Fonctionnaire

Enjeux

Envié parce qu'il a un emploi permanent, méprisé parce qu'on lui reproche de compliquer la vie des citoyens dont il est en principe le serviteur, le fonctionnaire est devenu, au fur et à mesure que l'État moderne s'est développé, une cible de choix pour les auteurs comiques...et la vedette incontestée des campagnes électorales; aucun parti politique ne peut en effet espérer être élu s'il ne promet de limiter les méfaits de la bureaucratie.

Les médecins eurent Molière à leur chevet. Dans la même tradition française, c'est George Courteline qui veilla sur la réputation des fonctionnaires. Ce passage de l'une de ses pièces, Monsieur Badin, conservera sa pertinence tant qu'il y aura des États et des fonctionnaires à leur service.

Monsieur Badin comparaît devant son directeur de service pour cause d'absentéisme. Il lui reproche de se moquer de lui.

Monsieur Badin.
- Si, monsieur; vous raillez. Vous êtes comme tous ces imbéciles qui trouvent plaisant de me taper sur le ventre et de m'appeler employé pour rire ! ... Dieu vous garde, Monsieur, de vivre jamais un quart d'heure de ma vie d'employé pour rire !

Le Directeur, étonné.
- Pourquoi cela ?

Monsieur Badin.
- Ecoutez, Monsieur. Avez-vous jamais réfléchi au sort du pauvre fonctionnaire qui, systématiquement, opiniâtrement, ne veut pas aller au bureau, et que la peur d'être mis à la porte hante, poursuit, torture, martyrise, d'un bout de la journée à l'autre ?

Le Directeur.
- Ma foi, non.

Monsieur Badin.
- Eh bien, Monsieur, c'est une chose épouvantable, et c'est là ma vie, cependant. Tous les matins, je me raisonne, je me dis : "Va au bureau, Badin ; voilà plus de huit jours que tu n'y es allé !" Je m'habille, alors, et je pars ; je me dirige vers le bureau. Mais, ouitche ! j'entre à la brasserie ; je prends un bock... deux bocks... trois bocks ! Je regarde marcher l'horloge, pensant : "Quand elle marquera l'heure, je me rendrai à mon ministère." Malheureusement, quand elle a marqué l'heure, j'attends qu'elle marque le quart ; quand elle a marqué le quart, j'attends qu'elle marque la demie !...

Le Directeur.
- Quand elle a marqué la demie, vous vous donnez le quart d'heure de grâce...

Monsieur Badin.
- Parfaitement ! Après quoi je me dis : "il est trop tard. J'aurais l'air de me moquer du monde. Ce sera pour une autre fois !" Quelle existence ! Quelle existence ! Moi qui avais un si bon estomac, un si bon sommeil, une si belle gaîté, je ne prends plus plaisir à rien, tout ce que je mange me semble amer comme du fiel ! Si je sors, je longe les murs comme un voleur, l'oeil aux aguets, avec la peur incessante de rencontrer un de mes chefs ! Si je rentre, c'est avec l'idée que je vais trouver chez le concierge mon arrêté de révocation ! Je vis sous la crainte du renvoi comme un patient sous le couperet !... Ah ! Dieu !...

[...]

Le Directeur, ému.
- Eh bien ! mais, venez au bureau, monsieur Badin.

Monsieur Badin.
- Impossible monsieur le Directeur.

Le Directeur.
- Pourquoi ?

Monsieur Badin.
- Je ne peux pas... ça m'embête.

Le Directeur.
- Si tous vos collègues tenaient ce langage...

Monsieur Badin, un peu sec.
- Je vous ferai remarquer, Monsieur le Directeur, avec tout le respect que je vous dois, qu'il n'y a pas de comparaison à établir entre moi et mes collègues. Mes collègues ne donnent au bureau que leur zèle, leur activité, leur intelligence et leur temps ; moi, c'est ma vie que je lui sacrifie.
Désespéré
Ah ! Tenez, Monsieur, ce n'est plus tenable.

Le Directeur, se levant.
- C'est assez mon avis.

Monsieur Badin, se levant également.
- N'est-ce pas ?

Le Directeur.
- Absolument. Remettez moi votre démission ; je la transmettrai au Ministre.

Monsieur Badin, étonné.
- Ma démission ? Mais, Monsieur, je ne songe pas à démissionner ; je demande seulement une augmentation.

Le Directeur.
- Comment, une augmentation !

Articles





Lettre de L'Agora - Printemps 2025