Fondamentalisme

Les fondamentalismes actuels résultent-ils d'un authentique retour à la tradition ou sont-ils au contraire des symptômes de la rupture de cette tradition? Voici la réponse de Jean-Claude Guillebaud 1 à cette question:

«D’ordinaire, ces fondamentalismes intolérants – et surtout celui qui affecte l’islam – sont interprétés comme une régression vers la tradition, une marche en arrière vers les origines fondatrices, favorisée par une relecture littérale du Coran. Il s’agirait en somme du resurgisse ment au cœur de la modernité d’une religion inaugurale, auprès de laquelle les croyants seraient invités à se ressourcer.
On chercherait, en d’autres termes, à réactiver une tradition communautaire perdue, ou trahie. Le phénomène, à ce titre, serait comparable – en plus violent – à ces purs conservatismes religieux que sont, par exemple, les Amish en Pennsylvanie ou les Vieux croyants (en russe : starovery), ces communautés issues du schisme qui divisa l’Église russe au XVIIe siècle. Le fondamentalisme musulman exprimerait en quelque sorte un rejet de la modernité, et de l’individualisme qui en est le trait marquant.
Cette vision simplificatrice ne correspond pas à la réalité. Si l’on en croit les spécialistes occidentaux de l’islam, le phénomène fondamentaliste est au contraire un pur produit de la modernité et de l’atomisation individualiste qui l’accompagne. Loin de s’inscrire dans la continuité ou la nostalgie d’une tradition, il correspondrait à une rupture avec cette dernière. Du moins en va-t-il ainsi pour les groupuscules terroristes, qu’ils se réclament du salafisme (du mot salaf, prédécesseur ou ancêtre, qui désigne les compagnons de Mahomet) ou du wahabisme (doctrine fondée par Abdul Wahhab au XVIIIe siècle). Cette volonté « intégraliste » de se réapproprier une tradition fait illusion. Les groupes en question sont apparus, en réalité, dans le contexte d’un islam décomposé par la modernité. La plupart des activistes qu’on y trouve sont d’abord passés par un stade d’occidentalisation et d’émancipation personnelle. Nombre d’entre eux ont fait leurs études aux États-Unis ou en Europe. Ils ont une interprétation individualiste de la religion, se révèlent mobiles, capables de passer d’un groupe à l’autre. Ils interprètent l’appartenance à une communauté comme le produit d’un choix volontaire, et non d’un héritage.

En un mot, ce ne sont pas des traditionalistes mais des révoltés dont l’action violente et l’isolement groupusculaire se rapprochent plus de ceux de l’extrême gauche terroriste allemande ou italienne des années 1970 que de la nostalgie coranique des vieillards d’Égypte ou d’ailleurs qui fument le narguilé entre deux appels à la prière. Ce phénomène, en somme, relèverait plus d’une idéologie sommaire que de la religion proprement dite, et plus de la crédulité sauvage que de la croyance domestiquée par la tradition et la théologie.

Un des chercheurs qui ont le plus clairement théorisé ce « fondamentalisme moderne » assez déroutant est sans aucun doute le Français Olivier Roy. Dans ses ouvrages ou ses articles, il insiste constamment sur le lien entre ces groupuscules et le processus de mondialisation qui accélère la décomposition des grandes traditions et des communautés d’origine. Il s’agit-là, paradoxalement, d’une pathologie individualiste de la croyance, d’une crédulité sans ancrage. « Par définition, écrit-il, ce néofondamentalisme intéresse les déracinés et donc [en France] une frange de la seconde génération d’immigrés. Mais aussi, et également par définition, il convertit parmi les non-musulmans qui se sentent aussi déracinés (rebelles sans causes, minorités raciales, jeunes “Blancs” de banlieues qui ont connu la galère avec leurs copains issus de l’immigration et redevenu born again)

Les analyses d’Olivier Roy conduisent à interpréter le discours des groupuscules islamiques les plus radicaux non point comme un « retour » à la tradition, mais au contraire comme un enjambement de celle-ci, une évacuation de l’acquit théorique et réflexif accumulé pendant plusieurs siècles. En définitive, il ne s’agit pas vraiment de « renouer » les fils d’une transmission mais de rompre délibérément avec elle. On cherchera moins à retrouver une religion, au sens collectif et wébérien du terme, qu’à effectuer un saut immédiat et brutal vers une religion imaginaire, une religion « autre » qui n’a d’islamique que le nom. Si ces jeunes déracinés – et livrés en tant que tels à la crédulité – mettent obsessionnellement en avant le référent et les « signes » ou les « fétiches » islamiques, leur comportement ne peut faire illusion. Ils sont et restent partie prenante d’une sécularisation générale dont l’islamisme radical n’est que le sous-produit.»2

1-Jean-Claude Guillebaud , La force de conviction, Paris, Seuil, 2005, p.154-155.
2-Olivier Roy, La Laïcité face à l’islam, Stock, 2005. Du même auteur et sur le même sujet, voir L’Islam mondialisé, Seuil, 2002.

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