Conversation
THEODORE ZELDIN, De la conversation, Comment parler peut changer votre vie, Fayard, Paris 1999
*******
Dans les Propos sur le bonheur, Alain écrivait:
"(...) il est plus facile de gouverner directement l'humeur des autres que la sienne propre et qui manie avec précaution l'humeur de l'interlocuteur est médecin de la sienne propre par ce moyen ; car, dans la conversation ainsi que dans la danse, chacun est le miroir de l'autre.
*******
De l'esprit dans la conversation (Vauvenargues)
«Le mot de saillie vient de sauter: avoir des saillies, c’est passer sans gradation d’une idée à une autre qui peut s’y allier: c’est saisir les rapports des choses les plus éloignées; ce qui demande sans doute de la vivacité et un esprit agile. Ces transitions soudaines et inattendues causent toujours une grande surprise : si elles se portent à quelque chose de plaisant, elles excitent à rire ; si à quelque chose de profond, elles étonnent; si à quelque chose de grand, elles élèvent. Mais ceux qui ne sont pas capables de s’élever, ou de pénétrer d’un coup d’œil des rapports trop approfondis, n’admirent que ces rapports bizarres et sensibles que les gens du monde saisissent si bien. Et le philosophe, qui rapproche par de lumineuses sentences les vérités en apparence les plus séparées, réclame inutilement contre cette injustice: les hommes frivoles, qui ont besoin de temps pour suivre ces grandes démarches de la réflexion, sont dans une espèce d’impuissance de les admirer, attendu que l’admiration ne se donne qu’à la surprise, et vient rarement par degrés.
Les saillies tiennent en quelque sorte dans l’esprit le même rang que l’humeur peut avoir dans les passions. Elles ne supposent pas nécessairement de grandes lumières, elles peignent le caractère de l’esprit. Ainsi ceux qui approfondissent vivement les choses, ont des saillies de réflexion; les gens d’une imagination heureuse, des saillies d’imagination; d’autres, des saillies de mémoire; les méchants, des méchancetés; les gens gais, des choses plaisantes, etc.
Les gens du monde, qui font leur étude de ce qui peut plaire, ont porté plus loin que les autres ce genre d’esprit; mais parce qu’il est difficile aux hommes de ne pas outrer ce qui est bien, ils ont fait du plus naturel de tous les dons un jargon plein d’affectation. L’envie de briller leur a fait abandonner par réflexion le vrai et le solide, pour courir sans cesse après les allusions et les jeux d’imagination les plus frivoles ; il semble qu’ils soient convenus de ne plus rien dire de suivi, et de ne saisir dans les choses que ce qu’elles ont de plaisant, et leur surface. Cet esprit, qu’ils croient si aimable, est sans doute bien éloigné de la nature, qui se plaît à se reposer sur les sujets qu’elle embellit, et trouve la variété dans la fécondité de ses lumières, bien plus que dans la diversité de ses objets. Un agrément si faux et si superficiel est un art ennemi du cœur et de l’esprit, qu’il resserre dans des bornes étroites; un art qui ôte la vie de tous les discours en bannissant le sentiment qui en est l’âme, et qui rend les conversations du monde aussi ennuyeuses qu’insensées et ridicules.»
MARQUIS DE VAUVENARGUES, "Des saillies", Introduction à la connaissance de l'esprit, Paris, Société littéraire de France, 1920. D'après l'édition électronique réalisée par M. Roger Deer, pour les Classiques des sciences sociales (UQAC)