Nansen Fridtjof

1861-13 / 05 / 1930
"Fridtjof Nansen était profondément attaché à ses racines norvégiennes. Il naquit dans une famille connue et respectée pour son action humanitaire. Ses ancêtres avaient déjà fait preuve de qualités de meneurs d'hommes et d'un goût prononcé pour la recherche de l'inconnu. Du côté de sa mère, il descendait du comte Wedel-Jarlsberg, commandant en chef de l'armée norvégienne à l'époque où Christian V était roi du Danemark et de Norvège. De par son père, il descendait de Hans Nansen, ancien maire de Copenhague, qui partit à la découverte de la mer Blanche. De mentalité, c'est à sa mère qu'il ressemblait le plus - une femme habile et travailleuse, qui dirigeait sa maison avec fermeté tout en trouvant le temps de faire des études et de cultiver sa personnalité. Les qualités plus douces qui se firent jour à sa maturité lui venaient peut-être de son père, un homme menant une vie calme et retirée, quasiment ascétique, un homme de loi apprécié, d'une intégrité reconnue.

Nansen naquit en 1861. Selon les normes habituelles, et très certainement celles de l'époque, il eut une enfance privilégiée. La famille ne fut jamais hantée par le spectre de la pauvreté qui menaçait à cette époque. Durant son enfance et son adolescence, il eut largement la possibilité de cultiver ses intérêts innombrables. Il passa une enfance heureuse dans la grande maison du domaine de Store Frøen, dans les environs d'Oslo, avec son frère Alexander et plusieurs demi-frères et demi-s¦urs. Store Frøen, qui fait aujourd'hui partie de la ville d'Oslo, était alors un paradis campagnard, à la lisière de Nordmarka, une zone forestière s'étendant au nord de la capitale. L'amour que le jeune Nansen portait à la nature dans son état intact naquit dans la solitude des bois où les ruisseaux bruissants se frayent un passage entre les bosquets de sapins et à travers les pinèdes.

Même si sa famille était relativement aisée, Nansen apprit très tôt la valeur du travail et de la discipline. Une nourriture simple et un mode de vie frugal caractérisaient les habitants de Store Frøen.

Un homme aux nombreux talents

Très tôt, Nansen fit preuve de ses dons naissants dans bien des domaines. Il se fit remarquer parmi les enfants de son âge pour sa curiosité insatiable et la ténacité de son caractère. Dans sa jeunesse, il fut un excellent patineur et un skieur tout aussi accompli.

Les aptitudes et les intérêts de Nansen étaient si variés qu'il lui fut difficile de choisir quelles études entreprendre à l'Université d'Oslo. Même si la physique et les mathématiques lui étaient les plus naturelles, il pensait que des études de zoologie le mettraient en contact plus direct avec la nature. C'est donc ce qui décida de son choix. L'océanographie, matière dans laquelle il allait se distinguer, n'en était encore qu'à ses timides débuts.

L'appel du Grand Nord

La passion de Nansen pour les régions arctiques - passion qui ne devait jamais le quitter - fut éveillée pendant ses années d'étudiant. En 1882, sur la recommandation de l'un de ses professeurs il s'embarqua pour l'océan glacial Arctique à bord du Viking, navire en partance pour la chasse aux phoques. À bord, il s'occupait à prendre des notes sur la direction des vents, les courants marins, les mouvements de la glace et la vie animale. Nansen fit du bon travail. Il procéda à des observations scientifiques, de valeur incontestable, qu'il décrivit dans des notes exhaustives, illustrées de remarquables petits croquis.

À cette époque, il se mit aussi à tenir son journal, ce qui permit à la postérité d'avoir des aperçus fascinants sur sa pensée.

Ce voyage à bord du Viking allait avoir des conséquences énormes, non seulement du fait des résultats scientifiques obtenus, mais parce qu'il marquait le début de l'engagement de Nansen pour le Grand Nord. Assoiffé de connaissances comme il l'était, il s'aventura sur les traces de nouvelles théories. Un morceau de bois qui avait dérivé dans les glaces le mit sur la piste de ce qui allait aboutir à l'expédition du Fram, expédition connue dans le monde entier. Très étonné de trouver, si loin au nord, du bois flottant, Nansen se demanda comment il avait pu y parvenir. Il en arriva à la conclusion que le point de départ de ce morceau de bois devait être la Sibérie, ce qui fut confirmé par la suite lors de l'expédition du Fram.

Avant cet événement, Nansen allait participer à l'expédition qui allait rendre son nom universellement connu. Embarqué à bord du Viking, il avait aperçu la côte est du Groenland. Une côte à l'époque enveloppée de mystères. Jusqu'à ce moment-là, seuls les Esquimaux avaient mis pied sur la côte est. Aucun Européen ne s'était jamais aventuré dans les immensités glacées de l'intérieur. Nansen eut alors l'idée de traverser cette calotte glaciaire, ce qu'il ne put réaliser avant 1888.

Années universitaires

Lorsqu'il rentra de sa traversée sur le Viking, Nansen se vit offrir le poste de conservateur des Collections d'histoire naturelle du Musée de Bergen, une offre des plus flatteuses pour un jeune homme qui venait de terminer ses études universitaires.

Pendant six ans, Nansen poursuivit à Bergen des études approfondies, non pas en plein air comme il l'avait espéré mais entre les murs d'un laboratoire. Passer des conditions rudes de la vie à bord d'un bateau de chasse aux phoques à la routine placide du microscope pour étudier des animaux minuscules fut un changement pour le moins brutal. Le sujet qu'il avait choisi était l'un des plus difficiles et des plus exigeants du domaine de la zoologie : il s'agissait de l'étude du système nerveux central. Avec sa thèse intitulée The Structure and Combination of Histological Elements of the Central Nervous System (1887), il obtint le titre de docteur en philosophie. Sa thèse comportait tant de nouvelles interprétations que le jury ne l'approuva qu'avec un certain scepticisme. Aujourd'hui, elle est considérée comme un classique.

Traversée du Groenland à skis

Tout au long de ses études à Bergen, Nansen avait en tête le projet de traverser la calotte glaciaire du Groenland. Il se lança dans les préparatifs de cette expédition en 1887. Son plan était audacieux et original, voire particulièrement téméraire de l'avis de beaucoup. Au lieu de débarquer sur la côte ouest - la côte habitée -, et de gagner l'intérieur en partant de cette côte-là, il envisageait d'aborder la côte est et de se diriger vers l'ouest. Il pensait qu'en partant de l'ouest il faudrait que les hommes fassent le trajet deux fois, car aucun navire ne les attendrait sur cette côte inhospitalière de l'est, ce qui doublerait la longueur du trajet comparé à l'itinéaire d'est en ouest. S'ils partaient de l'est, ils n'auraient pas à revenir sur leurs pas. Rationnellement, on ne pouvait aller que dans un seul sens: vers l'ouest. Ce type de philosophie correspondait tout à fait à la nature de Nansen qui était homme à miser le tout pour le tout. Couper tous les ponts derrière soi était une stratégie qu'il allait encore utiliser par la suite et avec tout autant de succès.

La tâche qui attendait l'équipe était considérable, la côte étant presque continuellement barrée par une banquise que les courants polaires entraînaient avec eux. De nombreux navires s'étaient précédemment abîmés dans ces eaux, corps et biens. D'énormes icebergs dérivaient dans les rares golfes abrités et des ponts de glace menaçaient constamment de s'effondrer. Derrière cette barrière terrifiante, les crêtes des montagnes se dressaient comme une forteresse tout au long de la côte.

La question du financement était un autre obstacle. En dépit des recommandations de l'Université, le Storting - le Parlement norvégien - n'était guère disposé à accorder de l'argent à un projet si hasardeux qui, a priori, ne devait nullement contribuer à faire avancer la science. Pourtant, mille dollars offerts par un riche négociant de Copenhague allaient suffire à lancer l'opération.

La préparation de l'expédition, poussée dans les moindres détails, était caractéristique de la manière de travailler de Nansen, tant à cette époque-là que plus tard. Chaque étape fut consciencieusement étudiée. Lorsque la réussite finit par couronner ce coup d'audace, ce fut justement à cause de la minutie apportée aux préparatifs.

Une expédition de six hommes s'embarqua au cours de l'été 1888. Le 17 juillet, les hommes quittèrent la sécurité que leur offrait le bateau et mirent le cap vers la terre dans des embarcations ouvertes. Ils pensaient y parvenir en deux ou trois heures. Ils mirent en fait douze jours. En cours de route, ils furent souvent bloqués par de grosses plaques de glace; pour continuer à avancer, ils devaient fréquemment tirer les embarcations sur la glace, jusqu'à ce qu'ils atteignissent de nouveau des eaux libres. Ils purent enfin mettre pied sur la terre ferme le 29 juillet, à cinquante kilomètres au sud de l'endroit initialement envisagé, vents contraires et courants les ayant déportés. Près d'un mois après avoir quitté leur navire, ils pouvaient enfin se lancer vraiment dans la traversée de la calotte glaciaire, après avoir forcé les falaises abruptes qui bordaient la côte. L'expédition dura jusqu'à la fin du mois de septembre, avant qu'ils n'atteignissent enfin la côte ouest, après des efforts quasi surhumains et par des températures qui pouvaient descendre à - 50 °C.

À 27 ans, Nansen avait conduit son équipe, sans incident majeur, dans des régions jusqu'alors inexplorées. Au cours de leur périple éprouvant, les membres de l'équipe avaient soigneusement noté leurs observations sur les conditions météorologiques et d'autres considérations scientifiques.

Aucun bateau ne devait quitter la côte ouest avant le printemps suivant. Nansen dut donc passer l'hiver au Groenland, hiver qu'il utilisa à étudier les Esquimaux et à rassembler des matériaux pour un ouvrage qu'il devait publier plus tard: «La vie des Esquimaux» (1891).

En mai 1889, Nansen et ses hommes étaient de retour en Norvège. Ce retour fut triomphal, et ils reçurent l'accueil convenant aux héros nationaux qu'ils étaient devenus.

Préparation de l'expédition du Fram

Nansen n'était pas homme à se reposer sur ses lauriers. Il continuait à être préoccupé par le morceau de bois à la dérive qu'il avait observé sur un banc de glace au large du Groenland. D'autres preuves de l'existence d'un courant maritime de direction est-ouest étaient apparues lorsque des débris provenant de l'équipement de la Jeanette, un navire américain qui avait sombré au nord de la Sibérie en 1879, avaient été découverts au large du Groenland. Nansen était convaincu qu'ils avaient suivi un courant arctique qui devait se diriger de la Sibérie vers le pôle Nord et, de là, vers le Groenland. Nansen avait pour projet de construire un navire suffisamment solide pour résister aux pressions de la glace, et de mettre le cap sur le nord en partant de la Sibérie, jusqu'à ce que le navire soit pris dans la banquise. Il resterait à bord avec son équipage pendant que le bateau dériverait avec le courant vers le pôle, puis vers l'ouest en direction du Groenland. Nansen exposa sa théorie à la Société norvégienne de Géographie ainsi qu'à la Société royale de Géographie à Londres. Son projet fut accueilli par les érudits avec une méfiance qui avait de quoi décourager: ils doutaient que la construction d'un tel navire fût possible, et déclarèrent que ce projet était suicidaire.

Les Norvégiens n'en perdirent pas pour autant confiance en leur jeune héros, et le Storting assuma une bonne partie des frais de l'expédition. Les contributions du roi et d'autres particuliers permirent de couvrir le reste.

Les trois années suivantes furent consacrées aux préparatifs. Il fallait construire un navire. Nansen collabora avec le célèbre constructeur maritime Colin Archer et le Fram fut le résultat de cette collaboration.

Le Fram n'était pas une beauté. Beaucoup de ceux qui le visitent dans le musée qui lui est consacré dans les environs d'Oslo diraient plutôt qu'il est pataud, voire laid. Mais il convenait parfaitement à la mission qui lui était destinée. La coque, constituée de trois épaisseurs de chêne et d'ébène verte, et rigidifiée en outre par de lourdes membrures en toutes directions, était d'une résistance incroyable. Sa forme arrondie empêchait la glace de trouver prise, et lorsque celle-ci commençait à exercer des forces énormes, le Fram était tout simplement poussé vers le haut.

Il était recouvert de fer à la proue et à la poupe. Les cabines et le carré étaient chauds et accueillants. Outre une bibliothèque bien pourvue, des jeux et des instruments de musique permettaient de faire passer les longs mois d'oisiveté à bord.

Nansen choisit douze hommes pour son expédition, dont Otto Sverdrup qui avait fait avec lui la traversée du Groenland et qui était maintenant capitaine. En juin 1893, l'expédition quitta Christiania (aujourd'hui Oslo) emportant à son bord six années de provisions et huit années de combustible. Nansen estimait que l'expédition durerait deux ou trois ans, mais, fidèle à sa nature, il ne voulait pas risquer de mettre en péril la vie d'autrui. Avant le départ, il prit congé de son épouse (née Sars), une jeune cantatrice au talent prometteur, et de sa fille Liv âgée de six mois.

Après avoir suivi les côtes de Norvège, le Fram mit le cap vers l'est et suivit pendant un certain temps les côtes de Sibérie; puis ce fut le cap sur le nord, et nos explorateurs atteignirent la banquise le 20 septembre. Ils retirèrent l'hélice et le gouvernail, et le Fram fut préparé pour sa longue dérive vers l'ouest à travers les glaces.

Seuls dans un désert de glaces

Le navire, dans toutes ses parties, se révéla particulièrement bien conçu pour la mission à laquelle il était destiné. Au cours des trois années que l'équipage passa totalement isolé du reste du monde, le navire tint lieu de refuge sûr et réconfortant. Même lorsque les redoutables masses de glace menaçaient d'écraser ce petit navire de 530 tonneaux, il résistait à l'épreuve. À l'issue de cette expédition, il se révéla aussi étanche et fiable que lorsqu'il venait d'être construit.

Les dangers n'étaient pas seulement physiques, ils étaient aussi psychiques; l'ennui et l'état dépressif qui s'en suivait constituaient une menace permanente. Nansen y parait en gardant les hommes constamment occupés à quelque chose d'utile, et suivant un emploi du temps bien déterminé. Les observations scientifiques étaient une partie importante de ce travail.

La progression se faisait avec une lenteur désespérante. Après plusieurs mois de déceptions, le Fram avait à peine progressé. Nansen qui, de nature, ne tenait pas en place, avait beaucoup de mal à se satisfaire de l'uniformité de la vie à bord. Le Fram ne semblait pas dériver aussi près du pôle qu'il l'avait espéré. Il décida donc de chercher à se rapprocher du pôle à skis et emmena avec lui Hjalmar Johansen, l'un de ses hommes des plus résistants. Étant donné qu'il serait vraisemblablement vain de tenter de retrouver le navire, Nansen avait décidé que, une fois le pôle Nord atteint, il mettrait le cap sur le Spitzberg ou sur la terre François-Joseph. Il laissa le Fram sous la responsabilité d'Otto Sverdrup, coéquipier très capable.

Vers le pôle Nord

Nansen et Johansen quittèrent le navire le 14 mars 1895. Équipés de chiens, de kayaks et de traîneaux, ils firent une tentative désespérée pour atteindre le pôle géographique. Mais encore une fois, ils avançaient trop lentement et les conditions étaient bien pires que ce qu'ils avaient prévu. Ayant atteint la latitude Nord de 86 degrés et 14 minutes, le point le plus près du pôle que l'homme ait jamais atteint, ils décidèrent de faire demi-tour et de gagner la terre François-Joseph.

Ce voyage de près de 500 kilomètres leur avait coûté cinq mois d'efforts éprouvants. Nansen et Johansen atteignirent l'île que Nansen devait appeler par la suite Jackson Island, du nom de l'explorateur britannique. Ils y passèrent les neuf mois d'hiver dans un petit abri qu'ils durent construire à l'aide de pierres.

Au mois de mai de l'année suivante, ils reprirent leur course harassante vers le sud. À la mi-juin, grâce à une chance quasiment inouïe, ils rencontrèrent sur la glace l'explorateur Frederick Jackson, le chef de l'expédition scientifique britannique qui travaillait sur la terre François-Joseph. Les Norvégiens le suivirent au quartier général des Britanniques.

Une relation du voyage exténuant que Nansen et Johansen effectuèrent en traîneau à travers les solitudes arctiques a été récemment découverte, de façon fortuite. Il s'agit d'un journal de route tenu par Nansen. Une copie, mise au net, des 599 pages soigneusement écrites par l'explorateur est maintenant exposée au musée Polaire de Tromsø.

Deux mois plus tard, le 13 août 1896, Nansen et Johansen débarquèrent du navire de Jackson dans le port de Vardø, en Norvège du Nord. Sans qu'ils le sachent, ce même jour exactement le Fram avait réussi à se dégager de la banquise dans les parages du Spitzberg et faisait route vers le sud. Une semaine seulement après le retour de Nansen et de Johansen, le Fram jetait l'ancre dans le port de Skjervøy, dans le nord de la Norvège. Comme Nansen l'avait anticipé, il avait dérivé vers l'ouest emporté par les courants. Sa théorie était correcte.

Retour triomphal

Le retour en Norvège, en longeant les côtes vers le sud du pays, fut un voyage triomphal pour Nansen et ses douze coéquipiers. Le 9 septembre, ils atteignirent Oslo où la foule les accueillit dans un débordement d'enthousiasme. La nation norvégienne, qui avait été si longtemps soumise tour à tour à l'autorité du Danemark et de la Suède, se trouvait alors en pleine crise politique sur la question de l'union avec la Suède. La situation était dans l'impasse et la guerre menaçait. En de telles circonstances, la nation avait besoin d'un chef qui rallie tous les suffrages, et le peuple norvégien vit en Nansen un homme d'une trempe exceptionnelle. À 35 ans seulement, Nansen pouvait faire état d'exploits beaucoup plus nombreux que bien d'autres personnalités norvégiennes d'âge plus mûr.

Au milieu de tout cet émoi et des commentaires flatteurs sur les aspects héroïques du voyage de Nansen, il était facile d'en oublier la portée scientifique. Son expédition et ses recherches avaient débouché sur une somme de connaissances d'une valeur inestimable. Elles avaient démontré qu'il n'y avait pas de terre à proximité du pôle, du côté eurasiatique, mais seulement des étendues de mer prise par les glaces jusqu'à une grande profondeur. Nansen et ses hommes avaient découvert qu'un courant chaud de l'Atlantique, passait à une certaine profondeur sous la glace du pôle, et les observations réunies sur les conditions du courant, les vents et les températures allaient pouvoir être utilisées pendant des années et des années à venir. Pour l'océanographie, science nouvelle à l'époque, l'expédition du Fram fut d'une importance capitale. Pour Nansen lui-même, l'océanographie devait marquer le tournant de ses travaux scientifiques puisqu'elle allait occuper l'essentiel de ses recherches.

Années d'études

Devenu professeur, Nansen consacra de nombreuses années de sa vie à l'étude des zones marines. Faisant alterner son travail à l'Université avec des expéditions sur le terrain, il partit pour de longs voyages en mer du Nord et dans l'Atlantique. C'est là qu'il recueillait des informations scientifiques ainsi que des matériaux sur la faune et la flore. Ses découvertes contribuèrent à mettre en évidence l'importance de la mer sur le climat régnant sur la terre ferme.

Un nouveau rôle

Le chemin qui devait mener Nansen, homme de science et explorateur, à l'homme politique qu'il devint était bien court. Nansen avait révélé ses qualités incontestables de chef, et était profondément respecté et estimé de ses compatriotes.

En 1905, le désaccord portant sur l'union avec la Suède avait atteint un point critique. La Norvège insistait pour avoir son propre gouvernement. Le pays voulait que la responsabilité en matière de politique étrangère fût placée entre les mains du roi et non entre celles du ministre des Affaires étrangères de Suède, comme les Suédois en avaient décidé en 1885. En août 1905, la situation s'était envenimée et le peuple norvégien se prononça pour la dissolution de l'union avec la Suède. En ces temps de tensions extrêmes, où le danger de guerre semblait imminent, Fridtjof Nansen encouragea ses compatriotes à prendre position pour une Norvège libre.

Lorsque les Suédois émirent des prétentions totalement inacceptables pour la Norvège, Nansen fut envoyé de toute urgence à Copenhague et, de là, en Grande-Bretagne où il passa près d'un mois à convaincre les Britanniques du bien-fondé de la cause norvégienne. Graduellement, les deux parties modérèrent leurs exigences, et un accord fut conclu à la mi-octobre, faisant de la Norvège un royaume indépendant.

La position de Nansen au sein du peuple norvégien était telle que le poste de Premier ministre lui fut proposé en 1905. L'histoire raconte aussi, qu'on lui offrit discrètement de devenir président, ou même roi, alors que la question de la nouvelle forme de gouvernement de la Norvège était en cours de discussion. Il refusa ces deux offres au motif qu'il était avant tout un homme de science et un explorateur. Il participa toutefois personnellement aux tractations en vue de persuader le prince Charles de Danemark de reprendre le trône de Norvège alors vacant. Le prince fut intronisé par la suite sous le nom de Haakon VII.

Les années à Londres

En dépit de son profond désir de poursuivre sa carrière d'homme de science, Nansen ne put refuser d'accéder à la demande du roi Haakon VII lorsque celui-ci le pria de devenir ambassadeur de Norvège au Royaume-Uni. Il fut en poste à Londres de 1906 à 1908. Durant cette période, Nansen fut cruellement éprouvé par la perte de son épouse Eva, en 1907. Ce décès survint peu de temps après qu'il eut perdu tout espoir de diriger une expédition à la recherche du pôle Sud. Il avait préparé dans les moindres détails une expédition importante vers ce continent inconnu. Entre temps, un jeune explorateur polaire norvégien, Roald Amundsen, avait demandé à pouvoir utiliser le Fram pour un assez long voyage au nord de la Sibérie, dans le cadre d'une expédition susceptible d'apporter des contributions substantielles à la recherche océanographique.

Nansen avait besoin du Fram pour mener à bien l'expédition vers le pôle Sud qui serait très certainement le couronnement de sa carrière de chercheur. Il réfléchit à la question, et, le c¦ur lourd, il se décida néanmoins à confier le Fram aux soins de Roald Amundsen.

Une prière pour la Norvège

La Première Guerre mondiale mit brutalement fin à toute recherche océanographique ou expédition scientifique pendant plus de quatre ans. La Norvège resta neutre. Toutefois, lorsque les États-Unis entrèrent en guerre en 1917 et introduisirent des restrictions sur les exportations de produits alimentaires à destination de la Norvège, elle connut de sérieuses difficultés. Une commission fut envoyée à Washington sous la direction de Nansen. Pendant plus d'un an, il mena une lutte interminable, et souvent désespérante, pour garantir le ravitaillement de la Norvège sans qu'elle soit contrainte de renoncer à son statut de neutralité. Nansen finit par prendre la situation en mains et trancha dans le vif de la jungle bureaucratique. Il signa un accord qui - en contrepartie de certaines concessions - garantissait à la Norvège l'envoi de cargaisons de marchandises vitales, sur une base annuelle.

La Première Guerre mondiale éveilla chez Nansen le dégoût de cette tuerie inutile. Après la guerre, lorsque la Société des Nations fut établie, il se dépensa sans compter pour cette initiative. Par la suite, il fut représentant de la Norvège auprès de cette organisation, des années durant. Au cours des négociations qui précédèrent la fondation de la Société des Nations, les États neutres et de moindre importance furent pratiquement oubliés. Les grandes nations dictèrent leurs conditions tandis que les petites nations assistaient en spectatrices. Pourtant, Nansen vit dans la Société des Nations une nouvelle source d'espoir pour l'humanité. Il persuada non seulement la Norvège mais aussi les autres pays scandinaves d'en devenir membres.

Au service des victimes de guerre

Après les années passées en qualité de délégué de la Norvège à la Société des Nations, Nansen prévoyait de consacrer le reste de sa vie à la science. Ce n'était qu'à regret qu'il avait assumé les devoirs incombant à un homme d'État et s'était engagé dans la diplomatie. Maintenant, il pouvait se retirer de la vie internationale avec bonne conscience.

Toutefois, la Société des Nations en décida autrement. Dans les camps de prisonniers, en Europe et en Asie, un demi-million de personnes vivait dans de grandes souffrances - des prisonniers qui avaient combattu pour l'Allemagne et ses alliés. Inhibés par la révolution qui agitait leur propre pays, les Russes étaient quasiment indifférents à leur sort. Beaucoup de ces prisonniers n'avaient plus de patrie. Ils ne savaient rien de leur famille, peu de chose de ce qui s'était passé, et mouraient par milliers de faim et de froid.

La Société des Nations devait relever le défi que présentaient le rapatriement de ces hommes ou l'attribution d'une nouvelle patrie. De toute évidence, il s'agissait là d'un travail qui devait être mené par un homme capable d'agir résolument et rapidement, jouissant en outre de la confiance et du respect de la communauté internationale. Le choix tomba sur Nansen.

Même s'il commença par refuser, les demandes réitérées firent leur effet. Le 1er avril 1920, il quitta Christiania pour s'adonner à la tâche difficile qui lui était confiée. Le gouvernement soviétique refusait de reconnaître la Société des Nations et il n'y avait pratiquement pas d'argent pour faire face aux dépenses de nourriture, d'habillement ou de transport.

Bien que Nansen eût préféré poursuivre ses travaux scientifiques, il comprit qu'elles étaient les énormes possibilités offertes par la tâche qui l'attendait. Il pouvait montrer au monde que la Société des Nations n'était pas seulement une vision idéaliste, mais un outil qui devait permettre d'améliorer les conditions de vie de l'humanité. En même temps, il pouvait adoucir les souffrances humaines qui l'affectaient si profondément.

Nansen jouissait d'un tel prestige que les autorités soviétiques acceptèrent de négocier personnellement avec lui. Des fonds furent réunis et le gigantesque travail commença. En septembre 1922, Nansen pouvait annoncer à la Société des Nations que sa mission était accomplie. Les services humanitaires de Nansen s'étaient acquittés de cette mission avec brio. Plus de 400 000 prisonniers avaient été rendus à leurs pays respectifs, non seulement rapidement mais à relativement peu de frais.

Aide aux victimes de la famine

Nansen, qui avait maintenant plus de 60 ans, souhaitait toujours rentrer en Norvège pour se consacrer aux sciences et passer son temps avec sa famille. Mais le monde avait encore besoin de ses capacités et de son énergie. Avant même que les derniers prisonniers n'eussent été rapatriés ou ne se fussent vus attribuer un autre pays, une nouvelle crise avait secoué le monde. Par suite de récoltes de blé insuffisantes en Union soviétique, 20 millions de personnes souffraient de la famine et des épidémies qui s'étaient déclenchées dans son sillage. La Croix Rouge internationale fit appel à Nansen pour diriger un projet d'aide aux populations des régions touchées par la disette. Une fois de plus, il sacrifia ses intérêts personnels pour aider d'autres hommes. Les Russes lui laissèrent ouvrir un bureau à Moscou afin que l'aide aux populations touchées par la pénurie puisse être dirigée sur place. En revanche, la Société des Nations fit la sourde oreille à ses demandes de fonds, car elle ne souhaitait pas venir en aide à un pays communiste.

Nansen se mit à voyager pour collecter des fonds, mais il ne réussit pas à en réunir suffisamment pour sauver toutes les victimes de la famine qui moururent par milliers. Cet échec partiel bouleversa Nansen qui n'avait pas l'habitude de la défaite, et d'autant moins lorsqu'il s'était entièrement investi dans une cause. Les refus catégoriques qu'il avait essuyés ternissaient la vision qu'il avait de la Société des Nations et des grandes possibilités qu'elle offrait. Néanmoins, il réussit à apporter de l'aide à de très nombreuses victimes, notamment en Ukraine et dans les districts de la Volga.

Aide aux réfugiés

Alors qu'il combattait la famine, Nansen organisait et dirigeait simultanément un grand projet. Deux millions de Russes infortunés qui avaient fui la révolution et la contre-révolution étaient acheminés comme du bétail, de pays en pays. Vu le nombre important de pays voisins de l'Union soviétique concernés par cette débâcle, il était nécessaire d'avoir au niveau central un dirigeant capable de négocier avec les différents gouvernements. La Société des Nations pria Nansen d'assumer les fonctions de haut-commissaire aux réfugiés, avec pour responsabilité la coordination des efforts des différentes organisations humanitaires.

L'essentiel de la tâche consistait à procurer à ces réfugiés des papiers d'identité reconnus, qui leur conféreraient non seulement un statut mais aussi la possibilité d'obtenir un passeport. Nansen proposa que soient délivrés des certificats portant les informations les plus importantes concernant leurs titulaires. Beaucoup de gouvernements acceptèrent de reconnaître le passeport Nansen. Des milliers de personnes purent donc traverser les frontières et aller s'installer dans le pays de leur choix. Nansen lui-même prit contact avec différents gouvernements et les persuada d'accueillir des quotas de réfugiés.

Le résultat le plus impressionnant du travail de Nansen en faveur des réfugiés fut probablement le rapatriement de plusieurs centaines de milliers de Grecs et de Turcs qui avaient fui en 1922 de Thrace occidentale et d'Asie mineure vers la Grèce, après la défaite infligée par la Turquie à l'armée grecque. La Grèce, pays pauvre, n'était pas en mesure d'accueillir les réfugiés, mais Nansen proposa un plan audacieux. Un échange de groupes ethniques devait se faire entre la Grèce et la Turquie. Un demi-million de Turcs serait renvoyé de Grèce en Asie mineure, moyennant la compensation totale des pertes économiques subies. Par ailleurs, un prêt accordé par la Société des Nations permettrait au gouvernement grec de fournir un domicile et du travail aux Grecs de retour dans leur pays et qui devaient intégrer les emplois laissés vacants par les Turcs. Il fallut huit ans pour mener à bien ce plan ambitieux, mais il fonctionna à la perfection.

Lauréat du prix Nobel

En reconnaissance du travail accompli par Fridtjof Nansen en faveur des réfugiés et des populations touchées par la famine, en 1922 le comité Nobel norvégien décida de l'honorer du prix Nobel de la paix. Nansen était le deuxième Norvégien à accéder à cette distinction. Précision pour le moins caractéristique de sa personnalité, il fit don de son prix à des projets humanitaires internationaux.

À partir de 1925, Nansen consacra une bonne partie de son temps à aider les réfugiés arméniens qui étaient, tout comme aujourd'hui, un peuple persécuté. Après leur massacre par les Turcs, ils avaient été repoussés vers le désert pour y mourir. Nansen plaida leur cause avec conviction. Il travailla incessamment pour leur procurer une patrie, ou, du moins, pour tenter de réunir des fonds qui permettent l'installation d'un système d'irrigation dans le désert. Ses projets furent pourtant rejetés par la Société des Nations, et son appel pressant à une aide financière ne recueillit guère de compréhension. Ces revers l'affectèrent profondément. Il présenta sa démission du poste de haut-commissaire aux réfugiés, mais la Société des Nations la refusa. En dépit de cette défaite, Nansen était si estimé des Arméniens que, aujourd'hui encore, son nom est toujours prononcé avec respect en Arménie.

Nansen poursuivit son oeuvre au sein de la Société des Nations. Au cours des sessions de 1925 à 1929, il joua un rôle de tout premier plan dans les efforts tendant à l'adoption d'une convention visant à interdire le travail forcé dans les colonies, et dans la préparation d'une conférence sur le désarmement.

Une mort paisible

Malgré le grand intérêt qu'il portait à la défense nationale - Nansen fut président de l'Association pour la défense de la Norvège en 1915 -, il était un partisan convaincu du désarmement. La décision finale de convoquer en 1932 une conférence sur le désarmement fut prise en 1930 lors de la onzième session de la Société des Nations. Mais la place de Nansen devait rester vide à cette conférence. Il s'éteignit paisiblement le 13 mai 1930, chez lui à Polhøgda, dans les environs d'Oslo.

Par la clarté de ses vues et par le don qu'il avait d'aller à l'essentiel pour atteindre ses objectifs suprêmes, Nansen fit montre de qualités indispensables en cette époque troublée. Le monde avait alors besoin d'un homme de son calibre. Aujourd'hui, le monde a toujours autant besoin d'un Nansen."

Linn Ryne, Fridtjof Nansen. Une vie - plusieurs destins. Rédigé par Nytt fra Norge pour le Ministère des Affaires étrangères de Norvège. L'auteur est seul responsable du contenu de cet article. Reproduction autorisée. Imprimé en août 1998

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