. Le plus souvent ils servent à glorifier frauduleusement une machine restée inintelligente bien que devenue complexe.

Dans le dictionnaire des mots transfuges, il faut donc se garder de tout manichéisme, mais sans jamais oublier le fait que le langage courant est le professeur de philosophie le plus influent et que chaque migration frauduleuse d'un mot est une erreur dont les conséquences peuvent être graves.

Articles





Articles récents