Sibelius Jean
C'est que Sibelius est célèbre en Amérique, où on le vénère à la manière d'un dieu. Il est également très aimé en Angleterre et il est inutile de dire que ce grand musicien est l'une des plus pures et des plus fortes gloires de la Finlande. Aussi, la Finlande honore ses grands hommes et en prend soin. Grâce au gouvernement de son pays, Sibelius est depuis longtemps à l'abri des difficultés matérielles de la vie, et il peut poursuivre son oeuvre sans redouter les revers de fortune. Il est assuré d'une rente à vie.
Mais Sibelius a eu une vie très dure pendant de nombreuses années et il a même failli sombrer dans la misère. Et ce n'est assurément pas sans raison qu'il trouvait insensé de s'adonner à la composition sans s'assurer d'abord de la vie matérielle. Car « là est le drame irréductible », disait-il, et nous savons que ce fut le drame de la plupart des grands maîtres.
Il y a quelque trente ans, dans l'histoire de la musique, on ne distinguait guère la Finlande de ses États voisins: la Suède et Norvège. Grieg, Berger et Sibelius étaient par commodité réunis aux écoles allemandes et russes. Mais une fois venue l'autonomie politique de ces pays nordiques, il a bien fallu se rendre compte que leur musique avait aussi un caractère propre. Et Sibelius devint l'expression même de la Finlande recouvrant la liberté. Et avec Sibelius, la voix de la Finlande se fait désormais entendre dans le grand concert, dans le grand orchestre international. Et cette voix, nous savons, nous avons senti combien elle est forte, personnelle, éloquente et émouvante.
On est un peu surpris, parfois, que Sibelius porte un prénom français, celui de Jean. C'était la coutume, en pays nordique, à la fin du siècle dernier, de porter des prénoms français. Et un oncle du grand musicien Sibelius, armateur à la Havane, avait justement francisé son prénom de Johan en celui de Jean. Comme il avait laissé à sa mort un nombre considérable de cartes de visite, le petit musicien Johan Julius Christian les utilisa, et c'est sous le prénom de Jean qu'il fut tout de suite connu.
Le petit Jean Sibelius s'adonna à la musique dès l'âge de cinq ans, mais il ne reçut ses premières leçons de piano qu'à neuf ans. C'est le violon, surtout, qui l'attirait, et il en fit sérieusement l'étude. Entre quinze et vingt ans, il travailla ferme du matin au soir, et pourtant sans succès. Ainsi qu'il le dit lui-même, cet échec fut l'une des tragédies de sa vie. Car il avait ambitionné de devenir coûte que coûte un célèbre violoniste, et il dut enfin se rendre compte, après tant d'années de dur labeur, qu'il s'y était mis trop tard... Il détestait la plume et l'encre, à quoi il préférait l'élégant archet du violon...
Tout jeune, il s'intéresse aussi au drame, au théâtre, mais d'une façon superficielle. Au fond, c'est la musique qui le captive, et il surmonte son dégoût de la plume et de l'encre, en somme pas très sérieux. Il étudie d'arrache-pied et s'impose une sévère discipline.
C'est alors qu'il livre au public ses premières oeuvres pour orchestre, Le Chant des Athéniens, en 1899, et la série de ces tableaux patriotiques qui se termine par la célèbre Finlandia, qui porta différents titres, comme Suomi en pays nordiques, comme Vaterland en Allemagne, comme Patrie en France et Impromptu en Russie. Car cette célèbre page fut longtemps interdite comme étant de nature à exciter les mouvements de révoltes déjà naissants en Finlande.
Sibelius touche le grand public par la matière même de son lyrisme, par sa couleur orchestrale beaucoup plus que par sa maîtrise architecturale des formes.
Ce n'est pas ici le lieu ni l'occasion de discuter des trois dimensions classiques, de l'esprit, de la forme et du fond, et nous laisserons aux historiens de l'avenir le soin de décider si l’œuvre de Sibelius satisfait aux plus rigoureuses exigences du code. L'art de Sibelius supporte allègrement le dithyrambe de ses partisans, et nous avons vu qu'on peut être sensible à cet art même si on ne sait rien de la musique. On y est sensible comme aux éléments de la nature, comme à sa grande voix colorée et vibrante. Cet art sombre et tragique trouve une résonance dans le cœur et dans l'esprit de tous ceux qui sont émus devant la grandeur des génies. Et si l'on doit dans l'avenir parler d'une musique finlandaise comme on parle d'une musique allemande ou française, c'est à Sibelius qu'on devra cette héroïque création. Déjà, dans l'histoire, Sibelius s'inscrit comme l'une des plus grandes figures du 20e siècle.»
«Avec Sibelius, de l'autre côté de la frontière, frontière si douloureuse en ce moment pour le pauvre grand musicien de la Finlande, avec Sibelius, dis-je, on s'approche d'un art plus profondément humain. Car il y a un cœur d'homme dans l’œuvre de Sibelius, un cœur douloureux et héroïque comme celui de Chopin, tourmenté et décidé à vaincre comme celui de Wagner. On aura rarement vu un musicien s'identifier avec les inspirations de son pays autant que Sibelius avec la Finlande. L’œuvre de Sibelius a pour ainsi dire été faite au cours de cette époque héroïque où la Finlande a combattu pour la liberté et la justice, ainsi qu'on a accoutumé de le dire. Depuis l'apparition du poème symphonique Finlandia, qui est comme l'éloquente et émouvante réclamation d'Euterpe devant les dieux, depuis les symphonies, qui sont au nombre de huit, l'art de Sibelius retentit dans le cœur et dans l'esprit de ceux qui sont encore sensibles à la grandeur des génies. Et Sibelius, déjà, dans l'histoire, s'inscrit comme l'une des plus grandes figures musicales du commencement du 20e siècle.
L’œuvre de Sibelius est connue dans le monde entier, et sa Valse Triste a certainement plus fait pour sa gloire, auprès des gens simples, que ses plus belles symphonies. Mais les symphonies auront leur heure, qui évoquent « tantôt en couleurs brillantes et fortes, en rythmes vigoureux et nerveux, en sonorités éblouissantes, tantôt en tableaux d'un mysticisme suggestif, les grands héros de l'épopée nationale et des légendes mythologiques de la Finlande ».
Sibelius est un grand nom, et une grande personnalité. Raffinée, sensible, terriblement humaine, sa musique porte la marque d'un tempérament lyrique qui a, à l'occasion, tout l'esprit du folklore finlandais. Elle en a aussi la mélancolie ardente et sereine.
Et pourtant, Sibelius se défend d'avoir jamais utilisé le folklore dans sa forme élémentaire et primitive. Le folklore que l'on trouve dans son oeuvre, il l'a inventé. Car cet homme-là, car ce musicien-là ne peut pas penser et respirer autrement qu'en finlandais.
La Seconde Symphonie en ré majeur date des années 1900-1902, et porte en quelque sorte l'empreinte de l'héroïque bataille que livrait déjà la Finlande contre la Russie. Et c'est sans doute ce qui la rend aujourd'hui si émouvante. C'est d'ailleurs une oeuvre impressionnante en toutes circonstances. Cette musique transporte pour ainsi dire aux époques légendaires et héroïques où le langage des dieux était chose courante et naturelle. Les mélodies, les thèmes, sont magnifiques, et l'orchestration, comme toujours dans Sibelius, remarquable de couleur. Le mouvement lent est une admirable méditation, cependant que le scherzo s'attaque aux éléments dans une rage joyeuse. Quant au finale, il est splendide de puissance et d'exaltation. Tout ensemble, cette symphonie est forte, directe d'accent et, en somme, d'une humanité si simple et émouvante qu'on y est sensible même si on ne sait rien de la musique. On y est sensible comme aux éléments de la nature. En tout cas, si l'on doit dans l'avenir parler d'une musique finlandaise comme on parle d'une musique française ou allemande, c'est à Sibelius qu'on devra cette héroïque création d'un art finlandais.»
«Le Cygne de Tuonela de Sibelius n'est pas chez nous une oeuvre aussi populaire que par exemple l'ouverture Finlande ou la Valse Triste, du même auteur, mais on l'a souvent entendu et on en a peut-être déjà pénétré la poésie, la couleur et la paix sereine. Dès qu'on nous parle de cygne, en musique, on pense tout aussitôt à celui de Saint-Saëns, que la célèbre Anna Pavlova a immortalisé dans une extraordinaire pantomime. On pense aussi au conte fameux de Villiers de l'Isle-Adam. Mais le cygne finlandais de Sibelius ne se rattache en aucune façon à ces cygnes français, dont la légende veut qu'ils chantent avant de mourir. Selon la légende finlandaise, le héros, pour mériter la main de Pohjola, devra tout simplement tuer le cygne qui flotte mélancolique et silencieux sur les eaux noires de la rivière de la mort... Cependant, le cygne de Sibelius chante en paix. Il ignore la mort et, effectivement, il ne meurt pas.
Cette musique touche par la paix qu'elle exprime. Elle émeut aussi par son chant et par sa couleur, et la couleur orchestrale de Sibelius est assurément l'un des faits les plus remarquables de la musique contemporaine. D'ailleurs, la couleur orchestrale, c'est un peu comme la couleur du peintre. Il y en a de pures, de fines, délicates, vaporeuses. Il y en a de rutilantes, mais aussi de moins vives, sans compter certaines grisailles qui ont aussi leur charme. Et cette couleur orchestrale, c'est l'une des plus brillantes conquêtes du 19e siècle. Berlioz, Weber, Liszt et Wagner en sont les pères...»
Léo-Pol Morin, Musique, Montréal, Beauchemin, 1946.