Fragment

« Le fragment est une manière de penser et d'écrire qui consiste à produire l'effet de l'éclair plutôt que celui d'un long discours, d'un traité, l'effet d'une révélation plutôt que celui d'une démonstration. » (Roland Barthes) On peut l'assimiler aussi à un coup de sonde par opposition à une exploration systématique. Telle une montagne bien ciselée qui se détache du paysage, comme les dentelles de Montmirail en Provence, il retient l'attention et s'imprime dans la mémoire, grâce à quoi il pourra contribuer à l'édification de l'âme, ce qui est souvent le but de l'auteur. Il peut être la transposition dans le style d'un monde lui-même éclaté, comme il peut être un point parmi d'autres semblables qui fait converger la lumière vers un même centre, avec cette « variété inépuisable qui n'appartient qu'à l'unité. » (Hugo)

« Il serait toutefois vain, précise Louis Van Delft, de chercher à enfermer le fragment dans une définition ne varietur. Le fragment romantique de l'école d'Iéna et de l'Athenaeum est bien autre chose que le fragment de l'âge classique en France. Au reste, l'expérience prouve qu'en matière de distinction des formes et des genres, il faut se garder des excès de distinctions et de classifications : les lignes de démarcation ne se laissent pas établir avec la dernière précision. Cela vaut tout particulièrement pour le fragment, dont l'essence pourrait bien être de se moquer des frontières trop nettes et des critères trop rigides. Il est dans sa nature de n'être pas seulement ductile, versatile : il accorde beaucoup à la spontanéité (d'ailleurs souvent feinte), à l'ironie, au caprice - ce qui, derechef, l'apparente à une forme musicale. » 215

Au cours de l'histoire de la littérature, le fragment aura pris les formes les plus diverses, depuis les fragments des présocratiques qui sont le plus souvent les restes, cités par des auteurs postérieurs, d'ouvrages continus, jusqu'aux pensées de Marc-Aurèle, aux fables de la Fontaine, aux essais de Montaigne, aux maximes de La Rochefoucauld et aux aphorismes de Nietzsche.

En rattachant Montaigne et La Fontaine à ce courant, nous suivons aussi les indications de Louis Van Delf dans son ouvrage consacré aux moralistes, qu'il appelle aussi le spectateur de la vie. Dans cet ouvrage Louis Van Delft consacre un long chapitre au fragment. Voici les principales caractéristiques qu'il lui attribue. Nous reproduisons ici les sous-titres du chapitre suivis de quelques passages.

La poétique du fragment

« De toutes les sources, la plus importante est incontestablement le livre de Montaigne. Les Essais sont la porte par laquelle le fragment opère son entrée, qui deviendra à l'âge classique, marche triomphale. [...] " Je n'ai point d'autre sergent de bande (officier chargé de ranger les troupes) à ranger mes pièces que la fortune[...]à même que mes rêveries se présentent, je les entasse." »
L.Van Delft, op.cit. p.204; Montaigne, Essais, L. II. ch. 10, p.409

Fragment et totalité

« Sans doute, l'éclat, le fragment, a son unité déjà. On peut considérer une remarque, un caractère de La Bruyère pour eux-mêmes. Mais le fragment ne s'éclaire vraiment, ne prend tout son sens plénier, que par rapport au chapitre ( la partie, la section...) dans lequel il est intégré. Cette autre unité, à son tour, n'est qu'un fragment qui ne prend toute sa signification que par rapport à une autre dont il n'est qu'une partie : l'oeuvre dans sa totalité. Encore serait-ce une erreur d'isoler l'oeuvre : elle tient par tous côtés à un contexte infini, dont elle paraît être elle-même comme détachée, lors même qu'elle le reflète. »

L.Van Delft, op.cit. p.206

Fragment, éclatement

Louis Van Delft fait souvent allusion au poème de John Donne sur le choc de la modernité.
« Tout est en pièces, sans cohérence aucune [...] »


S'appuyant ensuite sur Alexandre Koyré, Michel Serres, Umberto Eco, Louis Van Delft, montre comment « l'unité chrétienne éclate avec les guerres de religion, la Réforme, la Contre-Réforme, l'exgésè biblique, Les lumières. » « L'éclat que représente le fragment littéraire résulte de cette unité, volée en éclats, du discours millénaire. »
L.Van Delft, op.cit.

Fragment de plasticité

« Le fragment, capable de recevoir "la plus haute inspiration spirituelle", peut n'être qu'une bulle, une bagatelle, un "rien." »
op.cit. p 213

Fragment et brevitas

À ce propos L.Van Delft cite La Fontaine

« Mais les ouvrages les plus courts
Sont toujours les meilleurs. En cela j'ai pour guides
Tous les maîtres de l'art...[...] »

Fragment et inachèvement

« À quoi tient ce pouvoir de suggestion, d'évocation? Peut-être à un assez secret rapport entre fragment et mélancolie. Le fragment, en effet, est par définition, par constitution pour ainsi dire, incomplet. Il est manque, absence. Il résulte d'une brisure. Il lui demeure une marque de cette rupture et de cet arrachement. Il y paraît bien chez les romantiques allemands, pour qui le fragment est mutilation et s'associe à la poésie des ruines. Les éléments du discours brisé sont tels des membra disjecta. La partie rappelle le tout, aspire à l'unité rompue. Bien des fragments insinuent, distillent souterrainement, imperceptiblement, comme une nostalgie. Il y a là une essentielle incomplétude, et même, comme l'ont senti bien des « praticiens » de cette forme dès avant Novalis, une sorte de blessure. Non seulement les romantiques, mais aussi, plus tard, un sculpteur comme Rodin5», en ont très habilement tiré parti. Le fragment peut être éprouvé comme une amputation. Il suscite alors, parfois de façon lancinante, comme un besoin, celui de la plénitude originelle. À l'âge classique, cela a assurément été pressenti, mais exploité en ménageant ce que Leo Spitzer a appelé l'effet de "sourdine" (Dampfung). »

op.cit p.220-221

Fragment et dissimulation

« Que de calculs, en effet, de stratégie, de "politique" en somme, tant dans l'esthétique de l'inachèvement que dans celle du fragment! À la structure brisée, désarticulée, à l'apparente imperfection au niveau de l'architecture d'ensemble des recueils, grâce auxquelles les formes discontinues induisent d'entrée de jeu la participation du lecteur, répondent, au plan de l'énoncé, l'allusion, l'ellipse, la litote, l'antiphrase, l'atténuation, l'énigme, l'emblème, la sentence, l'indétermination poétique..., tous artifices utilisés par l'écrivain pour créer une absence, un vide propices à prolonger et à entretenir, chez l'auditeur ou le lecteur, l'inspiration. Loin d'être perçus comme pièges et simulacres blâmables, tous ces procédés sont au contraire appréciés des connaisseurs comme indices d'une parfaite maîtrise dans l'art de dire, lequel est en fin de compte art de séduire et, souvent, de ne pas dire. Tous tendent à faire dé-couvrir par le diligent lecteur une "leçon" voilée. »
op.cit. p.221

« L'auteur de fragment prend soin de ménager une ouverture du sens, il se plaît souvent à conduire son lecteur à la croisée des significations très diverses --et à l'abandonner, en se dérobant comme sur la pointe des pieds. »
op.cit. p.220

Fragment, force, énergie

« Le mot évoque celui de fracture, c'est-à-dire cassure. Il provient, on l'a vu, de frangere, dont le sens premier est briser, rompre, mettre en pièces. Ainsi, à la notion de fragment est. associée, comme organiquement, une donnée de violence, et même, nous est-il déjà apparu, de mutilation. »

op.cit. p.221

Fragment, indétermination poétique, ouverture

« Nietzsche, pour qui les recueils de Montaigne, La Rochefoucauld, La Bruyère, Vauvenargues, Chamfort "tiennent d'une sorte de musique de chambre de la littérature, qu'on chercherait vainement dans le reste de l'Europe." »

op.cit. p.225

Fragment et culture mondaine

« L'emprise du modèle "mondain" se marque notamment dans la rupture du protocole de lecture traditionnel. Ce que le public dont le goût se façonne au contact de la cour et de la ville refuse désormais, c'est qu'on lui dicte ce qu'il doit ressentir et penser. La fable que La Fontaine consacre, justement, au "pouvoir des fables" (L. VIII, 4), indique à merveille le ton "nouveau". Au discours d'autorité de l'orateur brusquant le public par son propos "tyrannique" et ses "figures violentes" - c'est là aussi la façon "frontale" dont procèdent depuis toujours les traités - s'oppose la manière bien plus insinuante, faisant la part du delectare, misant sur la variété, la gaieté, la grâce du "tour" nouveau. Tout comme le peuple d'Athènes, dans la fable, se laisse séduire par le charme s'attachant à la nouvelle stratégie rhétorique (charme tenant d'un tout autre stratagème amoureux : aussi bien, la foule, cette fois telle une femme, "se rend" à l'orateur), les mondains n'abhorrent rien plus que la violence infligée à leur amour-propre par des auteurs prétendant leur imposer leur lecture du monde et par là leur autorité. Ce que la "leçon d'austère ne peut donc passer qu'en contrebande." »
op.cit.p.228

Fragment et mémoire

De toutes les formes littéraires, c'est celle qui « pénètre » (terme récurrent, combien significatif!) le plus aisément dans la mémoire, et qui s'y fixe le plus fermement. Encore une fois, l'Antiquité montre la voie à suivre et fournit le modèle : même pendant les siècles les plus « chrétiens », jamais on n'avait perdu de vue l'extraordinaire vertu pédagogique des formes brèves comme les Caractères de Théophraste ou les Fables d'Ésope. De l'Antiquité aussi, les auteurs reçoivent l'idée que la mémoire est en tout assimilable à une tablette de cire : et Platon et Aristote avaient fait cette comparaison, qui était, de leur temps, non pas métaphorique, mais empruntée à la technique même de l'écriture et à celle de l'antique ars memoriae.
Qu'on relise quelques-uns des textes cités plus haut, au chapitre sur cette « cire de Mnémosyne » : on mesurera à quel point cette similitude a façonné l'art d'écrire de ceux qui, à l'âge classique, choisissent de composer des fragments. Prêtons encore une fois l'oreille à Fénelon
Cette mollesse de cerveau [chez l'enfant] fait que toutes choses s'y impriment facilement [...]. Ainsi, il faut se hâter d'écrire dans leur tête pendant que les caractères [= lettres] s'y forment aisément. [...] Les premières images gravées pendant que le cerveau est encore mou, et que rien n'y est écrit, sont les plus profondes [...]. Ainsi, elles deviennent ineffaçables [...]. L'enfance est propre à graver des images dans le cerveau74.
C'est ainsi que le fragment met en oeuvre tout l'arsenal des techniques qui permettent d'affûter, d'aiguiser l'écriture, de la rendre pointue, à la manière d'un stylet qui s'enfonce sans peine dans la cire molle ou, mieux encore, à la façon d'un dard qui pique, qui point et qui s'implante d'autant plus profondément qu'il pénètre dans la chair de manière plus incisive75. Ce n'est nullement par hasard que Guillaume Colletet exige de l'épigramme qu'elle soit « courte et pressée », que sa conclusion, telle « la queue du scorpion », soit « comme armée d'un certain aiguillon qui porte le trait de la mort 76. Il sait trop bien qu'on « retient plus facilement dans sa mémoire » la « doctrine morale » lorsqu'elle est « comprise et resserrée en certain nombre de paroles et de syllabes mesurées » : le poète qui « pénètre jusqu'au coeur » est celui qui mesure qu'à l'égard de la poésie morale, les sentences en sont comme les nerfs, l'âme et la véritable vie »77.

74. Fénelon, De l'éducation des filles [1687], 1937, p. 24, 25.
75. Voir Baltasar Gracian, La pointe ou L'art du génie, op. cit. ; Mercedes Blanco, Les rhétoriques de la pointe, op. cit.

76. Guillaume Colletet, Traité de l'épigramme [1653], Lartpoétique, op, cit., p. 55.
77. Guillaume Colletet, Traité de la poésie morale et sentencieuse [1658], ibid., p. 57.

Essentiel

Le fragment est si bien fait pour la mémoire que cette dernière le déforme parfois pour mieux s'en souvenir. « Ce qui a été écrit avec le sang mérite d'être appris par coeur. » Je croyais citer Nietzsche fidèlement en disant ce mot, mais en réalité je citais une pensée que j'avais moi-même forgée pour mieux me souvenir de ces lignes du Zarathoustra : Wer in Blut und Sprüchen schreibt, der will nicht gelesen, sondern auswendig gelernt werden. ...(Celui qui trace des maximes avec du sang ne veut pas être lu, mais appris par coeur...)

L'aphorisme est plus difficile à mémoriser sous cette forme, mais il a le mérite d'associer la maxime au sang. « La perte de l'âme est indolore. » (Thibon) Que de douleurs, à la racine d'une telle pensée, que de regrets éprouvés devant des êtres chers dont le coeur s'est bronzé plutôt que de se briser. C'est le sang de cette douleur qui afflue mystérieusement dans les mots d'un fragment et lui permet de s'imprimer en nous. On peut fabriquer en série des aphorismes semblables, ou presque, mais on les oubliera aussi vite qu'on aura démonté la mécanique à laquelle ils se réduisent. Voilà pourquoi les maximes authentiques supportent mal d'entrer anonymement dans une collection de citations. « La mémoire est toujours aux ordres du coeur. » (Rivarol) Il est souhaitable en tout cas qu'il en soit ainsi. Né de la vie, ciselé par la douleur, l'aphorisme doit remonter à la conscience porté par le mouvement de la vie de celui qui parle ou qui écrit. Il entre de l'amour, du coeur, dans la façon dont la mémoire le rend ainsi disponible au moment opportun, à la lumière de la conscience. Une pensée qui remonte ainsi à la surface connaît une véritable renaissance.

Enjeux

Il y a encore, il y aura toujours des critiques qui considéreront le recueil de fragments comme le résultat d'une faiblesse ou d'une paresse de l'esprit : « La règle paraît être un texte comme haillonneux. Du moins dans l'art moderne l'effet de discontinu s'est substitué à l'effet de liaison. De plus le procédé lui-­même paraît contradictoire. D'emblée le fragment pose une double difficulté qu'on ne surmonte pas commodément : son insistance sature l'attention, sa multiplication édulcore l'effet que sa brièveté prépare. Il faut peut-être présenter sous forme de problème l'incapacité de fabriquer un objet dont la lecture soit continue. Il faut aussi mettre en avant le peu de satisfaction, tout à la fois au regard de la pensée et au regard de la beauté, où ces rognures ou ces lambeaux abandonnent59.
59. Pascal Quignard, Une gêne technique à l'égard des fragments, 1986, p. 20-21
Cité par Louis Van Delft, op.cit. p.223

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