Record

Au XIXe siècle, selon Littré, le mot record n’était guère utilisé en français que dans le vocabulaire juridique, comme synonyme de rappel. Il désigne aujourd’hui un exploit mesuré objectivement, exprimé en chiffres et dépassant tous les exploits antérieurs enregistrés dans la même activité. Il a des sens plus divers et plus anciens en anglais où il désigne aussi la meilleure performance.

Apparu dans le sport, le record a progressivement envahi les autres activités humaines, y compris la sexualité. «La notion de record, née dans le sport, n’allait pas manquer de gagner du terrain dans le monde des affaires. Record, dans l’acception actuelle courante, signifiait à l’origine, pour user d’une métaphore hollandaise, la marque que le premier patineur arrivé à l’auberge écrivait sur la solive.»1

Phénomène moderne, le record s’inscrit à l’intérieur de ce que Alfred W. Crosby 2appelle la pantométrie, cette habitude de tout mesurer qui résulte du triomphe de la vision sur les autres sens. Pour pouvoir mesurer la chaleur ou les sons, il faut en effet pouvoir ramener les sensations du toucher, de l’ouie à des images, divisibles en unités, que l’œil puisse saisir. Lire un thermomètre c’est s’en remettre à l’œil pour appréhender une réalité qui auparavant était connue par le toucher. Prendre son plaisir dans les statistiques sportives, c’est réduire à la seule vision une expérience mettant tous les sens à contribution.

Plaisir de comptable, où l’enregistrement par l’esprit des chiffres de la performance a plus d’importance que la contemplation ou même l’exécution de la chose. Pendant les matchs de baseball, de nombreux amateurs écoutent la radio pour se tenir au courant de l’évolution des records dans l’ensemble des ligues professionnelles.


Notes
1. Johan Huizingua, Homo ludens, Éditions Gallimard 1995, p.319.
2. The Measure of Reality, Cambridge University Press, 1997.

Essentiel

À l'origine les plus grands poètes de la Grèce, Pindare par exemple, chantaient les victoires aux Jeux olympiques persuadés qu'ils immortaliseraient ainsi les plus grands athlètes.
    «De même, ô Agésidame! quelque gloire qu'un vainqueur ait cueillie, s'il descend au palais de Pluton sans que les chants des poëtes aient consacré ses hauts faits, il s'est fatigué longtemps pour ne jouir que d'un instant de bonheur. Mais toi, les doux accords de la lyre et les modulations de la flûte célèbrent ton triomphe, et les Piérides, filles de Jupiter, en éternisent la mémoire.» 1
A-t-on jamais mieux utilisé les mots pour évoquer le mot? «Le mot, écrit Pindare dans le poème destiné à Timasarque, le jeune Éginète, vit plus longtemps que l’exploit quand, par une faveur due aux Charites, notre langue le tire des profondeurs de notre cœur »2

Les muses ont délaissé la victoire. Les journalistes poètes ont été remplacés par les journalistes statisticiens. Les records, les statistiques, vivront-ils plus longtemps que l’exploit…et de quelle vie?

L'exploit n'a-t-il pas lui-même changé de nature? Dans l'exploit moderne, comme l'a si bien dit Coubertin , c'est la volonté (et l'entraînement systématique qu'elle rend possible) qui domine; dans les victoires que célébraient Pindare, c'est le naturel de l'athlète qui dominait. Ce naturel on était persuadé au temps de Pindare qu'il était indissociable de la noblesse et on lui attribuait un caractère divin quand il était excellent. D'où le fait que Pindare adoptait le ton religieux pour célébrer les victoires. Il rendait grâce à la grâce. Il ne célébrait pas les inlassables efforts d'une volonté.

La pensée de Pindare, nous dit Jaeger, n'avait pas été touchée par la séparation de l'âme et du corps, ce dualisme qui allait imprégner la philosophie grecque et permettre que le corps soit transformé en un instrument au service de la volonté. Il fait remonter le professionnalisme, dont l'importance n'a fait que croître, à cette division.

    «Ce ne fut que passé l'époque de Pindare que l'énergie inflexible, la tradition vivace et séculaire de l'aristocratie durent s'incliner devant le professionnalisme; alors seulement les attaques de Xénophane sur la surestimation de la force corporelle grossière et stupide déclenchèrent un tardif mais persistant écho. Dès que les Grecs eurent l'impression que l'esprit se distinguait du corps et lui était opposé, le vieil idéal athlétique s'effritat sans espoir de salut et perdit aussitôt sa place primordiale dans la vie de l'Hellade; et ceci bien que l'athlétisme survécût encore durant des siècles à titre de simple sport. À l'origine, rien ne lui était plus étranger que la conception purement intellectuelle de force physique et de record. L'union idéale du physique et du spirituel que nous admirons encore (quoiqu'elle soit irrémédiablement perdue pour nous) dans les chefs d'oeuvre de la culture grecque, montre comment nous devons comprendre l'idéal athlétique de l'exploit viril, même si cet idéal a pu différer fortement de la réalité. 3»

Notes
1. Olympiques, Hymne à Agésidame, traduction de Robert Brasillach dans, Anthologie de la Poésie grecque, Librairie Stock, Paris, 1950
2. Néméennes IV, 7., traduction de Robert Brasillach dans, Anthologie de la Poésie grecque, Librairie Stock, Paris, 1950
3. Werner Jaeger, Paideia, La formation de l'homme grec, Gallimard, Paris 1964, p.251.

Enjeux


Le record n'existait pas dans les jeux anciens. Le but de l'athlète était d'être le meilleur aux Jeux de telle année, non le meilleur absolument. On peut voir là l'une des causes de la démesure et du dopage qu'elle entraîne et en conclure qu'il s'agit d'un mauvais principe éducatif. On sait l'importance que Coubertin attachait à l'éducation. Il lui a donc fallu justifier le record. Voici comment il l'a fait:

    «Le record, en effet, est considéré comme la quintessence de l'effort, par conséquent comme quelque chose d'éminemment nuisible en un temps où la recherche de la perfection tend à s'effacer devant le souci de la moyenne. C'est une erreur. Il peut être fait du record des applications exagérées, mais, en lui-même, il comporte moins de tendances à l'exagération que le concours. La raison en est simple. Le concours vous met en lutte, vous concurrent, avec un être animé; le record ne dresse en face de vous qu'un fait inerte, un chiffre, une mesure d'espace ou de temps: vous ne luttez à proprement parler qu'avec vous-même. Votre ambition et votre volonté forment l'unique moteur qui vous actionne. Si vous perdez un instant le contrôle que vous exercez sur elles, si elles parviennent à vous emballer, ce ne sera que par une rapide griserie qui n'annihilera point les avertissements donnés par l'organisme. Bref vous êtes tout à votre affaire. Combien différent sera votre état d'âme si devant, derrière, à côté de vous travaillent d'autres muscles et d'autres cerveaux dont la présence inquiète et surexcite vos nerfs. Vous aurez beau les avoir étudiés, avoir mesuré déjà leurs forces, connaître leurs habitudes, leurs avantages, leurs faiblesses, vous n'en serez pas moins à leur merci.»1


Ludwig Klages, un contemporain de Coubertin, était d'un autre avis. Pour lui, le culte du record, de la performance, est un phénomène hystérique. Il témoigne d'une grande pauvreté vitale compensée par la complaisance dans le formalisme et le besoin de représentation. «La personnalité hystérique, écrit Klages, est caractérisée par la réaction du besoin de représentation sur le sentiment de l'impuissance à vivre»2. Incapable de jouir du plaisir naturel, qui n'a pas besoin de s'offrir en spectacle pour exister, le recordman obtient en progressant sur l'échelle chiffrée un plaisir égotiste si peu authentique qu'il a besoin de l'approbation de spectateurs pour se rassurer sur lui-même. « Un trait décisif de l'attitude de l'hystérique, c'est la dépendance à l'endroit du spectateur. (...) Il est un porteur de masque chez lequel le masque serait devenu chair, ou plutôt derrière le masque duquel se trouve, non un être vivant, mais un engrenage prêt à suivre les injonctions du masque.»3

Notes
1. Le Figaro, Paris, 10 janvier 1903, p1-2.
2. Klages, Ludwig, Les principes de la caractérologie, Delachaux et Niestley, Paris 1950, p. 122.
3. Ibid., p.122

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