Objectivité
L'objectivité est à la fois un idéal moral, sous la forme de l'impartialité, un idéal psychologique sous la forme de la probité : «ne mettez pas vos penchants lascifs à la charge des étoiles» (Shakespeare)et un idéal intellectuel sous la forme de l'attention; c'est en effet la qualité d'attention dont je suis capable qui me permet de «penser ce que je vois plutôt que de voir ce que je pense» selon les mots de Bergson.
Dans les trois cas,une purification comportant de la souffrance est nécessaire; on s'élève vers l'objectivité en préférant s'exposer à la lumière au risque d'être brûlé par elle plutôt que de se réfugier dans un clair obscur confortable.
C'est pourquoi l'éducation doit être indissociablement morale, psychologique et intellectuelle, ce que les fondateurs des collèges classiques avaient bien compris : dans les classes d'éléments latins, on étudiait des sujets lointains, comme l'histoire et la littérature anciennes, la géométrie, la grammaire. L'intelligence apprenait ainsi à se déployer à l'abri des assauts falsificateurs du moi et de l'inconscient. On n'étudiait la philosophie et la littérature contemporaine qu'à la fin du cours à un moment où l'on pouvait présumer que l'intelligence s'était suffisamment dégagée du moi et de l'inconscient pour pouvoir penser ce qu'elle voyait.
Le chiffre, la mathématique pouvaient avoir dans ce contexte le rôle purificateur que leur assignait Platon : il est plus facile de lire la causalité, la nécessité, dans la sphère abstraite ou s'opère le raisonnement mathématique qu'à travers une émotion comme on est souvent tenu de le faire dans la vie courante; il est plus facile de comprendre le théorème du triangle rectangle que de reconnaître en soi la jalousie quand on est dans un triangle amoureux.
Il y a longtemps toutefois qu'on n'enseigne pas la mathématique en vue de cet effet purificateur, mais en vue de l'excellence dans les disciplines conduisant au pouvoir, en vue aussi et, au début du moins dans le même esprit, de dissocier l'objectivité des qualités personnelles d'attention, d'impartialité et de et probité et par là de démocratiser le savoir.
Dans la mesure où les qualités personnelles entre en cause dans l'objectivité, cette dernière ne peut qu'être répartie de façon très inégale. Le recours aux chiffres et par là à l'idée de l'observateur interchangeable, change tout et aide à comprendre pourquoi la montée des mathématiques dans l'histoire correspond à celle de l'égalité. Tout le monde peut facilement lire la même heure sur le cadran chiffré d'une horloge. Tout le monde peut lire un thermomètre. Si la science avait pu progresser à l'aide d'instruments de mesures et d'équations simples, l'égalité aurait pu continuer de monter avec elle.
Mais très tôt, dès le XVIIeme siècle, avec les probabilités de Pascal et le calcul intégral et différentiel de Leibniz, la science, désormais indissociable des mathématiques, échappaient au commun des mortels tout en devenant un instrument de pouvoir de plus en plus efficace. Si bien qu'en ce moment, dans les lieux de pouvoir comme New-York, une part tout à fait démesurée de la richesse mondiale, se concentre entre les mains de spéculateurs qui eux-mêmes s'appuient sur des raisonnements mathématiques de plus en plus abstraits et des machines de plus en plus rapides. Sans le moindre intérêt pour les objets réels, sans même l'ombre de l'objectivité. Au sommet de la pyramide immobilière personne ne se souciait il y a quelques années du petit propriétaire au bas de l'échelle. Il avait depuis longtemps cessé d'être une personne, il n'était même plus un objet
Voici le grand paradoxe de notre temps. L'inégalité s'accroît dans les vieux pays démocratiques alors que dans les pays ayant vécu jusqu'ici sous dictature, on rêve d'accéder à la liberté et à l'égalité via la démocratie.
Comment expliquer que,dans les paradis de l'égalité, tels les États-Unis, on tolère, depuis si longtemps, la montée de l'inégalité? Ne serait-ce pas parce qu'elle provient non de la nature, mais de l'homme, et plus précisément, pense-t-on, du mérite personnel de certains? En réalité le mérite personnel qui peut en effet légitimer l'inégalité et la rendre tolérable a de moins en moins d'importance. Il faut plutôt voir à l'oeuvre une mécanique financière anonyme qui favorise systématiquement ceux qui ont le plus d'argent au départ. Puisque c'est le capital qui s'enrichit et qui enrichit et non le travail et les ressources, il s'ensuit que le mérite personnel devient un facteur secondaire de l'inégalité.