Gène

Le géne: une notion multiforme,

par Gilles Bibeau, anthropologue

«La notion de gène, conçue au départ pour rendre formellement compte des règles de l'hérédité, est devenue paradoxalement, au fur et à mesure qu'on découvrait la complexité de ses substrats chimiques, plus confuse et plus diversifiée, plus dépendante aussi des métaphores de programme et de code, et enfin, de plus en plus pensée a partir des modèles fournis par l'ordinateur et les logiciels informatiques (Pichot 1999). Longtemps imprégné d'un vitalisme fort, le gène s'est progressivement chargé, d'abord sous l'influence de Thomas Hunt Morgan manipulant le génome des drosophiles, d'un matérialisme chimique qui s'est ensuite transformé, à partir de la réflexion sur la « mémoire génétique » proposée par Erwin Schrödinger, en un matérialisme physique. La chaîne en double hélice de l'ADN contient, ont proclamé James D. Watson et Francis Crick en 1953, le secret du fonctionnement des molécules, secret donné sous la forme d'un code déposé dans la structure génétique de tous les organismes vivants (Watson et Crick 1953). C'est précisément ce code inscrit dans l'ADN que les décrypteurs du génome humain ont annoncé, en juin 2000, avoir enfin réussi à défricher (International Human Genome Sequencing Consortium 2001).

Le physicien Erwin Schrödinger, un des pères de la mécanique quantique, a reconnu, avant même les travaux de Watson et de Crick, que la structure du chromosome « est l'instrument qui met en oeuvre le développement qu'elle anticipe » et qu'elle est à la fois « le plan de l'architecte et l'art du maçon » (1944 : 72) 3. Aussi surprenant que cela puisse paraître, c'est un physicien théoricien de la matière qui est à l'origine des métaphores de « plan », de « code » et de « message » qui ont servi, depuis plus d'un demi-siècle, à décrire le travail des gènes. Quant à la vieille analogie entre langue et génome, bien antérieure aux métaphores proposées par Schrödinger, elle s'est trouvée consolidée, au sein même de la biologie moléculaire, après que les phénomènes de traduction et de transcription eurent été présentés, notamment dans les années 1960 par les biologistes français François Jacob, Jacques Monod et André Lwoff, comme des mécanismes médiateurs essentiels à l'activité des gènes et des protéines 4. La pensée des spécialistes de la biologie moléculaire s'est plus récemment nourrie, sous l'impact de l'informatique et des biotechnologies, d'un matérialisme informationnel qui a fini par mettre à la mode les métaphores de programme et de logiciel (Keller 1999 ; Maurel et Miquel 2001).

Nous nous retrouvons de nos jours confrontés à une notion multiforme du « gène », aussi polymorphe que le sont les métaphores elles-mêmes : le gène du biologiste moléculaire n'est pas, en effet, le même que celui du généticien des populations ; le gène de l'anthropologue médical n'est pas celui qui est au coeur des travaux du biochimiste ; le gène du paléontologue reconstituant l'évolution humaine n'est pas celui que l'embryologiste considère dans ses études du développement de la vie chez le foetus ; enfin, le gène du bio-informaticien n'est pas celui que le médecin clinicien prend en compte dans le traitement des malades. Le mot « gène », emprunté au grec « genos » qui signifie origine, a néanmoins gardé, chez la plupart de ces spécialistes, sa connotation développementale ancienne, proche du « génétique » des scolastiques qui charrie l'idée de genèse et de croissance, et héritée, au plus loin, de l'embryologie vitaliste d'Aristote proclamant que l'idée du poulet est implicitement contenue dans l'oeuf. Le physicien Erwin Schrödinger n'écrivait pas autre chose quand il affirmait, en 1943, que le gène contient, à la fois, un plan pour développer un être vivant et la capacité de mettre en oeuvre ce plan.

Avec Henri Atlan (1995, 1999), on peut affirmer, sans craindre le paradoxe, que « le génétique » n'est pas seulement dans le gène, qu'il le déborde de tous les côtés, et qu'il n'est absolument pas réductible, pour cette raison même, à un programme d'ordinateur, fût-il des plus puissants. Aux gènes considérés comme les unités d'un programme d'instructions sont en effet attachés, par-delà les structures d'ADN, des ensembles complexes de protéines qui sont, en réalité, les seules molécules vraiment « actives » dans les cellules et les tissus, les seules capables d'assurer la régulation de l'« expression »des instructions génétiques et les seules qui sont constamment impliquées dans l'ajustement, interne et externe, des organismes à leur environnement. Il en résulte que les discours génétiques ne sont pas dénués d'ambiguïté, chez ceux-là surtout qui abusent des métaphores de « programme » et de « code », avec l'intention d'insister sur la position d'architecte de la vie qu'occupent les gènes. La comparaison, hier encore si féconde, entre langage génétique et langue humaine se révèle même, rétrospectivement, étroite, naïve au plan épistémologique et quelque peu inadéquate, en dépit de ses avantages pédagogiques certains, pour rendre compte de la complexité de la grammaire biologique mise en oeuvre dans les processus qui se passent au coeur des êtres vivants.

Les anthropologues doivent prendre parti dans « la guerre des biologies », et dire qu'il est urgent de sortir de l'impasse où nous enferment, d'une part, le réductionnisme d'une certaine génétique qui se limite encore trop souvent à expliquer les propriétés et le fonctionnement des êtres vivants par les caractéristiques des seules macromolécules et, d'autre part, l'imprécision de la théorie « émergentiste » qui n'arrive pas toujours à démontrer, de manière convaincante, comment les différents niveaux d'organisation de la vie, des cellules aux tissus et des tissus aux organes, s'articulent au programme génétique lui-même 5. Le seul dépassement possible se trouve, me semble-t-il, du côté d'une biologie qui marche sur ses deux pieds, et qui assume, dans une même démarche, la notion de « programme génétique » et le point de vue de l'« émergentisme », en mettant notamment en évidence le rôle majeur que les protéines jouent dans le fonctionnement des organismes vivants.

Dans un ouvrage récent intitulé : This Is Biology (1997), Ernst Mayr, biologiste spécialiste de l'évolution humaine, établit un parallèle entre l'ancien vitalisme et le « généticisme »qui est à la mode aujourd'hui. Mayr écrit : « Many of the arguments put forth by the vitalists were intended to explain specific characteristics of organisms which today are explained by the genetic program » (1997 : 12). L'activité du « programme » inscrit dans nos gênes ne peut, en effet, être vraiment saisie, comprise - Mayr n'est pas le seul généticien à insister sur ce point-, que si cette activité est resituée, d'une part, dans le travail des cellules, des tissus et des organes, et réancrée, d'autre part, dans le milieu dans lequel vivent les organismes. Ce sont là autant de niveaux qui relèvent, en partie du moins, d'un ensemble hiérarchique de règles de fonctionnement qui ne peuvent nullement être réduites au seul programme dont les gènes sont porteurs. Ernst Mayr rappelle, en renvoyant dos à dos le déterminisme et le vitalisme, que la biologie contemporaine se doit de se bâtir sur deux piliers, en assumant en même temps la théorie dite de l'émergentisme et la notion de programme génétique.

Dans La logique du vivant : une histoire de l'hérédité (1970), François Jacob évoque les quatre grandes secousses qui ont bouleversé la biologie au cours des 150 dernières années. Ces quatre ruptures qui ont segmenté l'histoire de notre pensée sur la vie se sont structurées, selon Jacob, autour des concepts suivants : « organisation », « évolution », « gène » et « molécule ». Les biologistes ont d'abord décrit, avec G. Mendel et ses successeurs, « le plan d'organisation » des formes de vie, l'architecture cachée dans les chromosomes, et mis en évidence la mémoire de l'hérédité inscrite dans les structures physicochimiques des gènes ; ils ont ensuite découvert, avec Darwin, Weismann et d'autres, « le temps », celui de la longue durée qui a fait naître les espèces les unes des autres, dans une histoire évolutive faite de mutations, de variations et de transmissions ; les généticiens se sont, par la suite, mis au travail, en se centrant sur « le gène » dans lequel ils ont débusqué, à la fois, les formes (les caryotypes) de chacune des espèces, leur polymorphisme, leur parenté commune ainsi que le programme producteur des caractères singuliers des individus ; et enfin, « la molécule » a triomphé, avec la découverte, en 1953, de la structure de l'ADN, lançant du même coup la révolution de la biologie moléculaire.

Chacune de ces quatre ruptures a reconfiguré autrement le champ de la biologie, offrant aux biologistes des espaces de questionnement chaque fois inédits, les forçant à réajuster leurs programmes de recherche, à inventer d'autres outils techniques et à formuler dans une langue chaque fois différente leurs hypothèses, concepts et théories. Par-delà ces quatre secousses, c'est néanmoins la continuité profonde de la théorie de l'hérédité et du gène que François Jacob dit pouvoir retrouver, de Gregor J. Mendel à Thomas Hunt Morgan, de Charles Darwin à James D. Watson, de Oswald Avery à Francis H.C. Crick. Nous sommes situés aujourd'hui au lendemain d'une cinquième rupture, celle que produit le décryptage des génomes humains et non humains, dont nous parle François Jacob dans son dernier livre : La souris, la mouche et l'homme (2000). Aux toutes dernières lignes de ce livre, le grand biologiste français regarde, avec un mélange d'anxiété et d'espoir, vers l'avenir de l'homme qui lui apparaît aussi merveilleux qu'incertain : « Nous sommes un redoutable mélange d'acides nucléiques et de souvenirs, de désirs et de protéines. Le siècle qui se termine s'est beaucoup occupé d'acides nucléiques et de protéines. Le suivant va se concentrer sur les souvenirs et les désirs. Saura-t-il résoudre de telles questions ? » (2000 : 220).

La biologie moléculaire d'aujourd'hui peut-elle, et si oui, à quelles conditions, mettre en place une théorie des gènes et des protéines qui fasse une place, comme le souhaite Jacob, aux « souvenirs » et aux « désirs », une génétique qui humanise la théorie de l'hérédité et du gène, tout en maintenant l'Homme inséré, de plain-pied, dans ce « redoutable mélange d'acides nucléiques [...] et de protéines » qui nous fait différents, des humains, au coeur même du monde des vivants. Pas de génétique sans histoire, sans environnement et sans société ; pas d'individu sans famille, sans lignage et sans échanges ; pas d'humanité sans sociétés particulières, sans groupes ethniques, sans héritages génétiques qui se transmettent dans la longue durée, par-delà les gènes, à travers des pratiques culturelles singulières, au sein de collectivités. Voilà ce que les anthropologues viennent rappeler aux spécialistes de la biologie moléculaire.»

Source: Gilles Bibeau

Extrait de “Quel humanisme pour un âge post-génomique ?”

Un article publié dans la revue Anthropologie et Sociétés, vol. 27, no 3, 2003, pp. 93-113. Numéro intitulé : Déshumanisation. Réhumanisation. Québec : Département d'anthropologie de l'Université Laval.

 

 

Essentiel

François Jacob, dans sa préface au livre d’Evelyn Fox Keller, Le Siècle du Gène : « peut-être a-t-on voulu, au cours du temps, attribuer au gène trop de propriétés, trop de capacités, trop de pouvoir. Il semble bien que le rôle qui lui avait été imparti doive être redistribué pari plusieurs acteurs cellulaires. En fait, au cours du dernier siècle, la recherche en biologie a été essentiellement analytique. Le gène, puis le génome témoignent du succès du réductionnisme. Mais il semble bien que le temps soit venu de modifier cette tendance. Il n’est plus possible d’attribuer au seul gène toutes les propriétés qu’on a voulu y voir. C’est maintenant le monde des interactions entre les composants de la cellule qui devient le centre de l’intérêt et de l’étude biologique. Ce qui ne diminue pas pour autant le déterminisme génétique qui pèse sur les individus. » FOX KELLER (E.) , JACOB (F.) préf. Le siècle du gène, Paris, Gallimard, traduction de S. Schmitt, 2003, p. III.

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