Clemenceau Georges

1841-1929
"Le verbe, la plume et le pistolet

Issu d’une famille de “bleus” vendéens, Clemenceau s’établit comme médecin à Paris, dans le 18e arrondissement. C’est dans la capitale qu’il entre en politique, devenant maire de Montmartre en 1870, puis, l’année suivante, représentant de la Seine à la Chambre des Députés. Quand survient la Commune, Clemenceau s’efforce d’ouvrir le dialogue entre les Parisiens insurgés et le gouvernement versaillais. Mais il échoue et démissionne de la députation en mars 1871.

Après la Commune, il devient un personnage majeur de la vie politique parisienne: président du Conseil de Paris en 1874, il est à nouveau élu député en 1876. D’abord proche de Gambetta, Clemenceau évolue vers l’extrême-gauche et entame une carrière de “tombeur de ministères” qui va durer près de dix ans. Il ne sortira que rarement de ce rôle, sauf en 1888, pour contrer l’ascension du général Boulanger en apportant son soutien au ministère Floquet. Parlementaire, Clemenceau est aussi patron de presse. Il a fondé le journal La Justice, dont il confie la rédaction en chef au journaliste Camille Pelletan.

Ce dernier trace de lui un portrait admiratif. “La parole de M. Clemenceau est nue, trempée, aiguisée comme un fleuret ; ses discours ressemblent à de l’escrime : ils criblent l’adversaire de coups droits. On connaît cette figure énergique, à grosses moustaches, aux cheveux ras ; le front bombé, les yeux noirs, le noir et fort dessin des sourcils en complètent le caractère. Les mouvements trahissent une brusquerie nerveuse, mais maîtrisée par une volonté de fer, par un sang-froid toujours en éveil.”

Élu député du Var en 1889, Clemenceau est en effet l’un des orateurs les plus en vue de la Chambre. Mais sa virulence déchaîne contre lui de puissantes inimitiés. En 1892, le scandale de Panama va fournir à ses adversaires un prétexte pour l’éliminer politiquement. Le leader de la droite, Déroulède, accuse Clemenceau de s’être mis au service de “l’Internationale des riches”. La rivalité entre les deux hommes se réglera par un duel, le 22 décembre, d’où les deux parlementaires sortent indemnes.

L’année suivante, seconde attaque: Clemenceau est accusé, sur la base de faux documents, d’être un agent au service des Britanniques. Clemenceau gagne son procès mais perd son siège de député. Il se réfugie alors dans le journalisme, devenant en 1897, alors que La Justice périclite, l’éditorialiste d’un tout nouveau quotidien, L’Aurore qui publiera le célèbre “J’accuse” de Zola.

En 1902, Clemenceau retrouve l’hémicycle, du Sénat, cette fois. Il est élu sénateur du Var et devient en 1906, ministre de l’Intérieur, avant d’accéder, quelques mois plus tard, à la présidence du Conseil.


Virulent dans l’opposition, Clemenceau semble moins à l’aise lorsqu’il s’agit d’exercer le pouvoir. Cassant, “despote”, disent ses adversaires, il est de moins en moins suivi, dans un contexte social et international difficile. Réélu au Sénat au début de 1909, Clemenceau, mis en cause à la Chambre des députés, perd la présidence du Conseil l’été suivant. Il retrouve son rôle d’opposant, croisant le fer à la tribune, avec le président du Conseil, Briand. Il reprend aussi la plume et crée L’Homme Libre, si ouvertement critique à l’égard du gouvernement qu’il est interdit quand la guerre éclate. Clemenceau n’en poursuit pas moins ses attaques, dans une nouvelle feuille baptisée L’Homme Enchaîné et remporte un succès croissant, notamment auprès des combattants.

Peu à peu, il apparaît comme un recours possible, dans un contexte de crise et de défaitisme. En 1917, le président Poincaré se résout à lui confier la charge du gouvernement: “Je vois les défauts terribles de Clemenceau, son orgueil immense, sa mobilité, sa légèreté; mais ai-je le droit de l’écarter, alors que je ne puis trouver en dehors de lui personne qui réponde aux nécessités de la situation ?”. À soixante-dix-sept ans, Clemenceau est à nouveau président du Conseil et ministre de la Guerre. Il va mener à bien la mission de redressement national que lui a confiée Poincaré. Lorsque l’armistice est signé, sa popularité est à son comble.

Sur son passage, alors qu’il quitte le Palais-Bourbon, où il a lu à la tribune le texte de la convention, pour se rendre au Sénat, les Parisiens l’acclament. En janvier 1919, il préside la Conférence de la Paix. Mais l’immense popularité du “Tigre” ne survivra pas à la fin de la guerre: en 1920, lors d’une réunion préparatoire, la candidature à l’Elysée de Paul Deschanel obtient quatre cent huit voix contre trois cent quatre-vingt-neuf à Clemenceau. Il retire sa candidature, démissionne de la présidence du Conseil et quitte définitivement l’arène politique trois ans plus tard."

Portrait de Georges Clémenceau (Le Sénat de la Troisième République, 1875-1940 -- Le Sénat: histoire de la seconde chambre, Sénat de la République française) - reproduction autorisée par le site d'origine


* * *


«Je dirai donc que Clemenceau était alors et de beaucoup le plus intéressant, non seulement de son groupe, mais encore de tout le milieu républicain. D'abord il avait de l'esprit, et il était presque le seul, si j'excepte ce gnome hilare d'Allain-Targé. Mais, Allain-Targé, avec sa trogne rouge et son nez court, riait tellement de tout ce qu'il narrait, en tripotant son énorme barbasse, qu'il amoindrissait par avance l'effet de ses truculentes facéties. Il racontait qu'un jour, étant ministre et ayant reçu des explications confuses d'Antonin Proust au sujet de je ne sais quels comptes d'apothicaire, il lui avait demandé brusquement: “Que penseriez-vous, mon cher Antonin, si j'envoyais chercher les gendarmes?... Ah, ah, brouff, brouff, oh, oh, hi, hou, brouff... si vous aviez vu sa belle tête!” Clemenceau a toujours foisonné en férocités de ce style, mais débitées d'un ton âpre et sec, d'une voix rude qui semble mâcher des balles. Ensuite il était élégant de sa personne, très soigné sous son masque mongol aux pommettes saillantes, silhouette de tireur à l'épée et au pistolet auquel on n'en impose pas. Enfin il plaisait par un manque d'affectation, une bonne franquette, qui le mettaient tout de suite de plain-pied avec les jeunes gens. On racontait qu'il avait plus d'une bonne amie à l'Opéra - bien que marié à une insignifiante Américaine qu'il renvoya un beau jour, par lettre de cachet, au-delà des mers -, qu'il pêchait le saumon en compagnie d'Herbert Spencer et plusieurs amiraux anglais, qu'il ne payait jamais ses collaborateurs. Ceux-ci non seulement ne lui en voulaient pas, mais encore avaient pour lui un véritable culte, du Juif Mullem à Martel et Durranc à Geffroy. Dès qu'ils l'apercevaient, leurs yeux brillaient de plaisir. C'était un séduisant gaillard, redouté, détesté par tout le clan opportuniste; et quand il regardait ses charmantes filles danser le menuet, ses mains dans ses poches, avec son air blagueur, on murmurait alentour: “Quel jeune papa! Il a l'air de leur frère aîné!” Je rappelle que ceci se passait sept années avant l'éclatement de la bombe Panama, avant que le ciel de la République se fût assombri. Clemenceau vantait et célébrait un général intelligent, laborieux, dé-mo-cra-te, du nom de Boulanger, qu'il venait de découvrir et avec lequel “il travaillait”. Déjà il affectionnait ces termes de “travail, labeur, acharnement, à l'école”, dont il a fait depuis une telle consommation.
Blagueur, il aimait à déconcerter. Chercheur, et souvent trouveur d'épigrammes, il n'épargnait rien ni personne et les gens de l'entourage de Ferry passaient, sous sa dent, de mauvais quarts d'heure. Il a toujours profondément méprisé la nature humaine, en raison même de l'échantillon que lui renvoyait son miroir. Il ne donnait pas encore, manifestement au moins, dans la manie anticléricale, son intelligence semblait au-dessus des misères du parlementarisme. Georges Périn et Paul Ménard, ses deux intimes compagnons, déclaraient que, le jour où il prendrait le pouvoir, on verrait ça. Cette échéance paraissait lointaine et presque paradoxale. Quand je regarde le Clemenceau d'alors à la lumière du Clemenceau d'aujourd'hui, je m'aperçois que les institutions dont il a vécu l'ont amoindri, lui aussi. Il est devenu un vieux petit bavard, ratatiné dans des formules hargneuses, un rabâcheur de poncifs antiromains. Qui aurait cru cela, quand on le citait, chez les hommes de lettres, comme le seul politicien digne de faire partie des écrivains et des artistes, comme le seul capable de comprendre et d'apprécier les Goncourt, Huysmans, Monet et Rodin!»

Léon Daudet, Souvenirs et polémiques, Paris, Robert Laffont, collection «Bouquins», 1992, p. 21-22.

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