Humus

La terre était considérée par les Anciens comme l’un des quatre éléments fondamentaux. Le terme «humus» a désigné dès l'époque romaine le sol lui-même. Au XVIIIe siècle, l'humus a été défini comme la matière organique décomposée du sol. L’extraction des molécules de l’humus a été faite dès le début du XIXe siècle : le terme «acide humique» est proposé en 1826.

La plus grande quantité de matière organique (2,5%) se trouve habituellement dans l’horizon de surface (20 cm), ce qui représente environ 85 t/ha. Dans les horizons plus profonds, jusqu’à 1 mètre, la quantité de matière organique est quantitativement du même ordre (environ 85 t/ha) mais avec un taux beaucoup plus bas. Ces 170 tonnes de matière organique correspondent à environ 100 tonnes de carbone. Notons qu’en couvert forestier, on peut atteindre 4% de matière organique, avec donc un stock de carbone pouvant atteindre voire dépasser 200 t/ha.

En 10 ans, le taux de matière organique va passer en moyenne de 2,5% à 1,5% dans l’horizon de surface en agriculture extensive. Il va décroître beaucoup plus vite en agriculture intensive habituelle (labours + fertilisation sans plante de couverture) pour descendre en-dessous de 1%, ce qui se solde par une perte en carbone de l’ordre de 50 à 60 t. sur 1 mètre de profondeur.

Source: L'Agora, vol 8, no 3 (juin-juillet 2001), Carole Mégevand et François Calloux, Groupe Éco-carbone, Paris.

Essentiel

Le sentiment religieux associé à la fertilité du sol demeura vivant jusqu’au XIXe siècle et même jusqu’au milieu du XXe siècle, dans les campagnes situées loin des grandes centres, comme en témoignent encore aujourd’hui ces croix du chemin où les chrétiens se rassemblaient pour célébrer les rogations. Or ce sentiment a disparu dans les cendres de Liebig. Si les dieux avaient assuré la fertilité du sol, ce sont les hommes qui désormais maîtriseraient la productivité de l’agriculture. Ils s'en glorifient encore. Le bilan est en effet impressionnant. Miguel Altieri, un expert reconnu qui enseigne à l’Université de Californie à Berkeley, soulignait récemment le fait qu’à l’échelle mondiale, nous disposons de deux fois plus d’aliments que nous pouvons en manger. Le monde actuel produit plus de nourriture par habitant que jamais auparavant, 4,3 kilos par personne par jour; 2,5 kilos de céréales, de fèves, de noix, 450 grammes de viande, de lait, d’oeufs et un autre 450 grammes de fruits et de légumes. La vraie cause de la faim est l’inégale répartition de cette manne. Pratiquement aucun expert ne conteste les chiffres d’Altieri.

Il n'empêche que l'humus sort de ces cendres en ce moment. Au cours des 25 dernières années, il aura été l'objet d'une multitude d'études faites tantôt par des écologistes, tantôt par des experts en agriculture. On a enfin compris le véritable prix des gains de productivité rendus possibles par les procédés des chimistes: déstructuration et déminéralisation de l'humus, entraîné dans les cours d'eau par l'érosion. Selon David Pimentel, la planète aurait perdu ainsi près du tiers de son sol arable au cours des 40 denrières années.

Depuis le début de la décennie 1990, le terme à la mode, aux confins de l'économie et l'écologie, est celui de services. C'est le mot consacré désormais pour désigner les dons la nature à l'humanité. La pollinisation est un service. L'humus en est un autre, aussi bien par la façon dont il assure la croissance des plantes que par la façon dont il décompose les déchets organiques pour les incorporer à sa substance. Si l'on considère que l'humus, lorsqu'on veille à ce qu'il demeure vivant, peut produire les mêmes fruits pendant des millénaires mais qu'une fois emporté par les rivières, il est irrécupérable, on peut penser que les pertes (sous forme de services non rendus) auront vite effacées les gains du dernier siècle.

Enjeux

L'humus a étéconsidéré comme une entité négligeable par la chimie naissante. De la fertilité du sol, on passera à la productivité de l'agriculture. On revient à l'humus. Chassez le naturel...

Le savoir scientifique devait provoquer une rupture en agriculture et d'une manière générale, dans les rapports de l'homme avec la terre. C'est l'une des raisons pour lesquelles on peut soutenir qu'il y eut au XIXe siècle une deuxième grande révolution dans l'agoalimentaire, la première ayant eu lieu au néolithique. Certains auteurs, tels l'historien français Pierre Chaunu, soutiennent que les changements survenus à partir du XIXe siècle sont seulement une accélération de l'unique grande révolution. La véritable seconde révolution, pensait Chaunu, pourrait venir du génie génétique et être telle que des bactéries manipulées par l'homme puissent produire les aliments essentiels avec une efficacité beaucoup plus grande que celle de l'agriculture industrielle la plus productive.

Jusqu'au XIXe siècle, on avait toujours reconnu les vertus de l'humus. Le mot terre a deux sens: planète et sol. Les anciens Grecs avaient deux déesses distinctes pour l’un et l’autre, Gaia pour la planète et Déméter pour le sol et sa fertilité. Déméter est la déesse de la glèbe fertile; un de ses surnoms est Karpophoros, «celle qui porte fruit». Elle a fait don aux humains de l'agriculture: la diffusion de l'agriculture était considérée, en Grèce, comme le commencement de la civilisation. En outre, Déméter, en fondant les mystères d'Éleusis, avait permis aux initiés d’accéder à une voie vers l’immortalité.

Quel que soit le mot employé, il s'est produit au XIXe siècle une mutation importante sur plusieurs plans à la fois : l'humus, la partie vivante du sol, perdit son mystère et son importance d'abord aux yeux des chimistes, les nouveaux maîtres en agroalimentaire, puis très rapidement ensuite auprès des paysans et du grand public. La distinction entre matière organique et matière inorganique, qui est encore le dogme central des manuels de chimie, distinction établie et maintenue en dépit du fait que l'organique et l'inorganique sont en constante interaction dans la nature, donne une bonne idée de l'esprit qui présida à l'élimination de l'humus (l'organique) au profit de l'inorganique (les engrais chimiques) comme déterminant principal de la croissance des plantes. À ce pari en faveur de l'inorganique, au cœur de l'organique, il faut associer le nom Justus Liebig, savant allemand qui vers le milieu du XIXe siècle était considéré comme le plus grand chimiste du monde.

En analysant les cendres de certaines plantes, Liebig parvint à établir une correlation entre la quantité de minéraux contenus dans les plantes et celle que l'on pouvait trouver dans le sol où elles avaient poussé. Liebig en conclut qu'on pourrait accroître le rendement de l'agriculture en enrichissant le sol de composés inorganiques de phosphore et de potassium. «L'idée que la fertilité du sol pouvait être définie en termes de sels inorganiques commercialement accessibles devint le principe de la nouvelle agriculture.» (Ross Hume Hall) Organic chimistry in its applications to agriculture and physiology. C'est le titre d'une conférence que Justus Liebig prononça à Londres en 1840 et qui électrisa les experts en agriculture de toute l'Europe. Le livre qu'il publia ensuite sur le même sujet, traduit en 17 langues en moins de huit ans, eut une énorme influence. Il apprenait à ses contemporains qu'il suffisait d'analyser les cendres d'une plante et celles du sol pour obtenir de meilleures récoltes. Le fumage des sols échappait à l'à peu près de l'empirisme pour entrer dans la prestigieuse sphère de la science exacte. La seconde revolution agricole venait de commencer. L'agriculture (industrielle) repose encore aujourd'hui sur les principes établis par Liebig en 1840. Dans cette perspective, l'humus ne serait plus désormais qu'un décor ou un support (voir Ross Hume Hall, Food for Nought, Vintage, New-York 1974).

Liebig démontra que les plantes se nourrissent de sels solubles dans l’eau. Ayant rappelé que l’humus est insoluble dans l’eau, il en conclut qu’il n’avait aucune influence sur la fertilité. De la fertilité du sol, telle qu’on l’avait toujours comprise, on venait de passer à la productivité de l’agriculture.

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