Audet Jean-Paul

09 / 12 / 1918-12 / 11 / 1993

J'ai eu le privilège d'être l'élève, voire le disciple, de Jean-Paul Audet à la fin des années 50, lorsqu'il rentra à Ottawa après ses études à Jérusalem et ses séjours de recherche à Oxford et Harvard. Le jeune Audet avait pensé être journaliste; il devint dominicain et il rêva toujours d'être philosophe, mais son mentor, le Père Louis-M. Régis, lui avait proposé de faire des études bibliques approfondies...avant de revenir à la philo.

Ces quelques rappels biographiques ne sont pas sans importance. À Jérusalem et à Oxford, Jean-Paul Audet fréquenta les meilleurs spécialistes de l'archéologie, des langues et des textes anciens, ce qui lui donnait une vision précise, concrète, presque journalistique, des lieux, des coutumes, des façons de penser et d'écrire de nos ancêtres mésopotamiens, juifs et grecs.
Par ailleurs, son goût de la philosophie prit chez lui la forme d'un intérêt pour les «grandes questions» que les humains se posent depuis toujours, pour la réflexion sur des thèmes qui dépassent le folklore et l'anecdote, qui vont au-delà des contre-sens, des projections du présent dans le passé, des rigidifications liées plus aux aléas de l'histoire qu'à l'essence même du message de Moïse et de Jésus.

Pour des jeunes qui avaient grandi au temps de Pie XII, de Duplessis, du Cardinal Léger, qui avaient étudié la religion dans le Petit Catéchisme et la philosophie thomiste dans le manuel de l'abbé Grenier, l'enseignement de Jean-Paul Audet faisait l'effet d'une bombe. Son audace, son assurance, voire son panache lui valurent quelques inimitiés, mais, dans l'ensemble, le Collège de Théologie des Dominicains devint peu à peu l'un des centres du renouveau de la théologie au Canada, avant même la convocation du Concile Vatican II et la révolution tranquille.

Lire les textes

On pourrait dire que la première chose que Jean-Paul Audet nous apprit, fut à lire les textes. Il y a une quarantaine d'années, nous avions la tendance -ou l'habitude- de lire la Bible et les textes anciens, comme nous avions appris à lire le Petit Catéchisme ou les thèses thomistes de l'abbé Grenier. Tendance à lire autant la philosophie que la Bible, voire la littérature, de façon dogmatisante et moralisante: on se rappelle peut-être le titre d'une édition québécoise des Evangiles: «Faites ça et vous vivrez!». La Bible devait nous dire quoi penser et quoi faire, et le Père Audet nous apprenait que la Bible était la saga, l'«histoire», la sagesse d'un peuple qui avait vécu, erré, hésité, douté, fait confiance, espéré, aimé, dans les aléas d'une histoire humaine, aux confins de multiples cultures, et qui s'était dit dans le génie propre à quelques langues anciennes, avec leurs possibilités et leurs limites.

Un des traits les plus caractéristiques de l'enseignement de Jean-Paul concernait les genres littéraires: récit, proverbe, discours prophétique, «instruction», eucharistie, conseil sapientiel, légende,etc.: il ne faut pas confondre les genres et lire tous les évangiles comme des prophéties ou des discours apocalyptiques (et surtout pas comme des dogmes, des Encycliques ou des articles de droit canonique).

Outre le souci du genre littéraire, il nous incitait à déceler «l'intention de l'auteur» et à bien repérer «la pointe du texte»: des façons de redonner au texte sa juste portée, de ne pas absolutiser certains passages relativement secondaires ou circonstanciels. Il fallait toujours et surtout re-situer le texte dans son contexte géographique, culturel, sociopolitique, avec le souci de l'«équilibre de la foi».

Sa familiarité avec les langues et les cultures anciennes permettait à Jean-Paul Audet de rendre concrets, comme si nous y étions, les allées et venues, les rencontres, les «instructions» des prophètes, des sages, de Jésus et des premiers chrétiens.

Vivre et penser

Même s'il refusait le qualificatif de théologien -y préférant celui d'historien des traditions chrétiennes les plus anciennes- Jean-Paul Audet avait dégagé de sa fréquentation de ces traditions une «théologie», voire une «philosophie», dans un sens qui serait assez proche des Stoïciens ou des Epicuriens, c'est-à-dire un art de vivre et de penser. Pour lui, les Écritures ont été pour les Anciens, et peuvent l'être encore pour nous, l'ouverture lente et progressive, dans notre vie quotidienne, d'une porte d'espérance.

Dans cette «théologie», la première place revient à Dieu, créateur et père, question plutôt que réponse, qui a fait l'homme bon et qui, avant de lui offrir une vie éternelle, lui offre sur terre quantité de bonnes choses: amour, enfants, famille, fraternité, lait, miel, montagnes et sources, légumes et fruits. La vie humaine est d'abord le juste partage de ces biens reçus de Dieu. Jésus
-qui n'est pas venu sur terre pour mourir, aimait signaler Jean-Paul- a repris à son compte le projet de Dieu, l'a libéré des structures légales, institutionnelles et rituelles rigides, et l'a offert à tous les peuples de la terre.

Jésus, aimait rappeler Jean-Paul Audet, n'était ni prêtre, ni lévite, ni scribe, ni pharisien: il était ce que nous appelons aujourd'hui un laïc pieux, instruit des Écritures, qui a emprunté son style d'enseignement aux prophètes et aux sages, dans des instructions à la fois provocantes et chaleureuses.

Pendant toute sa carrière, Jean-Paul Audet a réfléchi aux rapports entre ce qu'il appelait le sacré et le profane, se méfiant toujours de la tendance envahissante du sacré (prêtres, institutions, sacrements) et promouvant sans cesse la bonté fondamentale du profane. (Il n'aimait certes pas l'usage abusif que nous faisons aujourd'hui du mot sacré, pour désigner le «divin», l'«Absolu» ou le «Transcendant». Pour lui, la vie quotidienne ordinaire et fraternelle est le lieu par excellence de la présence de Dieu.)

C'est dire que, pour Jean-Paul Audet, la vie chrétienne ne se caractérise pas par le merveilleux, le miraculeux, l'exceptionnel, le sublime, ni par des structures ou des dogmes permanents, intouchables («sacrés») , mais plutôt par une vitalité sans cesse nourrie aux Écritures d'une part et aux besoins de la fragile vie humaine d'autre part.

Des perspectives

Dans cette perspective, Jean-Paul Audet nous a appris à penser, à penser, oserais-je dire, en philosophes: lecture éclairée des textes anciens, interprétation (exégèse) conforme aux données historiques et culturelles du passé, herméneutique qui permet à ces textes d'éclairer notre pensée et notre agir actuels. Cette capacité de penser de façon enracinée et vivante l'incitait à nous mettre en garde contre «la pastorale à la petite semaine», qu'on pourrait transposer en «pédagogie à la petite semaine» ou en «politique à la petite semaine», qui, devant un problème personnel ou un problème de société, nous poussent à faire du rapiéçage utilitariste à courte vue, sans même avoir consulté les sources les plus profondes de notre culture, de notre civilisation et de notre être.

On trouvera des exemples intéressants de cette démarche dans les deux ouvrages -écrits avec grande élégance- réédités récemment par la femme, les enfants et les amis de Jean-Paul, aux Éditions des Sources, de Magog: Le projet évangélique de Jésus (1998) et Mariage et Célibat dans le service pastoral de l'église (1999). Il s'agit de deux ouvrages relativement faciles d'accès, où l'on voit très bien l'articulation de l'érudition, de la vie et de l'action. On y verra aussi à l'œuvre l'une des caractéristiques de l'historien et du pasteur: le recours au gros bon sens, au-delà des structures figées ou des enjolivements de l'histoire. On y apprendra, par exemple, que Jésus avait un projet évangélique (la fraternité entre les humains) , et non un plan défini et connu d'avance, que les chrétiens se réunissaient entre voisins sous la responsabilité d'un père de famille. Que l'ecclesia, en somme, n'est pas tombée toute crue du Ciel avec ses basiliques et ses cathédrales, mais qu'elle a été construite, tant bien que mal, par des humains qui tentaient de vivre, de la manière qui convient, l'espérance offerte par Dieu.

Comme la plupart des penseurs dominicains, formés dans le renouveau thomiste des années 30 et 40, Jean-Paul Audet n'a pas été vraiment touché par la philosophie moderne: Descartes, Spinoza, Kant, Hegel, Husserl, par les philosophes du soupçon: Nietzsche, Marx et Freud, qui ne l'inquiétaient pas beaucoup. Aussi put-on lui reprocher, comme à beaucoup de penseurs religieux, une certaine naïveté philosophique, toute médiévale.

L'historien n'était cependant pas si naïf.

«Une tradition vivante, écrit-il dans Mariage et célibat (p.187), doit toujours préserver pour demain ses chances de création. Autrement, sous les apparences de la continuité et de la fidélité, il n'y a au mieux, qu'une honorable sclérose, et, pour finir, peut-être, une mort respectable.

PIERRE PELLETIER

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