Vivre ou fonctionner?

Jacques Dufresne

Conversation avec Jacques Dufresne, sur l'incarnation et la modernité


Le point de méthode

Il n'y a qu'une vie, nous y reviendrons, mais il y a deux regards sur la vie. Le premier que l'on qualifie de scientifique, dépouille peu à peu la vie de tous ses aspects autres que numériques ou mathématiques. Ce savoir a pour idéal l'objectivité ; non seulement exclut-il la participation personnelle au réel étudié, mais il réduit le recours aux sens au minimum. La biologie, littéralement la science de la vie, se limite à cela dans notre culture savante. Et pendant ce temps, dans le langage courant, il est constamment question d'une tout autre vie, faite des aspects qualitatifs non mesurables des êtres vivants : celle qu'on attribue à certaines maisons, à certaines oeuvres d'art, à certaines personnes, dont on peut dire qu'en plus de posséder la vie comme fait mesurable, elles possèdent à un haut degré la vie comme qualité. Cette vie, nous ne pouvons la connaître que subjectivement, à travers la part que nous en possédons. Mais parce que notre biologie a horreur de la subjectivité, elle exclut l'étude de la vie comme qualité. Cette biologie est une science borgne. Seule la science de la vie complète, celle qui englobe le second regard, qui est en réalité le premier, mériterait d'être appelée biologie. C'est ce que pensaient Goethe et les romantiques allemands. C'est aussi, plus près de nous, ce que pensent des biologistes ouverts à la complexité, tel Brian Goodwin.

Je vous parlerai, sur le mode subjectif, de la vie comme qualité. Et je vous mets tout de suite en garde contre l'opposition un peu trop marquée que, par souci de clarté, je ferai apparaître entre vivre et fonctionner. Je donnerai parfois l'impression de penser que la vie à l'état pur est possible alors que je sais comme vous qu'il faut souvent se résigner à fonctionner pour pouvoir vivre. Je donnerai aussi l'impression qu'il y a incompatibilité entre vivre et réussir dans la dure compétition du monde des affaires, alors que, j'en suis convaincu, c'est la vie qui est la clé de la plus brillante réussite en affaires.

Il n'y a qu'une vie

Toute vie passe par des stades différents, la fleur précède le fruit, en ce sens la vie est multiple, mais elle est unique, en ce sens que toutes ses manifestations sont liées entre elles par une sorte de mycélium analogue à celui qui nourrit et relie entre eux ces fruits appelés champignons. C'est la même vie qui anime les rues d'une ville, ses espaces verts, ses monuments, les conversations entre ses citoyens, les textes de ses écrivains, les mélodies de ses musiciens, ses célébrations. Et quand la vie se retire d'une culture, elle se retire de toutes ses manifestations à la fois, du paysage, des villes, des individus, à l'exemple de la mer qui, à marée basse, se retire de toutes les baies.

Cela s'explique simplement. La vie naît de la vie et exclusivement de la vie. Chaque forme de vie devient une nourriture pour les autres formes de vie. Voyez l'animation, la joie de vivre des gens dans un marché en plein air. Elle résulte de l'effet que produisent sur les humains les fruits de la terre étalés devant eux et les joyeux propos des producteurs. Et quand la vie revient, ce ne peut être que de la même manière. Vous auriez beau multiplier les rénovations de bon goût dans le Vieux Québec, si les commerçants sont maussades, si une odeur de café ne fait pas palpiter vos narines au passage, si les objets remplissant les vitrines ne vous charment pas, si vous ne croisez pas des groupes d'amis heureux d'être ensemble, vous avez échoué dans votre effort pour ramener la vie dans ce lieu. C'est pourquoi on associe désormais la diversité culturelle à la diversité biologique, c'est pourquoi l'on a ramené les deux expressions à une seule: diversité bioculturelle. C'est là où il y a le plus d'espèces menacées qu'il y a aussi le plus de langues menacées. Occasion de rappeler qu'il ne faut jamais dissocier les questions sociales et culturelles des questions environnementales.

Menacée dans le paysage extérieur, elle l'est aussi dans le paysage intérieur
Chaque fois qu'une espèce animale disparaît, le bestiaire intérieur de l'humanité s'appauvrit, disait le professeur Henri F. Ellenberger, l'éminent historien de la psychiatrie. Il employait le mot bestiaire dans un sens voisin de celui du mot imaginaire, pour désigner les images des bêtes qui nous habitent consciemment ou inconsciemment, qui font partie de notre humus intérieur.

De quoi ce dernier est-il fait ? De micro-organismes qui se nourrissent d'une matière organique qu'ils recyclent ainsi. On peut dire, en poussant plus loin l'analogie, que l'humus intérieur de l'homme se nourrit des présences vivantes qui l'entourent, ces présences pouvant être aussi bien des personnes ou des animaux que des oeuvres d'art, des paysages, des textes ou des objets inspirants.

C'est cet humus intérieur qui est menacé en ce moment, comme l'humus du sol et pour des raisons semblables. De quelles présences vivantes peut donc se nourrir une personne qui, au volant de sa voiture pendant une heure chaque jour, ne voit que des véhicules autour d'elle et passe le reste de sa journée dans un espace réduit, fonctionnel, les yeux fixés sur des colonnes de chiffres. Si cette personne consacre par la suite ses loisirs aux écrans du téléviseur ou de l'ordinateur, quelle sorte de vie circulera en elle ? Elle ne vivra plus bientôt, elle ne pourra que fonctionner.

Déjà au début de la décennie mil neuf cent cinquante, le psychiatre Claude Allard notait l'apparition de la machine dans les rêves et les délires des enfants, ce qui l'a incité à lancer, dans un ouvrage intitulé L'enfant machine, l'idée du complexe d'Héphaïstos, Héphaïstos étant le dieu forgeron. Mécanicien.1

Nous ne vivons plus, nous fonctionnons à l'aide de boissons énergétiques, de pilules et de prothèses.
Voici un athlète, un coureur plus précisément, dans un moment heureux de sa jeunesse, alors qu'il courait pour son plaisir sur une plage déserte. Ce jeune homme c'était le britannique Roger Bannister, celui qui, en 1954, a pour la première fois couru le mile en moins de quatre minutes.

Écoutons d'abord l'adolescent courant pour son plaisir : « ''J'étais saisi par la qualité de l'air et la beauté des nuages, par une espèce de perfection mystique: dans ce moment suprême, je vivais une joie intense. J'étais épouvanté et effrayé par l'excitation immense que ces quelques pas avaient pu causer. [...] La terre semblait presque bouger avec moi. Je courais désormais et un rythme frais envahissait mon corps. N'étant plus conscient de mes mouvements, je découvrais une nouvelle union avec la nature. J'avais trouvé une nouvelle source de pouvoir et de beauté, une source dont je n'aurais jamais pu rêver l'existence.»2
Bannister était un coureur naturel comme Abebe Bikila, l'éthiopien aux pieds nus qui fit sensation aux Jeux olympiques de Rome en 1960. L'un et l'autre vivaient encore, même dans la plus dure des compétitions. Peu à peu ces athlètes ont été remplacés par des êtres qui fonctionnent plus qu'ils ne vivent, qui fonctionnent sous la supervision d'une équipe d'experts. On sait que les skieurs olympiques ont désormais des ordinateurs à la pointe de leurs skis. Si bien que le Wall Street Journal a pu présenter les récents Jeux d'hiver de Vancouver, comme « les jeux de l'ingénierie ».

Vivre c'est répondre à l'appel de la vie: c'est courir vers la mer quand on l'aperçoit, c'est partir en promenade quand les oiseaux chantent, c'est se hâter vers son lieu de travail quand on y est attendu par des amis et une tâche qui a un sens, c'est caresser le chien qui bondit joyeusement vers vous, c'est cueillir le muguet et respirer son parfum, c'est dresser une table aux couleurs de la saison, c'est d’abord contempler, jusqu'à l'amour. Partout le même désir, partout le même attachement à son objet. Partout la même polarité!
Fonctionner, c'est substituer un objectif abstrait à l'appel de la vie, cet objectif pouvant être aussi bien une performance au travail obtenue au mépris des autres plaisirs de la vie; une performance sexuelle, séparée de tout érotisme et renforcée par une substance chimique, une prouesse sportive atteinte au prix de l'harmonie de l'organisme. Fonctionner, c'est aussi et dans le même esprit réduire la nourriture à sa dimension énergétique, l'habitation à son utilité, la santé à l'adaptation: être guéri c'est pouvoir fonctionner en société et au travail. Partout la même volonté qui se substitue au désir, partout le même acharnement dans la poursuite de l'objectif. Partout la préférence accordée à la causalité plutôt qu'à la polarité. Dans le fonctionnement, les objets sont transformés en moyens mis au service de la volonté dans la poursuite de ses objectifs. Dans la vie, ils redeviennent des présences, ils retrouvent leur dimension symbolique.

La motivation remplace l'inspiration

Nous sommes tous à même de le constater: dans les plus beaux quartiers de Paris comme dans le Vieux Québec, on peut marcher sans fin presque sans effort. Il faut par contre être puissamment motivé pour parcourir le même nombre de kilomètres en faisant le va et vient sur les machines de fitness dans le sous-sol de sa maison. Dans le premier cas, on est littéralement porté par une suite de sensations agréables et nourricières; chaque pas comporte en lui-même sa récompense, peu importe le but, et même en l'absence de tout but, on avance allègrement. Le désir suffit. Dans le second cas, il faut pour persévérer avoir l'espoir d'être inscrit au livre des records  et, à chaque pas, remplacer par un effort de volonté de plus en plus grand le plaisir qui se transforme peu à peu en supplice. J'appelle motivation – mot qui a été fortement marqué par le sens qu'on lui donne dans la psychologie behavioriste – la force qui m'incite à persévérer dans la direction d'un tel objectif qui m'enferme en moi-même. J'appelle inspiration la joie qui me porte d'un point de vie à un autre, d'une forme de beauté à une autre, vie et beauté étant ici indissociables. C'est l'admiration qui est à l'origine de ce mouvement, c'est la détermination qui rend l'autre possible et c'est pourquoi on peut facilement se brûler à la tâche dans ce cas. L'admiration produit une symbiose avec le réel qui renouvelle l'énergie au fur et à mesure qu'elle se dégrade ou s'épuise, tandis que lorsqu'on n'avance que par détermination on est obligé de prendre sur soi, comme le dit si bien le langage courant, jusqu'au burnout.

La vitesse est l'objectif

La vitesse est liée à l'efficacité et l'efficacité est le but de la technique.  Le phénomène technique, dit Jacques Ellul, c'est la recherche en toute chose de la méthode absolument la plus efficace. Dans toutes les cultures qui adoptent la technique, précise Ellul, cette dernière occupe bientôt toute la place et elle engendre une mentalité technicienne qui imprègne tous les aspects de la vie y compris ceux où l'on s'attend le moins à la trouver: l'amour par exemple et la nourriture. À quoi bon rester longtemps à table quand on peut avaler les calories dont on a besoin en trois gorgées d'un liquide chimiquement protéiné ? Le viagra promet la même efficacité en amour.

Il en résulte une collision frontale entre la technique et la vie. La vie a ses rythmes immuables. Une grossesse dure neuf mois chez les humains, un oeuf de poule a besoin de vingt et un jours d'incubation, tel fruit n'atteint la maturité que trois mois après la floraison. Et il en est ainsi des phénomènes psychiques. Telle chanson, tel poème appris un jour par coeur mettront des années à atteindre la plénitude de leur sens.

Seule façon d'éviter la collision frontale: une ascèse telle qu'on empêche la mentalité technicienne de pénétrer dans le royaume de la vie. Le respect du dimanche pour les chrétiens devrait être au coeur de cette ascèse, de même que le jeûne médiatique.

Laisser les choses mûrir en nous

Nos souffrances morales et nos angoisses font partie de notre vie. Vives à l'origine, elles s'adoucissent avec le temps jusqu'à ce qu'elles se dissolvent dans notre humus intérieur et l'enrichisse ; mais encore faut-il leur laisser le temps de suivre leur cours. La mentalité technicienne nous incite plutôt à nous en débarrasser rapidement, même quand nous n'avons aucune raison sérieuse de les considérer comme des maladies. Nous savons pourtant que les changements profonds sont silencieux et lents. La même mentalité technicienne nous persuade du contraire, ce qui nous incite à confondre la vie avec l'agitation et le bruit. Les fêtes font aussi partie de la vie, mais il faut savoir distinguer les fêtes authentiques qui sont les heures d'exubérance de la vie, d'une excitation provoquée de l'extérieur par l'industrie de l'humour ou du spectacle. La fureur de vivre n'est souvent qu'un effort désespéré pour se consoler de ne pas avoir accès à la profondeur du vivre.

Devenir meilleur a-t-il encore un sens?

Atteindre le plus vite ses objectifs et devenir meilleur sont deux choses différentes. Tout nous incite à choisir la première voie... où les récompenses sont immédiates et les résultats tangibles tandis que devenir meilleur est un processus lent et mystérieux dont les résultats sont intangibles parce qu'ils impliquent l'effacement de ce moi dont nous aurions besoin pour nous en satisfaire et en tirer gloire. Depuis votre entrée à l'Université, quelqu'un vous a-t-il dit que ce privilège vous est accordé pour vous permettre de devenir meilleur, que la culture consiste à devenir meilleur au contact des choses de l'esprit, qu'à leur sommet, amour, connaissance et vie sont une seule et même chose, qu'on n'étudie pas pour vivre un jour, mais pour vivre dès maintenant par l'étude ?

Retour vers l’incarnation

Pour maîtriser la nature et la vie, il nous a été nécessaire de nous en séparer. « Nos sens nous trompent », disait Descartes. Notre science consistera donc à dépouiller la réalité de sa chair pour la réduire à son squelette mathématique. Le dualisme moderne, la séparation de la pensée et du corps, en sera le résultat. C'est cela la désincarnation. Pour désigner le même phénomène, certains auteurs, dont Ludwig Klages et Max Scheler, emploient le mot formalisme. Le formalisme c'est la pensée par signes purs, ces signes étant le plus souvent des chiffres. L'ordinateur est le parfait formaliste. Il ne fait pas le va-et-vient avec le réel pour effectuer ses opérations, il exécute un programme constitué de signes purs. Les voyages en fusée illustrent bien ce nouveau rapport au réel. Fonctionnant comme des machines à l'intérieur d'une machine, les astronautes n'ont de rapport avec le monde que par un regard vers le lointain. Ce qu'ils voient est sublime, certes, mais froid. Cette beauté est désincarnée, abstraite, par rapport à la beauté proche à laquelle on est lié par tous ses sens.

Pendant dix ans, j'ai franchi en voiture, soir et matin, les seize kilomètres séparant notre campagne profonde du village de North Hatley où nous avions notre bureau. Ce trajet est magnifique, mais je ne l'ai vraiment découvert que lorsque je l'ai parcouru à pied par un beau jour de mai. La vitesse de la voiture avait réduit le paysage à ses grandes lignes les plus abstraites. La marche m'en a révélé les charmes secrets et concrets.

La violence moderne, contre la nature ou contre l'humanité, est un sous-produit de l'abstraction et de la désincarnation. Le pilote qui a jeté la bombe H sur Hiroshima était trop haut dans le ciel pour sentir la souffrance qu'il infligeait; les financiers américains qui, avec la complicité de leur gouvernement, ont retiré leurs capitaux d'Allemagne pendant la grande dépression étaient trop près de leurs chiffres et trop loin de leurs frères pour comprendre qu'ils livraient ainsi au fanatisme un pays déjà humilié à l'excès par le traité de Versailles. Les chimistes de Monsanto ignorent tout du sentiment d'appartenance des paysans à leur terre. Dans certaines cultures, les gens mouraient quand on les forçait à quitter leur terre. Comme Antée, ils en tiraient leur vie, littéralement. On ignore ces réalités chez Monsanto. Les courtiers de nos parquets boursiers sont persuadés qu'ils ne manipulent que des chiffres alors que dans la réalité lointaine ils ferment des usines. En ce moment précis, les républicains américains sont trop fanatisés par un libéralisme purement théorique pour comprendre qu'ils provoqueront pratiquement dans les faits l'euthanasie par omission, par non assistance à personne en danger.

L'incarnation a toujours été un bien. Elle est désormais une nécessité. Sans elle, nous ne pourrions jamais aimer assez la nature pour imposer à nos désirs les limites qui les rendront compatibles avec les propres limites de Gaïa. En ce moment de l'histoire, tous les chemins de la raison mènent à l'incarnation.

Et voilà qu'au coeur de la religion chrétienne se trouve l'Incarnation sous sa forme archétypale: «Et le verbe s'est fait chair!» Ce serait le sommet de l'irresponsabilité que d'abandonner cette religion au moment où l'histoire réclame son message central et son fondateur encore plus qu'à son origine. Elle n'a pas le monopole de l'incarnation, au sens large que nous donnons d'abord à ce mot. On peut même lui reprocher, comme l'ont fait plusieurs penseurs contemporains, surtout parmi ceux qui ont réfléchi sur la technique, je pense d'abord à Bernard Charbonneau, Jacques Ellul et à Ivan Illich, d'avoir été le lieu d'origine de la désincarnation moderne. Trois siècles de formalisme n'enlèvent rien au fait que Jésus était non seulement le verbe incarné, mais aussi un être incarné au sens que nous donnons aujourd'hui à ce mot, le moins conformiste et le moins formaliste des hommes, ayant travaillé le bois de ses mains, palpé les poissons, accepté que Marie-Madeleine essuie ses pieds de ses longs cheveux et un jour, souffert de tout son corps, jusqu'à la sueur de sang.

Il était presque inévitable qu'un être si incarné soit trahi sur ce point central, comme il le fut sur tant d'autres. Je prends le risque ici d'ouvrir une parenthèse sur les scandales qui frappent actuellement l'Église, parce que l'incarnation est en cause. Les actes de pédophilie visés, dont il ne faut pas sous-estimer la gravité, sont des perversions de l'incarnation. Il faut prévenir ces comportements, imposer les châtiments adéquats aux coupables, mais il faudrait pouvoir le faire sans aggraver un autre mal dont souffrent déjà les enfants et les jeunes: une froideur, une sécheresse, une dureté, dans les rapports humains ayant pour toile de fond la désincarnation dont nous parlons. Ce climat est sûrement l'une des causes du suicide des jeunes. Et comme l'a montré le psychiatre Claude Allard, dans L'enfant machine, l'identification des enfants aux objets techniques omniprésents autour d'eux accroît leur isolement. Raison de plus pour éviter de les priver de l'affection normale dans le louable but de les protéger contre l'affection perverse. Les poursuites contre les professeurs trop empressés auprès des jeunes – mais souvent faussement accusés – ont déjà eu ce triste effet. Il faut remettre Sexus dans l'orbite d'Éros et non supprimer Éros en voulant tempérer Sexus. Chose difficile, et difficile pour tous, nul ne l'ignore. «L'homme, dit Chesterton, boitera toujours par le sexe, et pourtant il est au milieu.»


L'incarnation, forme que prend l'unité chez les êtres d'esprit et de chair, est un sommet. Il est plus facile d'en descendre que de s'y maintenir. Mais la descente cette fois a assez duré. Le formalisme ne peut se développer davantage sans mettre jusqu'à notre existence en péril ; la science elle-même a besoin, pour progresser, d'un retour au réel qui lui permette de mieux épouser la complexité des phénomènes.

Je reprends ici un passage d'un texte déjà publié sur le même thème sous le titre de Écologie et Incarnation. : «Le chrétien a ainsi le bonheur de pouvoir faire par amour pour son Dieu en même temps que par amour de la Terre, ce que les autres ne peuvent faire que pour cette seconde raison. Mais l'incarnation est la voie à suivre pour tous. On peut y voir le centre de l'histoire. Elle est ce vers quoi nous devons revenir. Elle est aussi ce que la tradition juive a préparé et ce que la tradition grecque a désiré. Quand on considère la culture grecque ancienne dans son ensemble, on ne peut qu'être frappé par le fait qu'elle est traversée par un désir jamais pleinement satisfait d'incarnation du divin dans la matière et dans la pâte humaine: incarnation de l'idée de justice, dans l'âme et dans la cité, incarnation de la beauté dans le marbre des statues, dans la pierre des temples, dans la poésie. Si bien qu'en lisant dans la République de Platon l'histoire du Juste, celui qui reste juste même si sa réputation d'être injuste lui vaut les pires châtiment – on lui brûlera les yeux, il sera empalé –, on ne peut qu'y voir une préfiguration du Christ, lequel apparaît ainsi comme l'accomplissement du désir grec d'Incarnation. Et Incarnatus est, et verbum caro factum est. Sommet au centre de l'histoire? De quelque côté qu'on regarde, avant et après le Christ, on ne peut que remarquer le partage de l'humanité entre une tendance vers l'unité dont l'Incarnation est l'accomplissement, et une tendance vers le dualisme, la séparation: le dualisme perse avant le Christ, les dualismes manichéens et cartésiens après.

Gardons-nous toutefois de nous précipiter dans l'action sous prétexte d'incarner nos idées. Le premier lieu de l'incarnation c'est l'être, non le faire. On pourrait même soutenir que la désincarnation actuelle résulte de la subordination de l'être au faire. Suivons plutôt la voie indiquée par Jacques Ellul: « Dans une civilisation qui ne sait plus ce que c’est que la vie, tout ce que peut faire d’utile un chrétien, c’est précisément de vivre, et la vie comprise dans la foi a une puissance explosive extraordinaire; nous ne le savons plus parce que nous ne croyons plus qu’à l’efficience, et que la vie n’est pas efficiente. Elle peut – et elle seule – provoquer l’éclatement du monde moderne en faisant apparaître aux yeux de tous l’inefficacité des techniques. Il s’agit donc de retrouver tout ce que signifie la plénitude de la vie personnelle pour un homme planté sur ses pieds, au milieu du monde…»3 Retenons ce commentaire de Daniel Cérézuelle: «c’est donc de cet accent mis sur l’incarnation dans le Christ comme dans la vie de l’homme que découle pour Ellul la nécessité de soumettre les techniques et les institutions à un jugement qui leur assigne une place dans la vie de l’homme ainsi que des limites.»4

Le dernier homme sera-t-il une machine?

Le dernier homme c'est celui dont Nietzsche a dessiné le portrait dans Ainsi parlait Zarathoustra, celui qui dit: « J'ai trouvé le bonheur et qui cligne de l'œil ». Il était médiocre certes, conformiste, platement satisfait de lui-même mais encore humain et vivant. « Un peu de poison ici et là, disait-il, pour faire des rêves agréables, beaucoup de poison à la fin pour mourir agréablement. » On reconnaît la drogue dans ce poison. Cette drogue n'est-elle pas une protestation contre la machine chez celui dont elle a brisé jusqu'au désir de vivre ?

Comment sauver la vie et l'humanité en nous
La tendance actuelle vers le fonctionnement plutôt que vers la vie conduit à une nouvelle espèce qui prend forme sous nos yeux. Qu'on l'appelle cyborg, homme machine ou homo post sapiens, on reconnaît le nouvel être à ce qu'il se laisse gouverner de l'extérieur à un point tel qu'il ne croit plus possible de trouver en lui-même les ressources de son accomplissement. Une souffrance ne peut plus être l'instrument d'une purification, elle ne peut être qu'une occasion d'avaler un antidépresseur. Voici le nouveau chaînon de l'évolution: mi software, mi hardware, il remplace l'être d'âme, de chair et de liberté appelé homme.

À la fin de la décennie 1990, quand j'ai écrit Après l'homme le cyborg ? pour indiquer que chacun devrait bientôt choisir entre l'humanité et la post-humanité, je tremblais encore au bord de l'abîme; cet abîme, je l'ai traversé depuis. Je n'osais pas dire que l'humanité se divisait désormais en deux camps, ceux qui veulent la perpétuer par leur culture et ceux qui veulent la dépasser par la techno science, ceux qui veulent encore vivre et ceux qui ne songent qu'à fonctionner plus efficacement.

Si j'ai poussé si loin la lucidité à l'égard du nouvel être c'est, vous l'aurez compris, parce que j'ai une foi inébranlable en la vie. On refuse souvent de voir clair par crainte de ce à quoi engage le fait d'avoir vu. Ce que j'ai vu m'incite plutôt à l'enthousiasme à la confiance. Dans l'un de ses films de jeunesse, Illusion,Frédéric Back montre que si l'humanité s'est laissée dominer à ce point par la technique, c'est parce qu'elles étaient toutes deux, la technique et l'humanité, encore dans l'enfance, moyennant quoi la machine fut un jouet pour l'homme et l'homme un jouet pour la machine.

S'il n'est pas brisé, le jouet montre bien des signes d'usure. La technique et l'humanité sortent l'une et l'autre de l'enfance. Peut-être pourront-elles bientôt faire bon ménage, bon ménage signifiant ici entière subordination de la technique à la vie et à l'humanité. On ne peut manquer d'être frappé par le fait que c'est de la Côte Ouest américaine, le paradis de la techno science, que proviennent les appels les plus convaincants à la vie. Je pense à des revues comme Utne Reader et Orion, à des auteurs comme Fritjof Capra et David Orr, fondateurs de l'Ecoliteracy Center; comme Paul Hawken, auteur de Blest Unrest,5 un livre qui prenant appui sur Goethe, Thoreau et Emerson fait écho à la multitude de petits groupes dans le monde qui conspirent pour la même vie avec les moyens les plus divers.

J'ai moi-même dans la jeune trentaine, fait le pari qu'en me greffant sur un milieu vivant, je parviendrais avec l'aide des oiseaux et des fleurs à me rendre maître des quelques machines et des quelques objets de consommation dont j'aurais strictement besoin. Sur Internet, j'ai été un promoteur, c'était la seule façon pour moi de conserver mon mode de vie. Une heure d'écran, une heure de cosmos! Je me suis dicté à moi-même cette maxime que je n'ai eu aucune peine à appliquer. Je me suis toutefois privé de bien des spectacles et autres avantages de la ville.

Si le résultat n'est pas probant c'est ma faute, et non celle de mon mode de vie. Soit dit en passant, on peut faire le même choix de la vie au coeur d'une ville. La fleur la plus attendrissante est cette renouée des oiseaux, celle qui pousse dans les fentes des trottoirs. En ville, il faut seulement faire preuve de plus de discernement pour éviter de confondre l'agitation et la vie, la représentation et l'expérience authentique. Si certains spectacles évoquent admirablement la vie et la répandent, d'autres, où l'on abuse généralement des moyens techniques, n'en sont qu'une caricature hystérique. Le paroxysme dans l'expression des sentiments cache l'insupportable sentiment de l'impuissance à les vivre.

J'ai employé le mot choix. Il faut désormais choisir de vivre et choisir d'être humain. Choisir d'être humain, c'est précisément le titre d’un livre d'un grand interprète de la vie, René Dubos, celui qui a découvert le premier antibiotique pour devenir ensuite l'un des fondateurs de l'écologie contemporaine. Choisir la vie est un privilège. On savoure mieux ensuite les joies qu'elle apporte parce qu'on sait qu'on aurait pu en être privé.

Le combat fait aussi partie de la vie. Il est bon de devoir se battre pour rendre la vie possible à soi-même et aux autres. Et pour le chrétien, quelle joie de sentir, de penser que l'amour de son Dieu incarné ne peut que le soutenir dans son combat pour la vie. Quelle joie de revenir par le même souci de l'incarnation à ce que sa tradition a de plus beau: l'art roman, le paysage européen aménagé par les cisterciens, la spiritualité de saint François et cette idée de l'union substantielle de l'âme et du corps qui est toujours au coeur de la conception chrétienne de l'homme.

Choisir la vie c'est aussi donner à l'existence le sens le plus beau et le plus inspirant qu'elle puisse avoir. Ce choix est si fondamental qu'il peut et doit imprégner toutes les activités et toutes les institutions humaines. Toutes les ressources de l'intelligence et toutes celles du coeur peuvent et doivent lui être consacrées. L'architecte qui a choisi la vie n'est pas seulement un technicien ou un artiste c'est aussi celui qui est en droit de dire, à l’instar d’André Bruyère, qu'il a pour métier d'exprimer « une tendresse moulée sur une contrainte ».

Le choix de la vie c'est enfin l'espoir de rassembler un jour dans une véritable unité les philosophies et les religions, lesquelles demeureront des causes de tension tant qu'elles ne se révéleront pas les unes aux autres en ce qu'elles ont de meilleur ; ce meilleur ne pouvant être que leur façon propre de servir la cause de la vie. J'évoquais la Côte Ouest américaine. Elle a été profondément marquée par le bouddhisme, un bouddhisme qui s'avère parfaitement compatible avec le christianisme du designer David Orr ou du poète paysan Wendell Berry. La laïcité, ouverte ou fermée, s'engage à interdire aux religions d'influencer l'État. Espérons qu'elle saura s'inspirer du fruit de leur dialogue, sans quoi on pourra lui reprocher un jour d'avoir précipité la victoire du cyborg contre l'homme.

Notes

1-Claude Allard, L'enfant machine, Éditions Balland, Paris, 1986.

2- Cité par Allen Guttmann, Du rituel au record, la nature des sports modernes, Paris, L'Harmattan, 2006, p 18.

3-4 La technique et la chair, Encyclopédie de l'Agora: http://agora.qc.ca/reftext.nsf/Documents/Incarnation--La_technique_et_la_chair_-_1re_partie_par_Daniel_Cerezuelle

5- Paul Hawken, Blessed Unrest, Viking, New-York, 2007.

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Lettre de L'Agora - Hiver 2025