La page des violons

André Suarès
Jamais, pour évoquer un instrument de musique, la pensée n'en aura aussi bien épousé les qualités.
MONTEVERDE regrettait le doux air de Crémone, dans son exil de Mantoue, ce bouge somptueux, cette capitale de remords et de rares opprobres. Au milieu de la nuit, avec la lune lente, se lève une brise presque fraîche. On ne m'a pas trompé : à Crémone, c'est le meilleur air de Lombardie: il est égal, il porte bien le son; il est pur; j'en crois la foule des martinets sur la tour. Il le fallait bien pour que les divins instruments donnent toute leur voix sous l'archet.

Ah, peuple ingrat de Crémone ! ils ne savent pas ce que c'est qu'un violon. Sans quoi, eux qui sont ici plus de trente mille, ils n'auraient point de repos, se mettant eux-mêmes à la dîme, s'imposant un jour de jeûne chaque mois, qu'ils n'eussent réuni la rançon et ramené dans leur ville un Stradivarius et un Guarneri. On irait à Crémone par piété pour les violons.
Combien de peintres, en Italie, ont valu les luthiers ? Combien d'églises ou de toiles valent les violons ?

Dans le violon, l'orchestre a trouvé sa voix, plus qu'humaine. De l'humble boîte à une corde, inventée par les Celtes, jusqu'aux violons, que de lents progrès, que de recherches, et quelle longue suite de générations ! Mais ici on s'arrête : c'est la perfection.

Le violon est le roi du chant. Il a tous les tons et une portée immense : de la joie à la douleur, de l'ivresse à la méditation, de la profonde gravité à la légèreté angélique, il parcourt tout l'espace du sentiment. L'allégresse sereine ne lui est pas plus étrangère que la brûlante volupté; le râle du cœur et le babil des sources, tout lui est propre; et il passe sans effort de la langueur des rêves à la vive action de la danse.

Notre violon n'a plus changé depuis tantôt quatre siècles. Il est tel que l'ont légué à la musique les luthiers de Crémone, vers 1550, avec les quatre cordes accordées en quintes, le manche étroit, et l'ardente volute qui fait chapiteau au bout du cheviller.
Qu'il est beau, ce violon de couleur et de forme.

Ses lignes sont un poème de grâce: elles tiennent de la femme et de l'amphore; elles sont courbes, comme la vie. Et tant de grâce exprime l'équilibre de toutes les parties, la fleur de la force.

Dans un violon, tout est vivant. Si je prends un violon dans mes mains, je crois tenir une vie. Tout est d'un bois vibrant et plastique, aux ondes pressées : ainsi l'arbre, le violon brut de la forêt, rend en vibrations tous les souffles du ciel et toutes les harmonies de l'eau. C'est pourquoi, il ne faut qu'un rien pour changer la sonorité du violon : le chevalet un peu plus haut ou un peu plus bas, plus étroit ou plus large, et le son maigrit ou s'étouffe, s'altère et pâlit. Le grand Stradivarius en a réglé la forme et la place pour toujours. Les luthiers de Crémone voyageaient dans le Tyrol, pour y choisir les bois les plus purs, les plus belles fibres, et l'érable le plus sonore.

Tout est beau dans le violon, tout a du prix. Aux moindres détails, on reconnaît l'accord de l'instinct musical et d'une raison, d'une étude séculaires. Les tables sont voûtées selon un calcul exquis. L'évidement des côtés est d'une grâce comparable aux plus suaves inflexions de la chair qui sinue de la gorge aux hanches : cette scotie d'un galbe si ferme et si tendre n'est pas d'un trait moins sûr que la nacelle des plus pures corolles. Et les ouïes sont les plus belles intégrales.
Dans le violon visible, je suis toujours tenté de reconnaître le corps divin du son en croix : le chant sur le saint bois du sacri-fice. Et le grand violoniste, quand il va donner le premier coup d'archet, semble toujours le grand prêtre d'un culte voué aux enchantements. Son geste est une incantation.

Au-dedans de ce corps sensible, sont logés les organes les plus délicats, qui font le mystère du timbre : les tasseaux et les coins, le ruban des contre-éclisses; la barre, qui est le système nerveux du violon, et l'âme qui en est vraiment le cœur très véridique : en déplaçant l'âme, on déplace le son. Voilà la merveille de vie sonore, avec les quatre-vingt-trois pièces qui la composent, que les luthiers de Crémone ont portée à la perfection.

Les luthiers sont venus comme Crémone se fermait au monde. La Commune est morte. Crémone n'est plus qu'un champ de bataille pour les armées du Nord. Les soldats de Charles-Quint y mènent un train d'enfer. Le sac et les sacrilèges, la pillerie et les meurtres, les églises à feu, les couvents violés; les hérétiques allemands cirent leurs bottes avec les saintes huiles : Crémone a subi toutes les formes de la violence et de l'outrage. Depuis, toute la ville dort; mais elle fait de la musique. Toute la force de la race se replie alors dans les luthiers, et réside en eux.
Ce furent de fameux hommes. Ils conduisaient jusqu'à l'extrême limite une vie harmonieuse, enthousiaste et pure. Ils sont magnifiques comme des patriarches, et vénérables par la longévité. Trois Amati, de père en fils, suffisent à remplir deux siècles. André Amati, le chef de l'illustre famille, est né en 1500; son petit-fils Nicolo est mort en 1689, à quatre-vingt-huit ans. Il est lui-même le bon maître d'Antoine Stradivari, son gendre, le luthier immortel; et celui-ci, ayant vécu plein de sagesse et d'amour pour son art, s’en est allé presque centenaire (11 Antoine Stradivari, Stradivarius le Grand, est mort en effet, à 94 ans en 1737.).
Ils sont de très bonne souche. Un Amati, homme noble, a joué un rôle à Crémone cinq siècles plus tôt; et son nom est dans les chroniques de l'an mil. Chez tous ces artistes, on sent la plus forte tradition de métier, et la plus belle discipline. Leur passion pour le bel instrument n'est jamais satisfaite. Tantôt, comme Jean-Paul Maggini, ils font de très grands violons, qu'ils voûtent dès les bords ; tantôt ils cherchent un modèle plus petit. Le génie de chacun se marque à la couleur de la pâte. Le vieil Amati aime le vernis un peu clair, et la douceur d'un ton apaisé. Maggini se plaît au jaune brun; les deux Guadagnini, au rouge ambré; Guarneri, au rouge sourd. Quant au grand Stradivarius, que son vernis soit rouge ou jaune, il est toujours trempé de lumière et nourri d'or.
Les Amati sont les Mozart; les Stradivarius les Beethoven.
On ne peut les échanger. Il faut n'y rien entendre pour le croire. L'Amati est charmant, fin, délicat et fort, mais toujours plein d'élégance. Parfois exquis, parfois même d'une sensibilité extrême; mais cette voix n'est pas faite pour l'orage : elle a du soprano et du beau monde. Racine enfin. Ton d'argent. Le matin.
Le Stradivarius est géant, la passion même. Un son si puissant, si ardent qu'il vous brûle et vous emplit. L'élégance s'efface sous la force : le feu est ce qu'il y a de plus élégant; mais qui y pense pendant qu'il dévore ? C'est le mâle, le ton d'or, le crépuscule de juin.
Et Guarneri del Gésu, entre les deux. Il est parfois d'un charme inimitable. Il touche au Stradivarius, avec on ne sait quoi de plus rare; un timbre d'une profondeur merveilleuse. C'est le vieil or vert, la nuit d'été sous la lune, Yseult au déses-poir.
Certes, ils sont sacrés aux musiciens, ces héros de Crémone. Ils devraient l'être aux peintres, également. La forme de quelques instruments est d'une beauté parfaite. Et quant aux tons du vernis, les luthiers de Crémone sont les plus grands coloristes de l'Italie, hormis le seul Titien.

O divins violons, bruns enfants de Crémone,
Plus beaux que l'or du soir, vous êtes faits de sang
Et de chair, et d'amour et de tout ce qui sent
La passion qui chante et follement raisonne.

Voire voix est une âme, un feu d'ardeur naissant,
Le baiser de l'Aurore aux vergers de Pomone,
Le soupir de Didon, le cri de Desdémone,
Un grand désir blessé, un grand désir blessant.

Pétales d'harmonie, ô claires chanterelles,
L'archet vous fait gémir comme des tourterelles,
Et vous penchez le col, violettes des pleurs.

Vous êtes l'accent pur, le parfum des paroles,
Et dans les prés du ciel, c'est vous qui chantez, fleurs,
Oiseaux du paradis, violons et violes

Sur le violon, voir aussi Le violon rouge, film de François Girard.

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