Rembrandt van Rijn

15 / 07 / 1606-04 / 10 / 1669

Extraits des Maîtres d'autrefois d'Eugène Fromentin

«La vie de Rembrandt est, comme sa peinture, pleine de demi-teintes et de coins sombres. Autant Rubens se montre tel qu'il était au plein jour de ses œuvres, de sa vie publique, de sa vie privée, net, lumineux et tout chatoyant d'esprit, de bonne humeur, de grâce hautaine et de grandeur, autant Rembrandt se dérobe et semble toujours cacher quelque chose, soit qu'il ait peint, soit qu'il ait vécu. Point de palais avec l'état de maison d'un grand seigneur, point de train et de galeries à l'italienne. Une installation médiocre, la maison noirâtre d'un petit marchand, le pêle-mêle intérieur d'un collectionneur, d'un bouquiniste, d'un amateur d'estampes et de raretés. Nulle affaire publique qui le tire hors de son atelier et le fasse entrer dans la politique de son temps, nulles grandes faveurs qui jamais l’aient rattaché à aucun prince. Point d'honneurs officiels, ni ordres, ni titres, ni cordons, rien qui le mêle de près ni de loin à tel fait ou à tels personnages qui l'auraient sauvé de l'oubli, car l'histoire en s'occupant d'eux aurait incidemment parlé de lui. Rembrandt était du tiers, à peine du tiers, comme on eût dit en France en 1789. Il appartenait à ces foules où les individus se confondent, dont les mœurs sont plates, les habitudes sans aucun cachet qui les relève; et même en ce pays de soi-disant égalité dans les classes, protestant, républicain, sans préjugés nobiliaires, la singularité de son génie n'a pas empêché que la médiocrité sociale de l'homme ne le retint en bas dans les couches obscures et ne l'y noyât.
[...]
Dans sa pratique, il ne peignait, ne crayonnait, ne gravait comme personne. Ses œuvres étaient même, en leurs procédés, des énigmes. On admirait non sans quelque inquiétude; on le suivait sans trop le comprendre. C'était surtout à son travail qu'il avait des airs d'alchimiste. À le voir à son chevalet, avec une palette certainement engluée, d'où sortaient tant de matières lourdes, d'où se dégageaient tant d'essences subtiles, ou penché sur ses planches de cuivre et burinant contre toutes les règles, — on cherchait, au bout de son burin et de sa brosse, des secrets qui venaient de plus loin. Sa manière était si nouvelle, qu'elle déroutait les esprits forts, passionnait les esprits simples. Tout ce qu'il y avait de jeune, d'entreprenant, d'insubordonné et d'étourdi parmi les écoliers peintres courait à lui. Ses disciples directs furent médiocres; la queue fut détestable. Chose frappante après l'enseignement cellulaire que je vous ai dit, pas un ne sauva tout à fait son indépendance. Ils l'imitèrent comme jamais maître ne fut imité par des copistes serviles, et bien entendu ne prirent de lui que le pire de ses procédés.
[...]
Jamais la réalité ne l'a saisi par des ensembles. À voir la façon dont il traitait les corps, on pourrait douter de l'intérêt qu'il prenait aux enveloppes. Il aimait les femmes et ne les a vues que difformes, il aimait les tissus et ne les imitait pas; mais en revanche, à défaut de grâce, de beauté, de lignes pures, de délicatesse dans les chairs, il exprimait le corps nu par des souplesses, des rondeurs, des élasticités, avec un amour des substances, un sens de l'être vivant, qui font le ravissement des praticiens. Il décomposait et réduisait tout, la couleur autant que la lumière, de sorte qu'en éliminant des apparences tout ce qui est multiple, en condensant ce qui est épars, il arrivait à dessiner sans bords, à peindre un portrait presque sans traits apparents, à colorer sans coloris, à concentrer la lumière du monde solaire en un rayon. Il n'est pas possible dans un art plastique de pousser plus loin la curiosité de l'être en soi. À la beauté physique il substitue l'expression morale, — à l'imitation des choses, leur métamorphose presque totale; — à l'examen, les spéculations du psychologue; — à l'observation nette, savante ou naïve, des aperçus de visionnaire et des apparitions si sincères que lui-même il en est la dupe. Par cette faculté de double vue, grâce à cette intuition de somnambule, dans le surnaturel, il voit plus loin que n'importe qui. La vie qu'il perçoit en songe a je ne sais quel accent de l'autre monde qui rend la vie réelle presque froide et la fait pâlir.»

EUGÈNE FROMENTIN, Les maîtres d'autrefois: Belgique, Hollande, Paris, Plon, 14e éd. 1904, chap. XVI (texte intégral)

Articles


Rembrandt

Théophile Gautier

Rembrandt

Hippolyte Taine

Rembrandt et Vermeer

Théophile Thoré
Plus aucun historien ne s'autorise aujourd'hui à faire des rapprochements aussi audacieux que ceux que le critique Thoré imagina pour expliquer la génèse d'un génie tel que Vermeer. La rareté de documents authentiques permettant de retracer la

La ronde de nuit

Goncourt (frères)

Les maîtres d'autrefois: Rembrandt

Eugène Fromentin
L'historien de la critique d'art Lionello Venturi disait que les pages de Fromentin sur Rembrandt et Rubens n'ont jamais été égalées. Rembrandt n'est pas le maître du clair-obscur. Cette gloire revient au Caravage. Mais il est le maître de la l



Lettre de L'Agora - Printemps 2025

  • Billets de Jacques Dufresne

    J'ai peur – Jour de la Terre, le pape François, Pâques, les abeilles – «This is ours»: un Texan à propos de l'eau du Canada – Journée des femmes : Hypatie – Tarifs etc: économistes, éclairez-moi ! – Musk : danger d'être plus riche que le roi – Zelensky ou l'humiliation-spectacle – Le christianisme a-t-il un avenir?

  • Majorité silencieuse

    Daniel Laguitton
    2024 est une année record pour le nombre de personnes appelées à voter, mais c'est malheureusement aussi l’année où l'abstentionnisme aura mis la démocratie sur la liste des espèces menacées.

  • De Pierre Teilhard de Chardin à Thomas Berry : un post-teilhardisme nécessaire

    Daniel Laguitton
    Un post-teilhardisme s'impose devant l'évidence des ravages physiques et spirituels de l'ère industrielle. L'écologie intégrale exposée dans les ouvrages de l'écothéologien Thomas Berry donne un cadre à ce post-teilhardisme.

  • Réflexions critiques sur J.D. Vance du point de vue du néothomisme québécois

    Georges-Rémy Fortin
    Les propos de J.D. Vance sur l'ordo amoris chrétien ne sont somme toute qu'une trop brève référence à une théorie complexe. Ce mince verni intellectuel ne peut cacher un mépris égal pour l'humanité et pour la philosophie classique.

  • François, pape de l’Occident lointain

    Marc Chevrier
    Selon plusieurs, François a été un pape non occidental parce qu'il venait d'Amérique latine. Ah bon ? Cette Amérique se tiendrait hors de l'Occident ?

  • L'athéisme, religion des puissants

    Yan Barcelo
    L’athéisme peut-il être moral? Certainement. Peut-il fonder une morale? Moins certain, car l’athéisme porte en lui-même les semences de la négation de toute moralité.

  • Entre le bien et le mal

    Nicolas Bourdon
    Une journée d’octobre splendide, alors que je revenais de la pêche, Jermyn me fit signe d’arrêter. « Attends ! J&

  • Le racisme imaginaire

    Marc Chevrier
    À propos des ouvrages de Yannick Lacroix, Erreur de diagnostic et de François Charbonneau, L'affaire Cannon

  • Le capitalisme de la finitude selon Arnaud Orain

    Georges-Rémy Fortin
    Nous sommes entrés dans l'ère du capitalisme de la finitude. C'est du moins la thèse que Arnaud Orain dans son récent ouvrage, Le monde confisqué

  • Brèves

    La source augustinienne de la spiritualité de Léon XIV – La source augustinienne de la spiritualité de Léon XIV – Chine: une économie plus fragile qu'on ne le croit – Serge Mongeau (1937-2025) – Trump: 100 jours de ressentiment – La classe moyenne américaine est-elle si mal en point?