Decamps Alexandre-Gabriel
«Une grande part de l’intérêt qu’inspire l’œuvre de Decamps est dû à sa merveilleuse fécondité, et non seulement dans le nombre de ses productions, mais encore dans leur variété. C’est à ses lithographies et à ses caricatures qu’il dut d’abord sa popularité. Dans ce dernier genre, il a une place à part, à la hauteur peut-être de Grandville et Charlet, mais avec un style plus triste, une conception plus amère. Ses lithographies sont des notes ; c’est, si l’on veut, le memento d’un artiste, des souvenirs de voyages, des impressions : c’est un chien, des chevaux, un lion, un nègre fumant sa pipe, ici des suisses, là des paysages d’Asie, etc. En peinture, il a abordé tous les genres avec une égale aisance : le genre, les paysages d’Orient, les animaux et les chasses, les compositions historiques et religieuses. D’une part, l’influence de l’Orient, d’autre part, une fréquentation intime avec l’œuvre de Rembrandt, nous donnerons, pour ainsi parler, la clef du génie de Decamps. C’est tantôt l’indication du type ou l’arrangement synthétique du détail qui fait vivre devant nos yeux cet Orient inconnu et troublant, comme dans le paysage turc du Salon de 1834 ou les Cavaliers à l’abreuvoir; là, c’est le prestige du coloris en même temps qu’une naïveté voulue mise au service d’un sujet religieux, ou une mignardise sans mièvrerie apportée à un tableau de genre, et l’admiration s’impose à considérer ce tempérament protéen du peintre, si divers par le nombre de genres qu’il aborde, en même temps que si personnel dans l’exécution dans l’exécution et le rendu. »
HENRI D'ARGIS, article "Decamps", Paris, Société anonyme de «La grande encyclopédie», [191-?]. Tome treizième, p. 1043.
Jugement de Baudelaire sur Decamps (Curiosités esthétiques):
M. Decamps est un de ceux qui, depuis de nombreuses années, ont occupé despotiquement la curiosité du public, et rien n'était plus légitime.
Cet artiste, doué d'une merveilleuse faculté d'analyse, arrivait souvent, par une heureuse concurrence de petits moyens, à des résultats d'un effet puissant. – S'il esquivait trop le détail de la ligne, et se contentait souvent du mouvement ou du contour général, si parfois ce dessin frisait le chic, – le goût minutieux de la nature, étudiée surtout dans ses effets lumineux, l'avait toujours sauvé et maintenu dans une région supérieure.
Si M. Decamps n'était pas précisément un dessinateur, dans le sens du mot généralement accepté, néanmoins il l'était à sa manière et d'une façon particulière. Personne n'a vu de grandes figures dessinées par lui; mais certainement le dessin, c'est-à-dire la tournure de ses petits bonshommes, était accusé et trouvé avec une hardiesse et un bonheur remarquables. Le caractère et les habitudes de leurs corps étaient toujours visibles; car M. Decamps sait faire comprendre un personnage avec quelques lignes. Ses croquis étaient amusants et profondément plaisants. C'était un dessin d'homme d'esprit, presque de caricaturiste; car il possédait je ne sais quelle bonne humeur ou fantaisie moqueuse, qui s'attaquait parfaitement aux ironies de la nature: aussi ses personnages étaient-ils toujours posés, drapés ou habillés selon la vérité et les convenances et coutumes éternelles de leur individu. Seulement il y avait dans ce dessin une certaine immobilité, mais qui n'était pas déplaisante et complétait son orientalisme. Il prenait d'habitude ses modèles au repos, et quand ils couraient ils ressemblaient souvent à des ombres suspendues ou à des silhouettes arrêtées subitement dans leur course; ils couraient comme dans un bas-relief. – Mais la couleur était son beau côté, sa grande et unique affaire. Sans doute M. Delacroix est un grand coloriste, mais non pas enragé. Il a bien d'autres préoccupations, et la dimension de ses toiles le veut; pour M. Decamps, la couleur était la grande chose, c'était pour ainsi dire sa pensée favorite. Sa couleur splendide et rayonnante avait de plus un style très particulier. Elle était, pour me servir de mots empruntés à l'ordre moral, sanguinaire et mordante. Les mets les plus appétissants, les drôleries cuisinées avec le plus de réflexion, les produits culinaires le plus âprement assaisonnés avaient moins de ragoût et de montant, exhalaient moins de volupté sauvage pour le nez et le palais d'un gourmand, que les tableaux de M. Decamps pour un amateur de peinture. L'étrangeté de leur aspect vous arrêtait, vous enchaînait et vous inspirait une invincible curiosité. Cela tenait peut-être aux procédés singuliers et minutieux dont use souvent l'artiste, qui élucubre, dit-on, sa peinture avec la volonté infatigable d'un alchimiste. L'impression qu'elle produisait alors sur l'âme du spectateur était si soudaine et si nouvelle, qu'il était difficile de se figurer de qui elle est fille, quel avait été le parrain de ce singulier artiste, et de quel atelier était sorti ce talent solitaire et original. – Certes, dans cent ans, les historiens auront du mal à découvrir le maître de M. Decamps. – Tantôt il relevait des anciens maître les plus hardiment colorés de l'Ecole flamande; mais il avait plus de style qu'eux et il groupait ses figures avec plus d'harmonie; tantôt la pompe et la trivialité de Rembrandt le préoccupaient vivement; d'autres fois on retrouvait dans ses ciels un souvenir amoureux des ciels du Lorrain. Car M. Decamps était paysagiste aussi, et paysagiste du plus grand mérite: ses paysages et ses figures ne faisaient qu'un et se servaient réciproquement. Les uns n'avaient pas plus d'importance que les autres, et rien chez lui n'était accessoire; tant chaque partie de la toile était travaillée avec curiosité, tant chaque détail était destiné à concourir à l'effet de l'ensemble! – Rien n'était inutile, ni le rat qui traversait un bassin à la nage dans je ne sais quel tableau turc, plein de paresse et de fatalisme, ni les oiseaux de proie qui planaient dans le fond de ce chef-d'oeuvre intitulé: le Supplice des crochets.
Le soleil et la lumière jouaient alors un grand rôle dans la peinture de M. Decamps. Nul n'étudiait avec autant de soin les effets de l'atmosphère. Les jeux les plus bizarres et les plus invraisemblables de l'ombre et de la lumière lui plaisaient avant tout. Dans un tableau de M. Decamps, le soleil brûlait véritablement les murs blancs et les sables crayeux; tous les objets colorés avaient une transparence vive et animée. Les eaux étaient d'une profondeur inouïe; les grandes ombres qui coupent les pans des maisons et dorment étirées sur le sol ou sur l'eau avaient une indolence et un farniente d'ombres indéfinissables. Au milieu de cette nature saisissante, s'agitaient ou rêvaient de petites gens, tout un petit monde avec sa vérité native et comique.
Les tableaux de M. Decamps étaient donc pleins de poésie, et souvent de rêverie; mais là où d'autres, comme Delacroix, arriveraient par un grand dessin, un choix de modèle original ou une large et facile couleur, M. Decamps arrivait par l'intimité du détail. Le seul reproche, en effet, qu'on lui pouvait faire, était de trop s'occuper de l'exécution matérielle des objets; ses maisons étaient en vrai plâtre, en vrai bois, ses murs en vrai mortier de chaux; et devant ces chefs-d'oeuvre l'esprit était souvent attristé par l'idée douloureuse du temps et de la peine consacrés à les faire. Combien n'eussent-ils pas été plus beaux, exécutés avec plus de bonhomie!
L'an passé, quand M. Decamps, armé d'un crayon, voulut lutter avec Raphaël et Poussin, – les flâneurs enthousiastes de la plaine et de la montagne, ceux-là qui ont un coeur grand comme le monde, mais qui ne veulent pas pendre les citrouilles aux branches des chênes, et qui adoraient tous M. Decamps comme un des produits les plus curieux de la création, se dirent entre eux: "Si Raphaël empêche Decamps de dormir, adieu nos Decamps! Qui les fera désormais? – Hélas! MM.Guignet et Chacaton."
Et cependant M. Decamps a reparu cette année avec des choses turques, des paysages, des tableaux de genre et un Effet de pluie; mais il a fallu les chercher: ils ne sautaient plus aux yeux.
M. Decamps, qui sait si bien faire le soleil, n'a pas su faire la pluie; puis il a fait nager des canards dans de la pierre, etc. L'Ecole turque, néanmoins, ressemble à ses bons tableaux; ce sont bien là ces beaux enfants que nous connaissons, et cette atmosphère lumineuse et poussiéreuse d'une chambre où le soleil veut entrer tout entier.
Il me paraît si facile de nous consoler avec les magnifiques Decamps qui ornent les galeries que je ne veux pas analyser les défauts de ceux-ci. Ce serait une besogne puérile, que tout le monde fera du reste très bien.»
CHARLES BAUDELAIRE, Oeuvres complètes: Curiosités esthétiques, v. 2, édité par Théophile Gautier, Paris, Calmann-Lévy, [s.d].