Lamontagne Gilles

La ville de Québec pleure un de ses grands bâtisseurs, Gilles Lamontagne

par Andrée Mathieu

 

« M. Lamontagne, c'était la force accompagnée d'une pointe de sobriété qui en impose et exige le respect. »  

                                                   Régis Labeaume, maire de Québec

Tout être humain de passage sur notre planète laisse derrière lui une variété de souvenirs selon la personne à qui on s’adresse : père/mère, ami(e), collègue, patron(ne), professeur, etc. Mais bien peu ont l’occasion de laisser leur empreinte sur toute une communauté. C’est le cas de Joseph-Georges-Gilles-Claude Lamontagne qui a laissé sa marque sur la ville de Québec, le Québec et le Canada tout entier.

Biographie de l’honorable Gilles Lamontagne (1919 – 2016)

Né à Montréal en 1919, Gilles Lamontagne se préparait à une carrière dans le monde des affaires lorsqu’en mai 1941 il mit fin à ses études pour se porter volontaire et appuyer les Alliés en servant dans l’Aviation royale canadienne. Pilote de bombardier, il faisait partie d’une escadrille de bombardement surnommée Alouettes car elle était composée en majorité de francophones. En 1943, au retour d’un raid en Allemagne, son appareil a été abattu par les nazis. Il a réussi à maintenir son avion en vol assez longtemps pour permettre à son équipage de sauter en parachute et, tel un valeureux capitaine, il a sauté le dernier, permettant à tout le monde de rester vivant. Malheureusement, il fut capturé et resta prisonnier de guerre de 1943 à 1945. Le commandant du 425e Escadron de la base de Bagotville, présent aux funérailles de M. Lamontagne, a marqué l’appartenance de l’ancien pilote devenu politicien par cette belle formule : « Un jour une Alouette, toujours une Alouette ».

À son retour au Canada, c’est à Québec que Gilles Lamontagne choisit de s’installer. Il y devint un homme d’affaires prospère avant de commencer à s’impliquer dans la politique municipale en 1962. D’abord échevin durant trois ans, il fut élu maire de Québec de 1965 à 1977. Pendant cette période de vie municipale, il s’est impliqué activement dans la Fédération canadienne des maires et municipalités et dans l’Union des municipalités du Québec. Même après son départ, les citoyens de la Vieille Capitale ont continué à l’appeler avec révérence et affection « Monsieur le maire ». 

 De 1977 à 1984, il a participé à la politique fédérale en tant que député, ministre des Postes, ministre de la Défense nationale et ministre intérimaire des Anciens Combattants. Durant plus de 20 ans de vie politique municipale et fédérale, il n’a jamais perdu une élection. En 1984, il fut nommé lieutenant-gouverneur du Québec, poste qu’il a occupé pendant six ans. Il a reçu plusieurs distinctions honorifiques pour souligner l’ensemble de sa carrière, dont la Médaille des Nations-Unies et deux doctorats honorifiques des Collèges militaires de Kingston et de Saint-Jean. En 1990, il fut fait officier de l’Ordre du Canada pour avoir consacré plus de trente ans au service de son pays. Puis, en 2000, il a reçu la plus haute distinction honorifique décernée par le gouvernement du Québec, soit l’Ordre national du Québec, pour souligner sa contribution politique exceptionnelle. De son côté, la Chambre de commerce et d’industrie de Québec l’a nommé à l’Académie des Grands Québécois. Puis, avec d’autres militaires canadiens, il a été fait chevalier de la Légion d’honneur par la France, pour son courage et son comportement exemplaires lors des batailles pour la libération de la France et de l’Europe. Il a également reçu la Mention élogieuse du ministre des Anciens Combattants en reconnaissance de son implication dans sa collectivité et à travers le Québec. Enfin, il a reçu la Médaille du jubilé de diamant de la reine Élizabeth II en 2012.

De nombreuses organisations ont également pu profiter de sa vaste expérience : le conseil d’administration de l’Université Laval, la Chambre de commerce de Québec, le Conseil économique du Canada, l’Opération Nez rouge, et le Centre de la famille de la base militaire de Valcartier. Il a aussi œuvré comme consultant en affaires publiques. Gilles Lamontagne disait que « La vie est ce que l’on en fait ». En contemplant la sienne, on ne peut pas dire qu’il a raté son coup !

Ses détracteurs l’appellent le « maire du béton »

Il est toujours très injuste de juger l’œuvre de quelqu’un en dehors du contexte dans lequel elle a été conçue. Peut-être le seul reproche qu’on a fait à « Monsieur le Maire » est d’avoir « bétonné » sa ville en la lançant sur le chemin de la modernité. À ce titre, il a pourtant été le parfait porteur du zeitgeist de son temps. Une ville est un organisme vivant, un écosystème où se superposent des couches de sédiments physiques et culturels laissés par les administrations successives. Chaque strate est bâtie sur la précédente et la ville de Québec ne serait pas aujourd’hui ce qu’elle est, si belle et si vibrante, si ce n’était de la contribution de tous ceux qui se sont succédés à sa barre. Ainsi, en 2008, Gilles Lamontagne et les deux maires qui ont pris sa suite à la Ville de Québec, Jean Pelletier et Jean-Paul l’Allier, ont reçu conjointement la Médaille de la Ville de Québec pour souligner les 40 ans de remarquable continuité dans leurs réalisations. L’actuel maire Régis Labeaume aurait fort bien pu être le quatrième mousquetaire. Juste avant lui, la mairesse Andrée P. Boucher, en poste moins de deux ans, a également laissé son empreinte avec la plage Jacques-Cartier qui a redonné l’accès au fleuve à la population et inspiré l’aménagement de la superbe promenade Samuel-de-Champlain.

 Au Québec, les années 1960 sont des années de grande effervescence ; nous sommes en pleine Révolution tranquille. Durant cette période, le Québec comble son retard face aux autres pays et entre dans la modernité. En 1960, Jean Lesage est élu Premier ministre du Québec avec le slogan « Maîtres chez Nous » qui exprime la philosophie dont le gouvernement va s'inspirer dans ses réformes. Deux ans plus tard, Lesage convoque des élections anticipées qu’il remporte sur le thème de la nationalisation de l’électricité. Hydro-Québec devient alors un symbole de l'émancipation économique des Québécois et la centrale Manic 5 sera mise en service en 1970. Des changements rapides sont apportés par des projets majeurs d'investissements publics, comme la création des sociétés d'état  Sidérurgie du Québec (SIDBEQ) en 1964 et Société québécoise d'exploration minière (SOQUEM) en 1965. Lesage initie une vaste réforme de l'enseignement public qui culmine en 1964 avec la création du ministère de l'éducation. Cette période voit également la création de l'assurance maladie québécoise et des ministères des Affaires culturelles, du Revenu et des Affaires fédérales-provinciales. D'importantes institutions économiques et sociales voient également le jour, comme la Caisse de dépôt et placement du Québec et la Régie des rentes. Enfin, la représentation du Québec à l'étranger est développée, avec l'inauguration des Délégations du Québec à Paris en 1961 et à Londres en 1963.

 L’industrialisation, l’urbanisation et la révolution des transports s’accompagnent d’une réorganisation importante des structures municipales. Ainsi, Montréal construit son métro et l’autoroute métropolitaine avant d’accueillir Expo 67. Quiconque a vécu à Québec connaît la rivalité entre les deux villes. Alors quand Gilles Lamontagne est arrivé à la mairie de Québec, il a été habité par un sentiment d’urgence pour faire bouger les choses et contrer l’attraction de Montréal. « J'étais conscient que les gens étaient à Montréal. Le gouvernement était à Québec et le reste était à Montréal. Qu'est-ce qui restait à Québec? Rien que des ministres! » ironise-t-il.1

 Les grands travaux réalisés pendant les années Lamontagne ont changé le visage du centre-ville. « Quand je suis arrivé, la ville était stagnante à plusieurs points de vue. On voulait réveiller les choses », dit-il à propos des chantiers majeurs qui ont caractérisé son administration.2 Parmi ces derniers, on compte la construction de la colline parlementaire, de Place Québec, du toit du mail Saint-Roch, des complexes G et H, surnommé le « bunker » ou « calorifère » à cause de sa forme étrange. Il y a aussi la construction d’une grande usine de filtration, pour régler le problème d’une eau potable de très mauvaise qualité, la restauration de quartiers délabrés, la construction de HLM, la bétonisation des berges de la rivière Saint-Charles « pour enlever la cochonnerie et les rats »3 et le chantier de l'autoroute Dufferin-Montmorency. Le maire voulait par ailleurs faire de Québec un endroit accueillant en dotant la ville d'une offre hôtelière de calibre mondial pour que les grandes organisations internationales y tiennent des congrès. Les hôtels sur la Grande Allée, comme Le Concorde, ou sur René-Lévesque font partie de son héritage à cet effet.

Quand Gilles Lamontagne est devenu maire, la situation budgétaire de la ville de Québec était déficitaire. Or, à cette époque, le développement urbain orienté vers l’automobile et l’architecture dite brutaliste, où le béton prédomine, étaient en vogue partout en Amérique du nord. Ceci devait améliorer les finances de la Ville, la revitaliser, attirer les investisseurs et créer de l’emploi.4 Dans la foulée des célébrations du centenaire du Canada en 1967, le gouvernement fédéral favorisait la construction d’équipements culturels en béton, comme le Grand Théâtre de Québec, et le secteur de l'éducation utilisait aussi les principes brutalistes pour construire rapidement des établissements d’enseignement de façon reproductible et peu onéreuse, comme le campus Notre-Dame-de-Foy. Le béton était donc un matériau vénéré et il permettait au maire de mettre sa ville à niveau. Une chose cependant était sacrée pour Gilles Lamontagne, et devait échapper au béton : le Vieux-Québec. 

Le brutalisme5 désigne un style architectural d'origine anglo-saxonne qui a connu ses heures de gloire de 1950 à 1970. Il s’inspire des formes développées par Ludwig Mies van der Rohe, mentor de l’architecte montréalaise Phyllis Lambert, et de l'œuvre architecturale de Le Corbusier. Le terme « brutalisme » vient du mot français « brut », terme employé par Le Corbusier qui voyait dans le béton un côté primitif, naturel, sans transformation. C'est sous ce nom que l'on désigne toutes les constructions « laides » en béton. Si la vision des concepteurs du brutalisme était plutôt philosophique, la vision établie par la population provient des sens.

C’est dans ce contexte que le maire Lamontagne a procédé à la modernisation de la ville de Québec. Mais il ne faut pas croire qu’il en était le seul responsable. Comme une ville n’a pas beaucoup de revenus pour lancer des grands travaux, un maire doit s’assurer de l’appui des gouvernements supérieurs. Or, dans sa capitale, le gouvernement du Québec a pesé très lourd et souvent imposé son agenda dans le développement. Mais comme Gilles Lamontagne a toujours géré les deniers publics avec une grande prudence, il a su rallier les gouvernements supérieurs à sa vision.

 Less is more ou Less is bore ?

En Occident, le classicisme a dominé l’histoire de la Renaissance jusqu’à la seconde guerre mondiale. Les bâtiments classiques se distinguent par la recherche de la rigueur géométrique qui symbolise le triomphe de la raison sur le désordre des passions. Les lignes sont droites et les surfaces sont sobres, par opposition aux constructions baroques qui se caractérisent par la présence de surcharges ornementales. L’œuvre architecturale la plus caractéristique de cette période est la colonnade du Louvre.

Le mouvement moderne6, dont le maire Lamontagne s’est fait le promoteur, se situe entre la mémoire et le futur. La mémoire, c’est l’époque classique qui est revenue aux sources de l’art antique pour inventer une nouvelle conception idéalisée de la beauté. Le futur s’incarnera dans le mouvement post-moderne. Au tournant du XX siècle, le développement de l'industrie moderne introduit de nouveaux matériaux produits à grande échelle comme le béton. Les architectes vont très vite adopter le béton car ce matériau, moulable à froid, permet une grande liberté pour créer des formes nouvelles et fonctionnelles. Rappelant la théorie de l’évolution de Lamark, l’expression « Form follows function » (la forme est déterminée par la fonction) devient le credo de plusieurs architectes modernes et fonctionnalistes.

L’architecture de la « simplicité volontaire »

Si l'architecture moderne adapte la forme du bâtiment selon la fonction qu'il sert, ses volumes sont le plus souvent simples et dépouillés. La formule emblématique « Less is more » (Moins c’est plus) de l'architecte Mies van der Rohe résume bien ce principe qui vise la dématérialisation du volume. Il ne garde que l’essentiel : des surfaces extérieures lisses et sans ornementation ainsi que des systèmes structuraux laissés apparents, « une construction à ossature et peau »7 qui tend à révéler la nature profonde de l’ouvrage comme le dit l’architecte. L’esthétique n’est plus une priorité et la forme est une fonction appropriée à un besoin. C'est l'esthétique du « moins », celui de la machine.

L’architecture du « relativisme »

Robert Venturi8 est un architecte américain qui, à l’opposé de Mies van der Rohe, loue les mérites du « plus ». D’après lui, « less is more » ne peut être cohérent étant donné que le monde est très complexe. Il préconise une architecture favorisant « la contradiction et la redondance, plus que l’harmonie et la simplicité. » Il propose une esthétique de la juxtaposition de motifs et d'échelle différentes devant aboutir à ce qu'il appelle « la dure obligation du tout ». Pour étayer ce sujet, il cite la définition d'un système complexe par Herbert Simon "un grand nombre de parties qui agissent les unes sur les autres selon des voies multiples".

Publié en 1966, Complexity and Contradiction in Architecture de Venturi marque la fin d'une époque car il ébranle les certitudes dogmatiques de la pureté visée par le mouvement moderne. Ce livre, considéré comme une bible du mouvement post-moderne, est un plaidoyer en faveur d'une architecture ambiguë. Il démontre qu'il est possible d'assumer volontairement la complexité et la contradiction sans nuire à la fonction. Il renverse la célèbre formule Less is more (Moins c'est plus) en Less is bore (Moins c'est l’ennui).

L’architecture et l’urbanisme sont indissociablement liés au contexte socio-culturel et aux développements de la pensée de l’époque où ils sont produits. Nous commençons à peine à nous libérer du fonctionnalisme ambiant pour reconnaître le rôle de la complexité en architecture. Comment pourrions-nous reprocher au maire Gilles Lamontagne d’avoir succombé à la vision mécaniste de son époque, qui est encore assez prévalente aujourd’hui ? Si les citoyens de Québec lui vouent encore autant de respect et d’affection, c’est qu’ils sentent qu’il a toujours fait ce qu’il pensait être le mieux pour leur ville. C’était un homme d’action, comme le démontre l’histoire de sa vie, et il s’est efforcé d’appliquer les meilleures idées de son époque pour projeter la Vieille Capitale sur le chemin de la modernité.  Alors même si on hait le béton, il faut admettre que le maire Lamontagne a déposé la « couche sédimentaire » qui a permis à ses successeurs de faire de Québec, de l’avis de tous, l’une des plus belles villes en Amérique du Nord.  

 

Pour en apprendre davantage sur l’honorable Gilles Lamontagne, nous vous recommandons sa biographie :

Frédéric Lemieux, Gilles Lamontagne : sur tous les fronts

Del Busso Éditeur, novembre 2010

 

 

1.       http://www.lapresse.ca/le-soleil/actualites/la-capitale/201203/23/01-4508914-gilles-lamontagne-legue-ses-secrets.php

2.       idem

3.       http://www.lapresse.ca/le-soleil/actualites/la-capitale/201606/15/01-4992288-quatre-projets-signes-lamontagne.php

4.       https://comfluences.net/2010/11/17/gilles-lamontagne-un-homme-dinfluence-quebeco/

5.       http://archieturbanisme.canalblog.com/archives/2014/07/19/29958158.html

6.       https://www.erudit.org/culture/continuite1050475/continuite1055693/17331ac.pdf

7.       http://culturebleue.blogspot.ca/2011/03/less-is-more-mies-van-der-rohe.html

8.       idem

 

 

 

Articles





Articles récents