II. Les années de théâtre

Victor Hugo
Deuxième partie de la biographie de William Shakespeare par Victor Hugo.
§VI


Shakespeare, on vient de le voir, resta longtemps sur le seuil du théâtre, dehors, dans la rue. Enfin il entra. Il passa la porte et arriva à la coulisse. Il réussit à être call-boy, garçon appeleur, moins élégamment, aboyeur. Vers 1586, Shakespeare aboyait chez Greene, à Black-Friars. En 1587, il obtint de l'avancement; dans la pièce intitulée: le Géant Agrapardo, roi de Nubie, pire que son frère feu Angulafer, Shakespeare fut chargé d'apporter son turban au géant. Puis de comparse il devint comédien, grâce à Burbage auquel, plus tard, dans un interligne de son testament, il légua trente-six schellings pour avoir un anneau d'or. Il fut l'ami de Condell et de Hemynge, ses camarades de son vivant, ses éditeurs après sa mort. Il était beau; il avait le front haut, la barbe brune, l'air doux, la bouche aimable, l'œil profond. Il lisait volontiers Montaigne, traduit par Florio. Il fréquentait la taverne d'Apollon. Il y voyait et traitait familièrement deux assidus de son théâtre, Decker, auteur du Guls Hornbook, où un chapitre spécial est consacré à «la façon dont un homme du bel air doit se comporter au spectacle», et le docteur Symon Forman qui a laissé un journal manuscrit contenant des comptes rendus des premières représentations du Marchand de Venise et du Conte d'hiver. Il rencontrait sir Walter Raleigh au club de la Sirène. A peu près vers la même époque, Mathurin Régnier rencontrait Philippe. de Béthune à la Pomme de Pin. Les grands seigneurs et les gentilshommes d'alors attachaient volontiers leurs noms à des fondations de cabarets. A Paris, le vicomte de Montauban, qui était Créqui, avait fondé le Tripot des onze mille diables; à Madrid, le duc de Médina Sidonia, l'amiral malheureux de l'Invincible, avait fondé et Puno-en-rostro, et, à Londres, sir Walter Raleigh avait fondé la Sirène. On était là ivrogne et bel esprit.


§ VII


En 1589, pendant que Jacques VI d'Écosse, dans l'espoir du trône d'Angleterre, rendait ses respects à Élisabeth, laquelle, deux ans auparavant, le 8 février 1587, avait coupé la tête à Marie Stuart, mère de ce Jacques, Shakespeare fit son premier drame, Périclès. En 1591, pendant que le roi catholique rêvait, sur le plan du marquis d'Astorga, une seconde Armada, plus heureuse que la première en ce qu'elle ne fut jamais mise à dot, il fit Henri VI. En 1593, pendant que les jésuites obtenaient du pape la permission expresse de faire peindre «les tourments et supplices de l'enfer sur les murs de «la chambre de méditation» du collège de Clermont, où l'on enfermait souvent un pauvre adolescent qui devait, l'année d'après, rendre fameux le nom de Jean Châtel, il fit la Sauvage apprivoisée.

En 1594, pendant que, se regardant de travers et prêts à en venir aux mains, le roi d'Espagne, la reine d'Angleterre et même le roi de France disaient tous les trois: Ma bonne ville de Paris, il continua et compléta Henri VI. En 1595, pendant que Clément VIII, à Rome, frappait solennellement Henri IV de son bâton sur le dos des cardinaux du Perron et d'Ossat, il fit Timon d'Athènes. En 1596, l'année où Élisabeth publia un édit contre les longues pointes des rondaches, et ou Philippe II chassa de sa présence une femme qui avait ri en se mouchant, il fit Macbeth. En 1597, pendant que ce même Philippe II disait au duc d'Alba: Vous mériteriez la hache, non parce que le duc d'Albe avait mis à feu et à sang les Pays-Bas, mais parce qu'il était entré chez le roi sans se faire annoncer, il fit Cymbeline et. Richard III. En 1598, pendant que le comte d'Essex ravageait l'Irlande ayant à son chapeau un gant de la vierge-reine Élisabeth, il fit les Deux gentilshommes de Vérone, le Roi Jean, Peines d'amour perdues, la Comédie d'erreurs, Tout est bien qui finit bien, le Songe d'une nuit d'été et le Marchand de Venise. En 1599, pendant que le conseil privé, à la demande de sa majesté, délibérait sur la- proposition de mettre à la question le docteur Hayward pour avoir volé des pensées à Tacite, il fit Roméo et Juliette. En 1600, pendant que l'empereur Rodolphe faisait la guerre à son frère révolté et ouvrait les quatre veines à son fils, assassin d'une femme, il fit Comme il vous plaira, Henri IV, Henri V et Beaucoup de bruit pour rien. En 1601, pendant que Bacon publiait l'éloge du supplice du comte d'Essex, de même que Leibniz devait, quatre-vingts ans plus tard, énumérer les bonnes raisons du meurtre de Monaldeschi, avec cette différence pourtant que Monaldeschi n'était rien à Leibniz et que d'Essex était le bienfaiteur de Bacon, il fit la Douzième nuit ou Ce que vous voudrez. En 1602, pendant que, pour obéir au pape, le roi de France, qualifié renard de Béarn par le cardinal neveu Aldobrandini, récitait son chapelet tous les jours, les litanies le mercredi et le rosaire de la vierge Marie le samedi, pendant que quinze cardinaux, assistés des chefs d'ordre, ouvraient à Rome le débat sur le molinisme, et pendant que le Saint-siège, à la demande de la couronne d'Espagne, « sauvait la chrétienté et le monde» par l'institution de la congrégation de Auxiliis, il fit Othello. En 1603, pendant qua la mort d'Élisabeth faisait dire à Henri IV: Elle était vierge comme je suis catholique, il fit Hamlet. En 1604, pendant que Philippe III achevait de perdre les Pays-Bas, il fit Jules César et Mesure pour mesure. En 1606, dans le temps où Jacques Ier d'Angleterre, l'ancien Jacques VI d'Écosse, écrivait contre Bellarmin le Tortura torti, et, infidèle à Carr, commençait à regarder doucement Villiers, qui devait l'honorer du titre de Votre Cochonnerie, il fit Coriolan. En 1607, pendant que l'Université d'York recevait le petit prince de Galles docteur, comme le raconte le Père de Saint-Romuald, avec toutes les cérémonies et fourrures accoutumées, il fit le Roi Lear. En 1609, pendant que la magistrature de France, donnant un blanc-seing pour l'échafaud, condamnaitd'avance et de confiance le prince de Condé «à la peine qu'il plairait à sa majesté d'ordonner», il fit Troîlus et Cressida. En 1610, pendant que Ravaillac assassinait Henri IV par le poignard et pendant que le parlement de Paris assassinait Ravaillac par l'écartèlement, il fit Antoine et Cléopâtre. En 1611, tandis que les maures, expulsés par Philippe III, se traînaient hors d'Espagne et agonisaient, il fit le Conte d'hiver. Henri VIII et la Tempête.


§VIII


Il écrivait sur des feuilles volantes, comme presque tous les poètes d'ailleurs. Malherbe et Boileau sont à peu près les seuls qui aient écrit sur des cahiers. Racan disait à mademoiselle de Gournay: «J'ai vu ce matin M. de Malherbe coudre lui-même avec du gros fil gris une liasse blanche où il y aura bientôt des sonnets.» Chaque drame de Shakespeare, composé pour les besoins de sa troupe, était, selon toute apparence, appris et répété à la hâte par les acteurs sur l'original même, qu'on ne prenait pas le temps de copier; de là, pour lui comme pour Molière, le dépècement et la perte des manuscrits. Peu ou point de registres dans ces théâtres presque forains; aucune coïncidence entre la représentation et l'impression des pièces; quelquefois même pas d'imprimeur, le théâtre pour toute publication. Quand les pièces, par hasard, sont imprimées, elles portent des titres qui déroutent. La deuxième partie de Henri VI est intitulée: «La Première partie de la guerre entre York et Lancastre.» La troisième partie est intitulée: «La Vraie tragédie de Richard, duc d'York.» Tout ceci fait comprendre pourquoi il est resté tant d'obscurité sur les époques où Shakespeare composa ses drames, et pourquoi il est difficile d'en fixer les dates avec précision. Les dates que nous venons d'indiquer, et qui sont groupées ici pour la première fois, sont à peu près certaines; cependant quelque doute persiste sur les années où furent non seulement écrits, mais même joués, Timon d'Athènes, Cymbeline, Jules César, Antoine et Cléopâtre, Coriolan et Macbeth. Il y a çà et là des années stériles; d'autres sont d'une fécondité qui semble excessive. C'est, par exemple, sur une simple note de Meres, auteur du Trésor de l'esprit, qu'on est forcé d'attribuer à la seule année 1598 la création de six pièces, les Deux gentilshommes de Vérone, la Comédie d'erreurs, le Roi Jean, le Songe d'une nuit d'été, le Marchand de Venise et Tout est bien qui finit bien, que Meres intitule Peines d'amour gagnées. La date du Henri VI est fixée, pour la première partie du moins, par une allusion que fait à ce drame Nashe dans Pierce Pennilesse. L'année 1604 est indiquée pour Mesure pour mesure, en ce que cette pièce y fut représentée le jour de la Saint-Étienne, dont Hemynge tint note spéciale, et l'année 1611 pour Henri VIII, en ce que Henri VIII fut joué lors de l'incendie du Globe. Des incidents de toute sorte, une brouille avec les comédiens ses camarades, un caprice du lord-chambellan, forçaient quelquefois Shakespeare à changer de théâtre. La Saurage apprivoisée fut jouée pour la première fois en 1593, au théâtre de Henslowe; la Douzième nuit en 1601, à Middle-Temple-Hall; Othello en 1602, au château de Harefield. Le Roi Lear fut joué à White-Hall, aux fêtes de Noël 1607, devant Jacques Ier, Burbage créa Lear. Lord Southampton, récemment élargi de la Tour de Londres, assistait à cette représentation. Ce lord Southampton était l'ancien habitué de Black-Friars, auquel Shakespeare, en 1589, avait dédié un poème d'Adonis; Adonis était alors à la mode; vingt-cinq ans après Shakespeare, le cavalier Marini faisait un poème d'Adonis qu'il dédiait à Louis XIII.

§IX


En 1597, Shakespeare avait perdu son fils, qui a laissé pour trace unique sur la terre une ligne du registre mortuaire de la paroisse de Stratford-sur-Avon : 1597. August. 17: Hamnet filius Wiliam Shakespeare. Le 6 septembre 1601, John Shakespeare, son père, était mort. Il était devenu chef de sa troupe de comédiens. Jacques Ier lui avait donné en 1607 l'exploitation de Black-Friars, puis le privilège du Globe. En 1613, Madame Élisabeth, fille de Jacques, et l'électeur palatin, roi de Bohême, dont on voit la statue dans du lierre à l'angle d'une grosse tour de Heidelberg, vinrent au Globe voir jouer la Tempête. Ces apparitions royales ne le sauvaient pas de la censure du lord-chambellan. Un certain interdit pesait sur ses pièces, dont la représentation était tolérée et l'impression parfois défendue. Sur le tome second du registre du Stationers'Hall, on peut lire encore aujourd'hui en marge du titre des trois pièces, Comme il vous plaira, Henri V, Beaucoup de bruit pour rien, cette mention: «4 août, à suspendre.» Les motifs de ces interdictions échappent. Shakespeare avait pu, par exemple, sans soulever de réclamation, mettre sur la scène son ancienne aventure de braconnier et faire de sir Thomas Lucy un grotesque, le juge Shallow, montrer au public Falstaff tuant le daim et rossant les gens de Shallow, et pousser le portrait jusqu'à donner à Shallow le blason de sir Thomas Lucy, audace aristophanesque d'un homme qui ne connaissait pas Aristophane. Falstaff, sur les manuscrits de Shakespeare, était écrit Falstaffe. Cependant quelque aisance lui était venue, comme plus tard à Molière. Vers la fin du siècle, il était assez riche pour que le 8 octobre 1598 un nommé Ryc Quiney lui demandât un secours dans une lettre dont la suscription porte: À mort aimable ami et compatriote Wiliam Shakespeare. Il refusa le secours, à ce qu'il paraît, et renvoya la lettre, trouvée depuis dans les papiers de Fletcher, et sur le revers de laquelle ce même Ryc Quiney avait écrit: histrio! mima! Il aimait Stratford-sur-Avon où il était né, où son père était mort, où son fils était enterré. Il y acheta ou y fit bâtir une maison qu'il baptisa New-Place. Nous disons acheta ou fit bâtir une maison, car il l'acheta selon Whiterill, et la fit bâtir selon Forbes, et à ce sujet Forbes querelle Whiterill; ces chicanes d'érudits sur des riens ne valent pas la peine d'être approfondies, surtout quand on voit le père Hardouin, par exemple, bouleverser tout un passage de Pline en remplaçant nos pridem par non pridem.

§X


Shakespeare allait de temps en temps passer quelques jours à New-Place. Dans ces petits voyages il rencontrait à mi-chemin Oxford, et à Oxford l'hôtel de la Couronne, et dans l'hôtel l'hôtesse, belle et intelligente créature, femme du digne aubergiste Davenant. En 1606, madame Davenant accoucha d'un garçon qu'on nomma William, et en 1644 sir William Davenant, créé chevalier par Charles Ier, écrivait à lord Rochester: Sachez ceci qui fait honneur à ma mère, je suis le fils de Shakespeare; se rattachant à Shakespeare de la même façon que de nos jours M. Lucas-Montigny s'est rattaché à Mirabeau. Shakespeare avait marié ses deux filles, Suzanne à un médecin, Judith à un marchand; Suzanne avait de l'esprit, Judith ne savait ni lire ni écrire et signait d'une croix. En 1613, il arriva que Shakespeare, étant allé à Stratford-sur-Avon, n'eut plus envie de retourner à Londres. Peut-être était-il gêné. Il venait d'être contraint d'emprunter sur sa maison. Le contrat hypothécaire qui constate cet emprunt, en date du 11 mars 1613, et revêtu de la signature de Shakespeare, existait encore au siècle dernier chez un procureur qui le donna à Garrick, lequel l'a perdu. Garrick a perdu de même, c'est mademoiselle Violetti, sa femme, qui le raconte, le manuscrit de Forbes, avec ses lettres en latin. A partir de 1613. Shakespeare resta à sa maison de New-Place, occupé de son jardin, oubliant ses drames, tout à ses fleurs. Il planta dans ce jardin de New-Place le premier mûrier qu'on ait cultivé à Stratford, de même que la reine Elisabeth avait porté en 1561 les premiers bas de soie qu'on ait vus en Angleterre. Le 25 mars 1616, se sentant malade, il fit son testament. Son testament, dicté par lui, est écrit sur trois pages; il signa sur les trois pages; sa main tremblait; sur la première page il signa seulement son prénom: WILLIAM, sur la seconde: WILLM SHASPR, sur la troisième: WILLIAM SHASP. Le 23 avril, il mourut. Il avait ce jour-là juste cinquante-deux ans, étant né le 23 avril 1564. Ce même jour 23 avril 1616, mourut Cervantes, génie de la même stature. Quand Shakespeare mourut, Milton avait huit ans, Corneille avait dix ans, Charles Ier et Cromwell étaient deux adolescents, l'un de seize, l'autre de dix-sept ans.

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