Vue perspective sur la pensée réactionnaire
C'est la pensée réactionnaire qui a accaparé la réponse aux attentats terroristes. Or, si elle peut soulager les émotions, elle ne résoudra pas les problèmes dont ces attentats sont révélateurs. Faut-il alors, encore et toujours, répéter les incantations contre la montée du FN et la "droitisation" de la société ? Ne serait-il pas plus fructueux de mettre en perspective la pensée réactionnaire en approfondissant sa genèse ?
La ligne politique qui a inspiré les discours et décisions des élites dirigeantes françaises consécutifs aux massacres du 13 novembre peut être globalement caractérisée comme réactionnaire.
Être réactionnaire c’est mettre au principe des ses choix politiques la prétention de rétablir la situation antérieure par « réaction » à des événements considérés comme perturbants.
L’attitude réactionnaire est le versant politique – soit l’attitude concernant l’effort de maîtrise du devenir de la société – du comportement « réactif » de l’individu face à l’événement qui l’affecte. Nous sommes réactifs – nous réagissons – lorsque notre comportement est essentiellement motivé par les émotions déclenchées par l’événement qui nous affecte. Par contre « nous agissons lorsqu'il se produit en nous ou hors de nous quelque chose dont nous sommes la cause adéquate, c'est-à-dire lorsque, en nous ou hors de nous, il suit de notre nature quelque chose qui peut être clairement et distinctement compris par cette seule nature » (Spinoza, Éthique, IIIème partie, déf. 2). Dans la réaction c’est donc l’événement extérieur qui véritablement détermine notre comportement (puisqu’il détermine nos affects d’où procède notre comportement), alors que dans l’action notre comportement est déterminé par ce que nous sommes.
Impuissance
Cette analyse transposée au plan politique fait apparaître deux impuissances de l’attitude réactionnaire :
– L’attitude réactionnaire est toujours illusoire. Car l’événement, par nature, modifie notre situation historique, et on ne saurait retourner en arrière dans l’histoire. Par exemple, suite à une agression subie, l’émotion de colère déclenchée amène immanquablement au désir de vengeance ; et le désir de vengeance vise à rétablir une égalité de condition : « Tu m’as causé un dommage, tu en subiras un de ma part ! » Or la vengeance amène à tout autre chose parce que les dommages, subis et donnés, sont évalués subjectivement, et comme tels ne sont pas mesurables les uns aux autres, si bien qu’il y a toujours une dette de violence à asséner à l’autre : l’histoire nous a appris que les dettes de violence n’en finissent jamais d’être payées, et qu’elle engagent dans une chaîne de violences qui ont tendance à empirer. C’est pourquoi les hommes ont inventé l’institution de Justice et la Force Publique pour éteindre le foyer de violence suite à un dommage causé en disqualifiant la démarche de vengeance – la Justice s’efforce d’évaluer objectivement la gravité du dommage et la responsabilité de son agent, la Force Publique est l’instance neutre qui applique la condamnation.
– L’attitude réactionnaire n’est pas libre. Car les choix politiques qui en procèdent sont finalement déterminés par l’événement à travers l’émotion qu’il suscite. Et si l’événement est délibérément provoqué par autrui le comportement réactionnaire est la conséquence prévisible de l’initiative d’autrui. Par exemple, dans une agression contre un État comme celle qu’a subie la France le 13 novembre, il est clair que les menées guerrières à l’extérieur, et les pouvoirs policiers accrus, restrictifs des libertés publiques, à l’intérieur, étaient attendus par les commanditaires des massacres. Et sans doute ces derniers ont-ils considéré les succès électoraux du parti le plus purement réactionnaire de notre pays – le Front national – comme la consécration de la réussite de leur attaque.
Sans histoire
Un autre caractère de l’attitude réactionnaire qui mérite d’être souligné est son évidence naturelle. Cette évidence se déploie toujours de la même manière. Elle consiste à identifier l’agent qui a détruit la situation antérieure considérée comme plus heureuse et à poser l’exigence collective de le neutraliser. C’est pourquoi aussi cet agent perturbateur est toujours considéré comme un étranger à une normalité de l’individu faisant légitimement partie de la société, normalité que, d’ailleurs, il contribue à définir par négation. L’identification de cet « étranger » fauteur de trouble a l’évidence de l’imaginaire qui se développe assez mécaniquement comme pendant représentatif des émotions déclenchées par l’événement perturbant. Par exemple, les massacres du 13 novembre ont provoqué de la peur et de la colère auxquelles se sont accrochés des traits imaginaires tels que la couleur de peau d’individus, leur pilosité (barbe), habillement, lieu d’habitation, obédience religieuse, etc. Ces éléments imaginaires ont amené à amalgamer un grand nombre d’habitants de notre pays dans une sorte de condamnation collective sans procès car prononcée d’autorité par l’opinion commune (orientée par les leaders d’opinion) ; le résultat étant qu’une part significative de la population française se retrouve comme étrangère en son pays, et terrorisée par les descentes de police répétées.
Cette évidence naturelle des thèses réactionnaires est trompeuse car elle procède d’une pensée qui n’est pas propre à cerner la réalité des choses. Certes quand elle s’expose, la pensée réactionnaire semble pétrie de raison : ne pointe-t-elle pas la cause des problèmes et ne préconise-t-elle pas d’agir sur cette cause ? Mais cette cause, n’est pas établie objectivement par enquête et raisonnement, elle est entièrement tirée de l’imaginaire, plus précisément, elle est le produit de la forme la plus primaire de la pensée : l’association d’images. Cette forme de pensée, très bête (au sens propre), était ainsi expliquée par Leibniz : « Les consécutions [relations de cause à effet] des bêtes ne sont qu’une ombre du raisonnement. C’est-à-dire ce ne sont que connexions d’imagination, et que passages d’une image à une autre, parce que dans une rencontre nouvelle qui paraît semblable à la précédente, on s’attend de nouveau à ce qu’on y trouvait joint autrefois, comme si les choses étaient liées en effet, parce que leurs images le sont dans la mémoire. » (Nouveaux essais, 1703). Toutes ces images qui s’associent pour composer la figure du « méchant » s’imposent à l’esprit parce qu’elles rattachent les émotions présentes à des émotions passées, mais aussi parce qu’elles confortent l’appartenance au groupe social en se rattachant à l’imaginaire social propre à ce groupe. Finalement la pensée réactionnaire n’est qu’une élaboration très primaire des images liées aux émotions. Elle est beaucoup plus propre à révéler les désirs de ceux qui la portent que de représenter la réalité des choses (cf Spinoza : « le désir qu'éprouvent les hommes à raconter les choses non comme elles sont, mais comme ils voudraient qu'elles fussent, est particulièrement reconnaissable dans les récits de fantômes et de spectres », lettre à Boxel, 1674).
Si le lien à la vérité des thèses réactionnaires est si faible, comment se fait-il qu’elles puissent être vécues comme des évidences ? Parce qu’elles réactualisent un mode de pensée du passé de chacun où il était nécessaire d’avoir des certitudes sur une vision du monde qui fit clairement le départ entre les « bons » et les « méchants ». L’évidence naturelle des thèses réactionnaires est celle d’une pensée régressant sur des positions infantiles. C’est d’ailleurs pour cela qu’elle est investie aussi fortement : le monde de l’enfance est le monde de l’innocence, c’est un monde stable parce que protégé par les soins des adultes, c’est un monde où les hommes n’apparaissent pas encore livrés au torrent tumultueux de l’histoire et où l’enfant ne se sait pas encore mortel.
Retrouver ce monde sans histoire de l’innocence enfantine ne serait-il pas finalement le but caché du réactionnaire ? Le réactionnaire ne serait-il pas d’abord celui qui ne veut pas d’histoires ? Celui qui est hostile à l’étranger, au vagabond, à l’exilé (le mal nommé « migrant » d’aujourd’hui), au juif, au maghrébin, à l’homosexuel, au fou, au trop original, etc. … et finalement à autrui en général, parce que l’autre n’est jamais seulement mon semblable, il est aussi inévitablement l’expression d’un point de vue différent sur le monde, et cette différence peut créer des histoires ?
C’est pourquoi, en sa forme la plus achevée, la pensée réactionnaire peut donner forme à un État totalitaire à l’intérieur (tout le monde doit être parfaitement conforme ou être éliminé), et agressif de manière sanguinaire à l’extérieur (il est inacceptable qu’on vive différemment ailleurs). Comme l’« État islamique » qui a revendiqué les massacres de novembre.
Mais il faut reconnaître aussi que nous sommes tous tributaires de la pensée réactionnaire. C’est même nécessairement notre première pensée lorsque nous sommes confrontés à un événement fortement déstabilisant de notre vision du monde et donc des repères qui nous donnaient le sentiment de maîtriser notre vie. C’est le propre de l’émotion que de nous faire réagir, donc de nous engager vers une pensée réactionnaire.
On n’est pas responsable de ses émotions. Mais on est responsable de ce qu’on en fait. Laisser se déployer les émotions consécutives à un événement déstabilisant sous la forme d’une pensée collective réactionnaire peut être rassurant à court terme, mais vain pour maîtriser l’avenir car cela ne permet certainement pas de prendre la bonne mesure du problème. C’est pourquoi il est de la responsabilité des leaders politiques de contribuer à ce que soit dépassée au plus vite l’attitude réactionnaire. On voit que ce n’est du tout le cas en ce qui concerne les attentats terroristes qui ont touché notre pays en novembre. On a attendu en vain, en particulier de la part du chef de l’État, un véritable discours politique d’avenir. Comment panser les plaies de ces zones déclassées de la République d’où des milliers de jeunes gens s’évadent de leur non-reconnaissance sociale vers les propositions dramatiques émanant d’un islamisme sanguinaire ? Comment donner à chacun la possibilité de trouver sa place dans la société, sa valeur dans un projet commun, de façon à ce que vivre ensemble reprenne sens ? Va-t-on, pendant des mois et des mois, à coup de prolongation d’un état d’urgence, répéter des descentes de police dans certains quartiers en maintenant terrorisés des secteurs entiers de la population ?
Ontogénèse
Il semble que l’on manque recul sur l’alternative entre pensée réactionnaire et pensée d’avenir lorsque il s’agit de répondre aux problèmes de la vie sociale. Or, il faut envisager que cette alternative ait des racines très profondes, que ce soit une alternative aussi vieille que l’humanité et même, en quelque sorte, constitutive de celle-ci.
Cela peut se voir du côté de l’ontogénèse (l’histoire de l’individu humain). On sait que le nouveau-né de l’homme est le plus démuni qui soit à la naissance. La parturition le projette dans un espace qui le confronte au vide, à l’absence de repères, à la pesanteur, à diverses agressions sensorielles inédites, etc. À cette situation il ne peut répondre que par le battement vain de ses petits membres et par des cris de détresse[1]. Heureusement l’aventure se termine bien, par l’accueil de la mère contre son sein qui lui permet de retrouver des sensations qui ont sens pour lui car elles le rattachent à son expérience de la vie fœtale. Mais il reste qu’il a perdu cet espace tout à lui de la matrice, qu’il a vécu une expérience fort angoissante, et que la liberté, d’abord de mouvement, qu’il a gagné mettra beaucoup de temps à s’épanouir.
Si l’on reconnaît que le rapport à l’espace ouvert du nouveau-né est la première forme du rapport au monde qui constitue notre existence aérobie, on peut mettre en évidence, à partir de cet épisode initial, deux types de rapport au monde :
– Au bout d’environ 9 mois, le fœtus, ayant trop grossi dans la matrice, veut plus d’espace et s’oriente vers la sortie. Le vide périlleux qu’il traverse lui apporte finalement la rencontre de la mère, mais comme une nouvelle forme d’autrui, non plus enveloppante, omniprésente, et d’emblée pourvoyeuse de satisfaction mais extérieure, séparée, qu’il implique de quérir pour qu’elle apporte satisfaction. C’est le rapport aventureux au monde.
– Mais d’autre part le nouveau-né aspire à retrouver le vécu propre à l’espace fermé, stable, entièrement familier, pleinement satisfaisant, toujours protecteur, de la matrice ; cet espace qui est artificiellement et imparfaitement reconstitué dans le berceau. C’est le rapport d’habitation au monde.
La phylogénèse – l’histoire de l’espèce humaine – corrobore cette polarisation du vécu humain entre deux valeurs antagonistes du rapport au monde. Comme l’explique Serge Moscovici (La société contre nature, 1972) « L'anthropologie préhistorique confirme de plus en plus que l'espèce humaine est le produit de l'exil de quelques anthropoïdes ne pouvant tenir leur place dans la société de primates aborigènes et arboricoles, au point de risquer la savane où il leur aura bien fallu survivre à découvert. » L’humanité serait née de l’arrachement de primates à un biotope arboricole dédié pour se lancer à découvert dans la savane – sans doute à la suite de quelque catastrophe géologique (on évoque volontiers à ce propos les terres géologiquement instables du rift est-africain).
Du point de vue de passé de l’espèce aussi s’opposent la référence à un monde stable d’habitation – la forêt où s’épanouissait la bande de primates – et la référence à un monde de l’aventure – l’ouverture de la savane, ouverture de tous les dangers, mais aussi à une infinité de nouvelles possibilités de vie.
Et les hommes, toujours, fussent-ils nomades, prennent soin de réaliser une partition de l’espace en délimitant un espace bien fermé – leur habitation – qu’ils soustraient ainsi de l’espace ouvert, en lequel ils se sentent protégés et où ils peuvent satisfaire leurs besoins à loisir. Mais cela ne les empêche pas de partir à l’aventure, d’explorer, de découvrir de nouvelles terres, de se confronter à des peuples inconnus qui ne parlent pas leur langue. En un tout autre contexte, on pourrait aussi bien dire que l’homme se lance dans l’aventureuse conquête de l’espace, mais s’aménage pour cela un habitacle auquel il donne des propriétés qui s’approchent de manière frappante de celles de l’espace intra-utérin.
D’ailleurs ne faut-il pas reconnaître une structuration fondamentale de toute vie humaine selon la scansion de l’habitation et de l’aventure ? Par exemple selon le rythme quotidien – le soir et la nuit ne sont-ils pas les moments qui privilégient l’habitation par rapport à la clarté du jour qui privilégie l’aventure ? Et selon les âges de la vie, l’enfance et la vieillesse ne sont-ils pas par prédilection des âges d’habitation par rapport à l’âge de maturité plutôt tourné vers l’aventure ?
Aventure
Il y aurait toute une anthropologie à édifier à partir du principe de la dichotomie entre deux types d’espaces vécus : l’espace d’habitation et l’espace d’aventure[2]. Mais on peut déjà présumer que la pensée réactionnaire est aimantée par la valeur de l’habitation tandis que la pensée d’avenir assume le fait que l’existence humaine est une aventure. Parce qu’il a besoin d’avoir d’une habitation dans le monde, l’homme ne saurait être sauf de pensées réactionnaires[3]. Il lui faut habiter pour partir à l’aventure – c’est bien parce que la situation de l’exilé est difficilement soutenable que les hommes lui ont donné l’antidote de l’« asile »[4] – comme il faut sortir de temps en temps de ses murs pour rester humain. Pourtant ces deux pôles de valeurs ne sont pas axiologiquement équivalents. L’habitation nous tourne vers le passé, l’aventure nous projette dans l’avenir ; l’habitation nous immobilise dans un environnement adapté, l’aventure nous met en mouvement vers l’inconnu ; l’habitation, c’est la liberté d’assurer l’entretien de sa vie et de ne pas souffrir, l’aventure c’est la liberté de la multiplication de ses possibilités de vie ; dans l’habitation, il ne se passe rien au-delà de la répétition des cycles biologiques, dans l’aventure l’homme se donne une histoire à raconter. À chaque fois le premier terme nous avoisine avec l’animalité, le second terme nous en éloigne en nous mettant dans le proprement humain.
Si l’homme est nu, n’ayant aucun de ces attributs déterminés qui rendent les autres animaux si bien adaptés à un environnement défini, s’il a des mains dont la polyvalence est indéfinie, s’il est de posture parfaitement verticale avec une tête en équilibre sur la colonne vertébrale qui lui permet de scruter l’horizon tout azimut, s’il met tant de temps à mener son petit à la maturité adulte en prenant le soin de lui transmettre une culture, c’est bien parce qu’il est l’être vivant fait pour l’aventure. On dirait mieux encore qu’il est fait pour la liberté, la liberté étant de choisir sa vie, c’est-à-dire à la fois la configuration de son environnement et les buts à poursuivre en prenant appui sur cet environnement.
Heidegger a traité ce thème dans une conférence « Bâtir, habiter, penser » prononcée en 1951. Voici ce qu’il en dit : « Habiter, être mis en sûreté, veut dire : rester enclos dans ce qui nous est parent, c'est-à-dire dans ce qui est libre et qui ménage toute chose dans son être. Le trait fondamental de l'habitation est ce ménagement. » ; car, ajoute-t-il, « la condition humaine réside dans l'habitation ».
Non ! La condition humaine ne réside pas dans l’habitation. Elle résiderait plutôt dans son opposé, l’aventure, étant précisé que celle-ci a besoin de l’habitation pour se réaliser. Mais être « en sûreté » n’est pas l’idéal humain, « rester enclos » est une négation du phénomène humain, et l’on pourrait continuer ainsi pour les autres caractères avancés dans cette citation. En faisant de la dimension d’habitation le rapport au monde exclusif de la condition humaine, Heidegger donne à la pensée réactionnaire le statut d’une vision du monde qui puisse être imposée à tous. Il se pose en philosophe réactionnaire par excellence.
En vérité nos habitations sont toujours illusoires, parce que finalement, elles sont toujours provisoires, même si, un temps, elles peuvent paraître solides. On pourrait presque affirmer contre Heidegger que « la condition humaine réside dans l'exil ». Car nous sommes tous des exilés, au moins en mémoire (même si la conscience l’a oublié), et toujours en puissance. La bande de primates qui a quitté naguère sa forêt paradisiaque ne trouvera plus jamais de lieu de prédilection : elle est devenue, seule entre toutes, l’espèce « abiotopique », autrement dit l’espèce errante. Éteignons les trompeuses lumières de la ville, levons les yeux vers le ciel nocturne, et nous nous verrons exilés :« En regardant tout l'univers muet et l'homme sans lumière, abandonné à lui-même et comme égaré dans ce recoin de l'univers sans savoir qui l'y a mis, ce qu'il y est venu faire, ce qu'il deviendra en mourant, incapable de toute connaissance, j'entre en effroi, comme un homme qu'on aurait porté endormi dans une île déserte et effroyable, et qui s'éveillerait sans connaître où il est et sans moyen d'en sortir. » (Pascal, Pensées).
En telle condition le seul repère viable, c’est autrui comme l’a été la mère pour le nouveau-né désemparé dans l’espace vide postnatal. Mais autrui vaut différemment selon le type de rapport au monde.
Différence
L’intérieur de l’habitation vaut par sa transparence, son homogénéité, l’unicité de point de vue, tout comme dans l’espace matriciel éminemment rassurant parce que clos sur lui-même, sans recoin, sans échappée. Dans l’habitation nous nous voulons entre semblables. Et l’unicité de nos points de vue est toujours fondée sur une instance transcendante (comme l’unicité du point de vue fœtus est garantie par le corps enveloppant de la mère), que ce soit la parole du pater familias, celle du chef d’État, la Tradition, ou une révélation religieuse.
Dans l’espace ouvert tout change. Non seulement, l’être humain n’est plus assuré de son avenir (qui ne se répète plus), mais son point de vue change à mesure qu’il avance et que l’horizon se transforme. Et il rencontre autrui qui a un point de vue – on pourrait aussi bien dire « une vision du monde » – nécessairement différent. Ce qui l’inquiète, car ce point de vue peut impliquer au pire son élimination, mais au moins la remise en cause de ses certitudes. Mais cela l’intéresse aussi, car le point de vue d’autrui peut recéler de nouvelles possibilités de vie qui lui apparaîtront pertinentes et contribueront à orienter la suite de son chemin.
Tant que l'homme s’aventure, c’est-à-dire tant qu’il cherche où aller, tant qu'il essaie de nouveaux point de vue, tant qu'il invente (inventer c'est déplacer son rapport à l'environnement), tant qu'il crée (créer, qu’il s’agisse d’un objet utilitaire ou artistique, c'est toujours trouver un point de vue inédit), l'homme est dans sa vérité. Cela ne l’empêche pas d’habiter, mais il ne borne pas son horizon à son habitation.
L'homme qui s’aventure accepte qu'il existe des points de vue différents et surmonte l'insuffisance de son point de vue en l'enrichissant d'autres points de vue possibles. Ainsi procède la pensée d’avenir : l’avenir se projette comme une direction nouvelle parce qu’elle prend en compte des possibilités nouvelles ouvertes par la reconnaissance de points de vue différents. Par exemple prendre en compte le point de vue qu’ont tant de gens d’être des « laissés-pour-compte » de la République pourrait permettre de renouveler le contrat social de notre société afin qu’il soit moins factice, et ne permette plus de répéter indéfiniment les même rapports sociaux indignes.
Nous pourrions appeler la pensée d’avenir « progressisme », mais nous risquerions alors le grave contresens qu’elle soit assimilée à la pensée du fameux « progrès » par lequel on caractérise l’ère industrielle. L’idéologie du progrès en ce sens technique-scientifique-industriel a en réalité une dimension réactionnaire puisqu’elle s’efforce de récupérer les projets d’avenir pour les reconduire toujours sur les mêmes valeurs du passé, celles de la révolution industrielle au tournant du XIXème siècle : une société de travailleurs et d’entrepreneurs en laquelle l’argent est roi, et où l’extension du domaine de la marchandise est à son service.
La pensée libérale-marchande confirme son caractère réactionnaire en présentant l’homme véritable comme un travailleur-consommateur, habitant du domaine de la marchandise. Et, bien sûr, cette noble identité est aisément vérifiable, en particulier par l’affichage de signes extérieurs de richesse matérielle.
Toujours la pensée réactionnaire a besoin de critères clairement visibles d’appartenance qui valent tout autant comme critères de rejet de l’autre. Dans d’autres espaces d’habitation on peut ainsi afficher les liens affectifs (ou les traits de consanguinité) pour l’appartenance à la famille, le patriotisme pour l’État, le port de signes religieux pour la confession religieuse, des traits physiques pour la race, etc.
La pensée réactionnaire aboutit en effet toujours à une pensée d’appartenance et d’identité congelée qui se donne des critères pratiques – ce qui veut dire visibles – pour se conforter dans sa reconnaissance comme semblable (« Nous, les bons ! ») et rejeter l’autre – celui qui pourrait faire valoir un autre point de vue sur le monde. Ce qui donne toute leur clarté aux propos (cités plus haut) de Heidegger pour qui habiter veut dire « rester enclos dans ce qui nous est parent, c'est-à-dire dans ce qui est libre et qui ménage toute chose dans son être. »
Il se pourrait bien que les soubresauts sociaux qui accompagnent l’extension accélérée du domaine de la marchandise – dans la mondialisation et la révolution technologique permanente – soient un puissant motif de cette régression assez générale de la conscience commune vers une vision réactionnaire de la réalité.
Mais la pensée réactionnaire est toujours illusoire en ce qu’elle piétine inconsidérément l’expérience commune et la rigueur rationnelle pour une interprétation imaginaire de la réalité qui vise à restaurer le monde sécurisant de l’innocence enfantine.
Dans la mesure, où comme on le voit aujourd’hui, la pensée réactionnaire peut devenir un principe d’action publique pour tout le spectre politique en situation de gouverner, même pour la gauche (celle dite « de gouvernement »), elle augure d’échecs politiques cuisants et de graves désordres sociaux à venir.
Comme on le sait, les arguments de fait et de raison sont impuissants à conjurer une interprétation de la réalité relevant de désirs régressifs dont l’évidence puise sa source en un autre temps, selon une autre logique.
C’est pourquoi nous avons proposé de creuser le sol en lequel s’est développée l’humanité pour remonter à la racine de cette excroissance malheureuse : la pensée réactionnaire relèverait d’un désir archaïque de rapport au monde comme habitation qui viserait les bienfaits de la situation prénatale dans la matrice maternelle : un monde clos, enveloppant, satisfaisant et sûr, impliquant une unicité de point de vue.
Cela nous a permis de mettre en évidence le caractère essentiel de l’humanité qui est d’être une espèce aventureuse, d’habitation toujours provisoire, car vouée à être historique en se confrontant à la pluralité des points de vue dans l’espace ouvert.
La pensée réactionnaire serait alors la pensée qui voudrait annuler l’histoire en hypostasiant le désir d’habitation pour en faire le principe de tout rapport au monde.
C’est pourquoi sa mise en pratique politique aboutit toujours à des conséquences inhumaines.
[1] Par contraste on peut prendre l’exemple du poulain venant d’être mis bas : il n’a pas à crier et à s’agiter vainement car il est guidé tout de suite par le réflexe de se redresser sur ses pattes.
[2] On en retrouvera les linéaments dans P-J Dessertine « Pourquoi l’homme épuise-t-il sa planète ? » (Aléas, 2011), chap 11 : La déréliction humaine.
[3] Il la relativise habituellement en peuplant son habitation de signes qui évoquent la dimension aventureuse de son humanité (tableaux, bibelots, trophées, etc.).
[4] Le « migrant » pourrait bien être l’exilé déshumanisé ; c’est pourquoi il ne serait plus question pour lui d’asile. Voir à ce sujet « Du traitement de l’exilé comme migrant ».