Décroyance

Terme qui désigne l'acte de s'excuser d'avoir cru en une doctrine dont on a honte un jour après y avoir adhéré sans réserve. Cet acte est l'un des traits caractéristiques de la vie intellectuelle en Occident au XXe siècle, en Europe surtout, où les adhésions aux idéologies (marxisme, nazisme, mai 68) et les défections ont été nombreuses... et retentissantes.

«La plupart de ces mea culpa furent signés, en effet, par ceux qui incarnaient – et incarnent toujours – le meilleur de l’intelligence occidentale. Grands historiens, philosophes, sociologues, prélats, politiciens, journalistes, universitaires de premier plan ou maîtres à penser : bien rares sont en Europe les intellectuels de plus de cinquante ans qui n’aient pas à confesser tel aveuglement ou telle compromission intellectuelle passés.

De Paul Veyne à François Furet, d’Edgar Morin à Maurice Agulhon ou Régis Debray, d’Annie Kriegel à Michel Foucault, Benny Lévy, Jean-Paul Sartre, Jean-Toussaint Desanti, Alain Besançon, Jean-Pierre Vernant, Jeannette Colombel, Étiemble, pour ne citer que quelques noms français : nombre de ceux qui comptent aujourd’hui ont du effectivement sacrifier au « détour » de l’autocritique. »1

Il en est résulté dans le milieu intellectuel des lésions dont la cicatrisation est très lente.

«C’est sans doute en Europe, cependant, que le phénomène de décroyance paraît à la fois le plus divers et le plus massif. La contrition n’y concerna pas seulement la gauche. Les encombrants souvenirs de la collaboration et de l’antisémitisme, les ivresses répressives liées aux guerres d’indépendance des anciennes colonies : tout cela assigne à l’autre camp un même devoir d’abjuration. Des gens ont cru ce qu’il était fou de croire... Nous sommes donc conviés, pour reprendre une expression devenue cliché, à regarder notre passé en face. Chez nous, l’effet systémique de cet interminable retour sur soi ne peut être sous-estimé. Il est à la source de la mélancolie générale qui domine notre rapport à l’Histoire en général et à la nôtre en particulier. Nous vivons depuis plus d’un demi-siècle, dans un contexte général d’autocritique et de contrition. De la gauche à la droite, le temps est à la décroyance généralisée.»2

1. Jean-Claude Guillebaud, La force de conviction, Paris, Seuil 2005, p.31
2. Ibid. p. 35

Essentiel

Le Dieu des armées et l'homme des armées: Staline, Hitler, ont en commun d'être associés à une promesse de paradis sur terre. N'est-ce pas ce millénarisme de plus en plus fort dans l'humanité à mesure que progressent la science et la technique, qui est le fond du problème? Tant que l'on croit possible de faire le paradis sur terre au moyen de la science et la technique, avec ou sans l'aide du dieu des armées, on est tenté de croire à la doctrine qui semble la plus apte à assurer le succès de ce projet prométhéen même si elle exgige le sacrifice d'une génération ou d'une race pour assurer le bonheur de tous dans l'avenir.

Pour sortir de cet enfer qu'est le paradis sur terre, ne fallait-il pas d'abord renoncer à l'illusion millénariste, apprendre à croire que le paradis est d'un autre ordre, à le chercher en prenant de l'altitude plutôt qu'en prenant de l'avance. C'est la voie qu'ont choisie quelques auteurs du XXe siècle, G. Thibon et S. Weil notamment, deux amis dont les écrits sur cette question sont d'une profonde originalité. Au lieu d'être un moyen de transformer le monde, la science est pour eux un instrument de purification de la foi. C'est l'homme enfant qui éprouvait le besoin de demander à Dieu d'empêcher la grêle de détruire les récoltes. En s'emparant de ce pouvoir, l'homme adulte renvoie Dieu à sa mystérieuse transcendance. Son rapport à Lui s'inverse: il renonce au dieu des armées pour se tourner vers celui que Thibon appelle le «Dieu désarmé.» Au lieu d'adresser des prières de demande à un Dieu puissant dont il attend la sécurité, il adresse des prières de reconnaissance à un Dieu faible dont il ne peut attendre que de l'amour. «¨Prier pour les hommes enfants, c'était tout demander à Dieu; pour les hommes-dieux, c'est tout refuser pour Dieu...Ah! le grand cycle s'accomplit...C'était cela le sens de l'histoire: conquérir l'univers pour y renoncer, immoler la certitude au mystère, faire de l'homme l'égal de Dieu pour que sa réponse soit aussi pure, aussi libre que l'appel de Dieu.»1 Simone Weil avait écrit: «La religion en tant que source de consolation est un obstacle à la véritable foi: en ce sens l'athéisme est une purification. Je dois être athée avec la partie de moi-même qui n'est pas faite pour Dieu. Parmi les hommes chez qui la partie surnaturelle d'eux-mêmes n'est pas éveillée, les athées ont raison et les croyants ont tort.» 2 «Il faut être athée de l'entendement et croyant de l'âme, »dira Thibon.

1. Gustave Thibon, Vous serez comme des dieux, Paris, Fayard, 1959, p. 173
2. Simone Weil, La pesanteur et la grâce, Paris, Plon, 1948, p. 133.

Enjeux

Il y avait lieu d'espérer que cette décroyance généralisée rende les gens aptes à des croyances plus solides et plus durables. En 1968 pourtant, à un moment où le processus était déjà bien engagé, éclata une révolution fondée sur des croyances qui devaient a leur tour provoquer une vague de désaveux. Voici, sur ces événements, le jugement d'un philosophe des sciences Bruno Latour.

«Car c'est au nom de la sainte liberté qu'ils ont détruit les institutions qui les avaient accouchés à l'existence. Et eux qu'ont-ils enfanté ? Des mort-nés. Libres, il le sont, leurs rejetons, libres à crever, car ils n'ont hérité que de la liberté, tandis que leurs parents indignes avaient reçu en partage ces attachements innombrables dont ils s'aperçoivent maintenant, trop tard hélas, qu'ils formaient la matrice même de l'autonomie.
[...]
Et le pire, c'est que voilà toute cette génération maintenant radotante, vieillissante, ergotante, qui se met à regretter le passé, à soupirer sur la décadence des moeurs, la “baisse du niveau”, et qui va jusqu'à souhaiter une bonne reprise en main — de l'autorité, que diable ! — et un “retour à Dieu” pour tenir la cravache ! Qu'ils s'en prennent à eux-mêmes, ces suicidaires qui suicidèrent leurs propres enfants. Une fois détruites, les institutions ne se relèvent pas plus que les rites d'initiation : rendues dérisoires, elles le restent. Et c'est dans ces ruines que leurs descendants doivent vivre. Accusés, ils diront sans nul doute qu'ils ne se sont pas rendu compte ; comme leurs parents, ceux de la guerre, ils confesseront avoir “obéi aux ordres” : “Nous ne savions pas”.

Oh si ! nous savions. Il faudra qu'un jour elle rende des comptes notre génération gâtée, pourrie, pourrissante et gâteuse. Oui, c'est bien, je l'avoue, pour renouer le fil interrompu par ma faute, ma très grande faute, que je me suis lancé dans cette impossible mission. Mais j'ai mieux à faire que de peindre les grandeurs et misères des enfants du siècle dernier : modifier la flèche du progrès, re-comprendre le travail des sciences, récupérer le droit, recouvrer la politique, donner un sens neuf au mot d'institution, décider de ce dont il faut faire hériter ses enfants. Avoir à nouveau des enfants. Redonner un autre sens à cette longue histoire occidentale, en finir avec la modernisation. Non, je n'ai pas perdu la raison, je ne suis pas devenu “réactionnaire” en vieillissant, mais j'ai réalisé peu à peu que nous n'avions jamais été modernes. »1

Faut-il en conclure qu'en cessant de croire en Dieu, on se condamne à croire en n'importe quoi, pour avouer ensuite, dans la meilleure des hypothèses sa honte d'avoir ainsi été dupe d'une idélogie.

La façon dont on aura évoqué Dieu de part et d'autre dans la guerre de l'Iraq et dans la luttre contre le terrorisme, n'a rien de rassurant. Tout se passe comme si au lieu d'avoir été purifié par la vague de drécoyance la foi avait regressé vers le Dieu des armées. L'espoir est plutôt du côté du Dieu désarmé

1. Bruno Latour, Jubiler — ou les tourments de la parole religieuse, Les Empêcheurs de penser en rond, 2002, pp. 78-79. Cité par Jean-Claude Guillebaud, dans La force de conviction.

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