Cybernétique
«La cybernétique est l’art de rendre l’action efficace.» Cette définition de Couffignal, un pionnier français de la cybernétique, est celle qui se rapproche le plus de la conception de Platon. Le bon pilote est celui dont l’action est efficace dans la tempête. «Science du contrôle et de la communication chez l’animal et la machine. » Telle est la définition de Norbert Wiener, l’auteur Cybernétics or control and communication in the animal and machine, ouvrage paru en 1948. C’est à cet Américain qu’on attribue la paternité de la cybernétique.
Jules César a possédé au suprême degré l'art de rendre l'action efficace. À maintes reprises, il a transformé à son avantage des situations où, pour lui et ses troupes, l’échec semblait inévitable. Un jour, par exemple, victime d’une crise d’épilepsie, il tomba face contre terre au moment précis où il mettait le pied sur le sol d’Afrique pour y affronter les troupes de Pompée. Mauvais présage ! La frayeur s’empara des troupes qui s’apprêtaient à débarquer. Devinant ce qui se passait, César transforma sa chute en un geste libre, celui d’un général sûr de sa victoire, qui se jette par terre pour prendre possession de la terre convoitée en l’embrassant. Et il conduisit ses troupes à la victoire.
On attribue spontanément un tel exploit à une prodigieuse présence d’esprit... et des sens. Ayant ainsi senti la frayeur de ses soldats, le pilote a voulu leur prouver qu’il était demeuré en pleine possession de ses moyens.
À l’époque, personne n’aurait songé à créer une science ayant pour fin d’étudier la façon dont l’information avait circulé, s’était organisée dans l’âme et dans le corps de César. Personne n’aurait songé à appeler rétroaction le message que les troupes ont envoyé à leur chef en manifestant leur frayeur. La présence d’esprit et la force d’âme étaient des qualités que l’on s’attendait à trouver chez un chef!
Pour bien comprendre la cybernétique, il faut se représenter le contexte dans lequel l’un des homologues de César durant la guerre de 1939-45, le général Eisenhower, a dû prendre ses principales décisions, à l’occasion du débarquement en Normandie par exemple. Encore nécessaires, les qualités traditionnelles du chef, n’étaient toutefois plus suffisantes. Il fallait tenir compte non seulement d’un grand nombre de facteurs considérés séparément, mais aussi de l’interaction de ces facteurs entre eux. Il fallait pouvoir prévoir, par exemple, qu’en cas de brouillard, la précision des tirs d’artillerie serait moins grande, etc. Lors de la guerre contre l’Irak en 2003, les choses avaient évolué d’une façon telle dans la direction de la complexité que les qualités personnelles du chef n’avaient pratiquement plus d’importance. Qui se souvient du nom du commandant américain ?
Dans de telles conditions, ce n’est pas d’abord en formant de bons chefs, avec l’aide de philosophes comme Platon et Aristote, que l’on peut le mieux s’assurer de la victoire, c’est en étudiant, avec les méthodes appropriées, la façon dont l’information circule et s’organise.
Par information il faut entendre ici non seulement les renseignements, qui demeurent nécessaires dans une guerre, mais l’ensemble des messages, verbaux et non verbaux, conscients et inconscients qui circulent aussi bien entre un pilote et son co-pilote qu’entre deux ordinateurs ou deux cellules d’un organisme. L’échange de renseignements implique des êtres libres. L’information qui est l’objet de la cybernétique est commune aux machines et aux organismes vivants, qui par là même sont assimilés à la machine, (non pas toutefois à ce qu’on pourrait appeler la machine classique, que Descartes avait décrite et qui obéissait à la volonté. La machine telle que la conçoivent les cybernéticiens ressemble davantage à un robot, elle est capable de s’adapter à un environnement. Bien programmée, elle pourrait mimer le comportement de César sur le sol africain).
Cette assimilation de la vie à la machine évoque le matérialisme, mais c’est plutôt le formalisme qui caractérise la cybernétique. Norbert Wiener appartient à la lignée de ceux qui ont repris à leur compte le rêve de Leibniz : des procédés automatiques, semblables à ceux de l’algèbre, pour accéder à la vérité et, par suite, pour assurer la conduite des guerres et la gouverne des sociétés.
Souvenons-nous qu’au moment où ces idées prenaient forme, les deux personnes qui incarnaient le mieux les qualités du chef traditionnel étaient deux monstres : Staline et Hitler. Il pouvait sembler plus simple de s’en remettre à des procédés automatiques, à des routines que de former des chefs.
Peu avant la guerre, un autre événement majeur s’était produit : la découverte par l’ingénieur américain Shannon de l’équivalence des portes logiques de Boole et des interrupteurs dans les circuits électriques. Cet événement, qui assurait le développement rapide des ordinateurs, confirmait l’hypothèse d’une règle formelle unique s’appliquant aussi bien au cerveau, aux machines qu'aux êtres humains.
La cybernétique mérite-t-elle le nom de discipline, est-elle un art, une science ? Dans La Méthode, Edgar Morin répond à cette question sans y répondre : «L’idée de cybernétique – art/science de la gouverne – peut s’intégrer et se transformer en cybernétique, art/science de piloter ensemble, où la communication n’est plus un outil de la commande, mais une forme symbolique complexe d’organisation.»
On revient ainsi à Platon qui écrit, dans Les lois (Livre XII), à propos de la kubernêtikê: «N'est-ce pas à la fois le pilote et les matelots, dont les sens s'unissent à l'intelligence du pilote, qui se sauvent eux-mêmes en même temps que le vaisseau.»
En élargissant le sens du mot cybernétique comme il le fait, Edgard Morin veut manifestement infléchir la cybernétique vers la démocratie. C’est là une prudence élémentaire, car s’il existe une science qui, par sa nature même, semble destinée à servir le totalitarisme c’est bien la cybernétique.