Melville Herman

1er août 1819-Octobre 1891
« Comme Nathaniel Hawthorne, il descendait d'une famille riche et ancienne qui sombra brusquement dans la misère à la mort du père. Malgré une éducation patricienne, des traditions familiales de fierté et un travail acharné, Melville se retrouva démuni et sans éducation universitaire. A dix-neuf ans, il s'embarqua. Son intérêt pour la vie de marin découla naturellement de son expérience personnelle et la plupart de ses premiers romans sont directement inspirés de ses voyages en mer. On y constate la vaste expérience de la démocratie du jeune Melville et sa haine de la tyrannie et de l’injustice. Son premier livre, Typee, évoque la période qu’il a passée parmi la tribu des Taipis, soupçonnée de cannibalisme mais en fait hospitalière, aux îles Marquises, dans le Sud du Pacifique. Il y fait l’éloge de ce peuple et de son mode de vie naturel, harmonieux, et critique les missionnaires chrétiens qu’il juge beaucoup moins civilisés que les peuplades qu’ils venaient convertir.

Moby Dick, le chef-d’œuvre de Melville, est l’épopée du navire baleinier Pequod et de son capitaine, Achab, cet «impie, semblable à un dieu», dont la poursuite obsessionnelle de la baleine blanche, Moby Dick, mène le navire et son équipage à leur perte. L’œuvre, roman d’aventures, réaliste, renferme une série de méditations sur la condition humaine. Tout au long de ses pages, la chasse à la baleine est une grandiose métaphore de la quête de la connaissance. Des catalogues et des descriptions réalistes des baleines et de l’industrie baleinière émaillent le récit, mais tous ces passages ont des connotations symboliques. Au chapitre quinze consacré à la baleine franche, le narrateur explique que cette dernière appartient aux stoïques tandis que le cachalot compte parmi les platoniciens, référence à deux grandes écoles de philosophie.

Certes, le roman de Melville est philosophique, mais il est également tragique. En dépit de son héroïsme, Achab est condamné et peut-être même damné. La nature, si belle soit-elle, demeure étrangère et potentiellement mortelle. Moby Dick, la grande baleine blanche, est une existence cosmique, impénétrable, qui domine le roman comme elle obsède Achab. Les faits relatés sur les cétacés et la chasse à la baleine ne suffisent pas à expliquer Moby Dick; au contraire, ils auraient plutôt tendance à devenir des symboles et chacun d’eux est relié en un réseau cosmique à chacun des autres faits. Cette idée de correspondance ne signifie pourtant pas que les hommes sont capables de «lire» la vérité dans la nature, comme le croit Emerson. Derrière les faits qu’accumule l’auteur, il y a une vision mystique – bonne ou maléfique, humaine ou inhumaine, cela n’est jamais expliqué.

Le roman est moderne dans sa tendance à ne se référer qu’à lui-même. Herman Melville y commente souvent les processus de l’écriture, de la lecture et de la connaissance. Ainsi, l’un des chapitres de Moby Dick est une étude exhaustive dans laquelle le narrateur tente une classification à laquelle il renonce, affirmant que rien de grand ne peut jamais être mené à bien («Dieu me garde de jamais finir quoi que ce soit. Tout ce livre n’est qu’un brouillon – voire un brouillon de brouillon. O Temps, Force, Argent et Patience»). Cette idée d’un texte littéraire considéré comme une version imparfaite ou un brouillon abandonné est très contemporaine.

Achab s’entête à imaginer un monde héroïque, hors du temps, un monde d’absolus dans lequel il se dressera au-dessus de ses hommes. Dans sa folie, il exige un texte terminé, une réponse. Mais le roman montre que, de même qu’il n’existe pas de textes achevés, il n’y a pas de réponses définitives sauf, peut-être, dans la mort.

Certaines références littéraires résonnent dans tout le roman. Achab, par exemple, dont le nom est celui d’un roi de l’Ancien Testament, désire une connaissance totale, faustienne, divine. Comme Œdipe dans la tragédie de Sophocle, qui paie le tribut tragique d’un savoir néfaste, Achab est aveuglé avant d’être blessé à la jambe et enfin tué. Moby Dick se termine sur le mot «orphelin». Ismaël, le narrateur est un errant semblable à un orphelin. Son nom lui vient de la Genèse dans l’Ancien Testament: Ismaël était le fils d’Abraham et d’Agar – la servante de Sarah, épouse d’Abraham. Ismaël et sa mère furent chassés dans le désert par le patriarche.

Il y a d’autres exemples encore. Rachel (une des femmes de Jacob) est le nom du bateau qui recueille Ismaël à la fin du livre. Enfin, la baleine métaphysique rappelle aux lecteurs juifs et chrétiens le récit biblique de l’aventure de Jonas, jeté par-dessus bord par des matelots persuadés qu’il leur portait malheur. Avalé par un «grand poisson», selon le texte de la Bible, il vécut un certain temps dans son estomac avant d’être rejeté sur la terre ferme, grâce à l’intervention divine. En essayant d’échapper au châtiment, il ne fit qu’accroître ses souffrances.

Les références historiques enrichissent aussi la matière de son roman. Le Pequod porte le nom d’une tribu indienne de Nouvelle-Angleterre disparue; ainsi ce nom donne à penser que le navire est voué à disparaître. En fait, la chasse à la baleine était une industrie importante, surtout en Nouvelle-Angleterre, et fournissait l’huile, source d’énergie, en particulier pour les lampes. C’est ainsi que la baleine déverse littéralement sa «lumière» sur l’univers. La chasse à la baleine était expansionniste par nature et liée à l’idée de destinée manifeste, puisque les Américains devaient parcourir le monde à la recherche de leurs proies (en fait, l’Etat d’Hawaii est passé sous domination américaine, parce qu’il servait de principale escale pour les navires baleiniers américains). Les membres de l’équipage du Pequod représentent toutes les races et plusieurs religions, ce qui érige l’Amérique autant en symbole de l’esprit universel qu’en creuset démographique. Enfin, Achab incarne la version tragique de l’individualisme démocratique américain. Il affirme sa dignité d’individu et ose s’opposer aux forces inexorables de l’univers.

L’épilogue du roman tempère la tragique disparition du navire. Melville ne cesse d’insister sur l’importance de l’amitié et de la communauté multiculturelle de l’humanité. Après le naufrage, Ismaël est sauvé par le cercueil qu’a fabriqué son ami intime: le courageux harponneur tatoué, le prince polynésien Queequeg. Les dessins primitifs, mythologiques, du cercueil résument l’histoire du cosmos. Ismaël est sauvé de la mort par un objet de mort. De la mort surgit la vie, en fin de compte.

On a dit de Moby Dick que c’était une «épopée naturelle» – une superbe mise en scène du drame de l’esprit humain sur fond de nature primitive – à cause du mythe de la chasse, du thème initiatique, du symbolisme édénique de l’île, de la manière positive dont sont traités les peuples de l’ère prétechnologique et de la quête d’une re-naissance. Par cette façon de camper l’humanité seule face à la nature, le roman est éminemment américain. L’écrivain Alexis de Tocqueville avait prédit dans son œuvre publiée en 1835, De la démocratie en Amérique, que ce thème s’imposerait car c’était l’un des résultats de l’avènement de la démocratie : Les destinées humaines, l’homme, pris à part de son temps et de son pays, et placé en face de la nature et de Dieu, avec ses passions, ses doutes, ses prospérités inouïes et ses misères incompréhensibles deviendront pour ces peuples l’objet principal et presque unique de la poésie […]. Tocqueville pense que, dans une démocratie, la littérature se penchera surtout sur «l’homme dans les profondeurs de sa nature immatérielle» et non sur les simples apparences ou les distinctions superficielles de classe ou de position sociale. Il est certain que Moby Dick et Typee, comme Les Aventures d’Huckleberry Finn et Walden correspondent bien à cette description. Ces œuvres constituent des célébrations de la nature qui remettent en cause la civilisation urbaine, fondée sur la société de classes. »

Katharyn VanSpanckeren, Esquisse de la littérature américaine. Ouvrage publié par l'Agence d'information des Etats-Unis

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