Esquisses vénitiennes

Henri de Régnier
I

L'illusion


J'ai dormi, cette première nuit, dans un tel silence qu'il me semble que je ne me réveillerai jamais tout à fait. Cependant l'air matinal rafraîchit mes yeux, mais les choses qu'ils voient contribuent à me maintenir, dans un demi-rêve : ces eaux muettes, ces pierres taciturnes, ce ciel lumineux, – tout le décor de la ville enchantée où la noire gondole qui me mène paraît signifier, par sa forme funéraire, qu'on est mort au reste du monde.

N'est-ce pas, en effet, ici un lieu étrange par sa singulière beauté? Son nom seul provoque l'esprit à des idées de volupté et de mélancolie. Dites : « Venise », et vous croirez entendre comme du verre qui se brise sous le silence de la lune.... « Venise », et c'est comme une étoffe de soie qui se déchire dans un rayon de soleil... « Venise », et toutes les couleurs se confondent en une changeante transparence... N'est-ce pas un lieu de sortilège, de magie et d'illusion ?

Ce ne sont pourtant ni des ombres, ni des fantômes qui l'habitent, mais des hommes, et des hommes qui naissent et meurent, qui vivent et qui mangent, car ma gondole croise des barques chargées de légumes et de fruits, et l'eau roule des feuilles et des écorces. Sur les marches de ce petit quai, on entasse des paniers de poissons et de coquillages. Des gens marchandent ces nourritures. Ils n'ont l'air ni étonnés ni anxieux d'être là. Je voudrais leur parler et leur avouer mon angoisse.

Ah ! qu'ils m'apaisent et me rassurent, qu'ils me convainquent que tu n'es pas un rêve fragile et vain, ô Ville enchantée, que tu ne vas pas, comme une vision de sommeil, te dissoudre et t'évaporer; que tu n'es pas seulement un mirage passager de ta lagune, un peu de lumière et de couleur entre le ciel et les eaux, - car j'ai peur, j'ai peur, si je fermais un instant les yeux, de ne plus, en les rouvrant, retrouver à ta place, ô Ville marine, que l'étendue des ondes désertes au-dessus desquelles planerait le vol de bronze, Venise, de ton Lion ailé !


II

Le jardin bizarre


Ce n'est pas seulement une ville de marbre et d'eau. Elle a ses jardins, dont la verdure enclose prend je ne sais quoi de plus rare et de plus inattendu qu'ailleurs. Ils sont discrets et mystérieux, à l'abri des murs qui les protègent et n'en laissent dépasser que la cime d'un arbre ou la pointe d'un cyprès. Je ne les connais pas tous, ces jardins de Venise, mais j'en sais quelques-uns de délicieux. Il y a celui des Incurables, sur les Zattere, avec son long mur rouge égayé d'Amours joufflus, dont l'un a une couronne et une barbe de glycines. Il y a le jardin Vendramin, qui regarde le Grand Canal à travers sa porte grillée. Il y a celui du palais Venier, qui s'avance sur l'eau par sa double terrasse à balustres et qui est orné de deux figures rustiques et de ces corbeilles tressées où sont sculptés des fruits de pierre.

Certains se cachent et se dissimulent plus sournoisement. Il faut les chercher à l'écart, parmi les détours de la ville inextricable, dans ses quartiers éloignés. Je me souviens d'un de ceux-là, dont je ne sais plus le nom, du côté de San Sebastiano, habité de vieilles statues décrépites qui furent des héros et des dieux. Je crois, si je ferme les yeux, te revoir encore, toi, petit jardin à l'abandon du palais Gradenigo, et vous, cher jardin du palais Cappello !... J'y ai passé la fin d'une belle journée. Il est long et étroit et aboutit à une sorte de portique à colonnes palladiennes. De maigres fleurs parfumaient les plates-bandes et, dans l'une d'elles, un grenadier gonflait ses grenades, éclatées et mûres, et je m'y suis promené si lentement qu'il me semble y avoir vécu des années et des années...

C'est le jardin de Venise que j'aimerais peut-être le mieux, si je ne lui préférais encore celui du palais Dario, qui est exactement carré et que des allées partagent avec régularité. Des femmes engainées y supportent une treille : elles ont des figures grasses et joyeuses, de gros seins, des ventres larges dont le nombril est bien marqué dans le bois où elles sont sculptées. Fièrement, elles soutiennent les ceps, les feuilles, les pampres, les grappes. Là-bas, une fontaine coule dans une cuve de marbre, et son bruit surcharge et semble faire déborder le silence auquel il s'ajoute, goutte à goutte.

Il y a bien d'autres jardins encore à Venise. Je n'oublierai jamais celui que dans la Giudecca on aperçoit, de la lagune, avec ses bosquets et ses cyprès. J'y ai pénétré une fois. Il est très grand et très silencieux et l'on y peut marcher longtemps. On y respire le vent de la mer. On a envie d'y penser tout haut et l'on y chanterait presque à voix basse, tandis que, devant celui dont je vais vous parler, on se tait pour mieux en sentir la surprise, – car en est-il de plus étrange, de plus bizarre et peut-être de plus mélancolique en sa vaste petitesse ?... Sa singularité égale sa complication. Il se compose de parterres symétriques, d'allées qui les divisent, de balustres qui les bordent, de portiques qui les terminent et d'innombrables petits vases d'où jaillissent des fleurs minuscules. Il est enfantin et éternel et il n'a point de saisons, parce qu'il est tout entier fait en verre, en verre de toutes les couleurs, – selon qu'il imite un gazon, une colonne, une rose ou une fontaine, – et c'est des yeux que l'on se promène dans sa ridicule et charmante merveille qui amuse maintenant les visiteurs du Musée, comme jadis, sur la table patricienne où il servait de surtout, il distrayait les regards des nobles dames de Venise par son artifice délicat, fragile et saugrenu.


III

Les Zattere


Je vous aime, ô Zattere, pour toute votre longueur lumineuse ou nocturne, de la pointe de la Dogana, où vous commencez, à la calle del Vento finit votre quai de pierre, bordé de façades diverses ! Je vous aime dans toute votre étendue parce que, sur votre dalle, il fait bon marcher vite ou doucement ou s'arrêter, selon l'heure ou la saison, à l'ombre ou au soleil, ô Zattere !

Souvent, je viens à vous par le rio San Trovaso. Oh ! la maison qui est au coin avec ses arcades et sa glycine, – jaunissante, cette année, quand je la revis ! Pourtant un clair soleil de novembre brillait au ciel de Venise. L'air était frais et limpide, et quel plaisir de le respirer à pleine bouche sur votre promenoir, ô Zattere, devant le canal large, en face de la Giudecca aux trois églises et aux jardins de sauge et de cyprès !

Me voilà donc. Tournerai-je à droite ou à gauche ? Je ne sais, car je vous aime toutes, ô Zattere, de la pointe de la Dogana à la calle del Vento ! Je vous aime aux Incurabili comme aux Gesuati et au Ponte Longo et à cet endroit où il y a un vieux palais dont le marteau de porte est un Neptune de bronze qui dompte des chevaux marins. C'est là, je crois bien, que j'irai m'adosser pour fumer un de ces âcres et minces cigares que l'on coupe de l'ongle par le milieu avant d'en allumer une moitié.

Oui, car il fait doux, ce matin, et le ciel est pur. Les bateaux que l'on décharge sur le quai gémissent sourdement à leurs amarres. Partout ailleurs qu'ici la vue d'un port et de ses navires donne des pensées de départ et de voyage. Mais qui songe à quitter Venise ? En vain, les coques enflent leurs flancs et les mâts balancent leurs cordages. Où pourrait-on être mieux que le dos à ce marteau de bronze et les semelles à votre sol, ô Zattere ?

J'ai entendu le canon de midi. Les cloches sonnent. J'ai reconnu celles des Gesuati, de San Trovaso et de la Salute. Celles du Redentore, de Santa Eufemia et des Zitelle s'y joignent, d'au delà du canal. L'air vibre. Le temps de ma promenade est passé. Demain je ne resterai pas là, en paresseux, et je vous parcourrai tout entières, ô Zattere, de la pointe de la Dogana à la calle del Vento, tout entières, ô Zattere !


IV

La belle dame


Elle n'a plus ni serviteurs empressés à lui présenter, quand elle sort, l'éventail, le masque et les gants, ni gondole noire et dorée où l'on s'allonge aux coussins du felze, en regardant, à travers la vitre en biseau, le spectacle du Grand Canal aux façades magnifiques et diverses. Elle n'a plus sa villa sur la Brenta, ni à Venise son palais, un de ces palais où l'on aborde à des marches de marbre et où les plafonds de stuc sont peints de fresques fraîches.

Maintenant, hélas ! elle habite chez l'antiquaire, dans un réduit bas, au fond d'une cour humide où il y a une treille et un puits sculpté, au bord duquel vient parfois se poser un pigeon. De toutes ses splendeurs d'autrefois, elle n'a conservé que le costume où on l'a peinte, sur cette toile qu'entoure un cadre dédoré. Approchons-nous : les vieux portraits aiment qu'on leur parle et ils ont parfois des sourires que l'on n'oublie plus.

Elle était belle, et riche, sans doute, car sa robe est d'une très somptueuse étoffe. Ses cheveux sont peignés avec art et arrangés en une coiffure compliquée. À son cou, qui est blanc, rond et un peu gras, s'agrafe un collier de jaseron. Le fermoir en est un pendentif où le joaillier a fait d'une grosse perle baroque le ventre bossué d'un scorpion d'émail. Elle a le visage doux et clair, la bouche petite et rouge, mais ses yeux sont mélancoliques.

Oui, et son regard ne va pas à ce qui l'environne. Il est indifférent aux meubles vermoulus, aux porcelaines ébréchées et même aux toiles d'araignées qui pendent dans les recoins obscurs de la boutique. La dame contemple ses mains qu'elle a posées sur ses genoux, ses mains sans bagues, mais dont les doigts délicats tiennent un petit médaillon ovale où l'on distingue un portrait en miniature.

L'artiste qui a peint la patricienne et ses atours, d'une brosse large et un peu hâtive, a réservé sa patience pour ce détail du tableau. Là, son pinceau s'est fait minutieux et subtil, pour traiter à la loupe ce personnage minuscule. C'est un jeune homme en bel habit, au visage agréable et souriant. Ah ! comme elle le considère avec tendresse, avec amour ! ...

De tout le passé, n'est-ce pas lui seul qu'elle regrette ? Si elle pense quelquefois à son palais de marbre et à sa villa, c'est qu'il se plaisait à l'y venir visiter; si elle songe à sa gondole, c'est qu'ils s'y étendaient côte à côte et qu'à l'abri du felze clos ils échangeaient de douces paroles et des caresses aussi longues que leur souffle. Ah ! si seulement elle pouvait remuer ses mains inertes et porter jusqu'à ses lèvres cette miniature où sourit son amant ! Si elle pouvait sentir à sa bouche son baiser imperceptible ! ...

J'ai toujours aimé les vieux portraits, mais les antiquaires en demandent bien cher. J'aime les vieux portraits romanesques et qui disent des histoires d'amour, de serments et de regrets ...

– Allons donc, monsieur Carlozzi, cent lire, cette croûte ! vous vous moquez !...
– Ah ! signor, signor, pouvez-vous croire ! ...

Et M. Carlozzi me suit en levant les bras, tandis que j'arrache à la treille une feuille jaunie et que sur le puits de la petite cour humide un pigeon roucoule langoureusement, comme pour m'attendrir en faveur de l'abandonnée.


V

Le stratagème


C'est une grande chambre carrée. Une natte couvre le pavage. Le lit de fer peint s'abrite sous une moustiquaire de tulle. La table ronde est ornée d'un tapis en velours usé pareil à celui qui tend les sièges et les dossiers des fauteuils. Sur la muraille de papier, des gravures médiocres en des baguettes d'un or terni. Aux deux fenêtres pendent des rideaux de mousseline.

Lorsque l'on marche, le sol suspendu gémit bizarrement. Le pas communique aux meubles des vibrations sournoises. Cependant, quand je suis là, j'ai peine à me tenir en repos. Est-ce faute de la dureté des fauteuils, où le corps se fatigue au lieu de se reposer ? je me lève fréquemment. Le silence craque de bruits distincts : je m'arrête. Puis, comme attiré par une force secrète, je vais à l'une ou l'autre des fenêtres.

Ah ! chères fenêtres, avec quelle joie j'écarte votre humble mousseline molle et fripée ! avec quelle force je tourne votre crémone difficile et qui résiste à la main, soit que je vous ouvre brusquement, soit que j'appuie mon front à vos vitres ! Ah ! chères fenêtres, d'où l'on a une vue toujours la même et que je connais bien, mais qui, chaque fois, charme mes yeux et me fait battre le cœur ! ...

Je regarde. Voici l'étroit et double quai qui borde un petit canal d'eau muette. Quelques gondoles attachées et oisives y séjournent. Elles n'ont ni leurs coussins de cuir qu'enjolive une chenille de soie, ni leurs tapis de fond et de poupe, ni leur felze. Elles sont dépouillées de leurs atours marins. Elles attendent, nues et indolentes, de tout leur noir corps engourdi et où ne semble vivre que leur fer de proue qui rit de toutes ses dents de métal.

Il rit, parce qu'il passe beaucoup de monde sur le quai. Les dalles en sont sonores de pas divers : – enfants qui trottinent ou courent; femmes qui se hâtent ou s'attardent en traînant leurs socques, le châle aux reins, la tête chargée de chignons qui gonflent; agent de police aux lourdes semelles qui fait sa ronde, le manteau aux épaules, coiffé d'un tricorne de sbire de comédie, et qui remet dans le bon chemin un groupe d'étrangers... Le «baedeker» sous le bras, ils vont de l'Académie à la Salute ou se dirigent vers les Gesuati, à moins qu'ils ne cherchent, à travers les calli enchevêtrées, le traghetto San Gregorio.

Car c'est en ce coin de Venise, dont le triangle, fermé par le rio San Trovaso, porte à sa pointe la Dogana di Mare et sa Fortune d'or qui vire au vent, entre les Zattere et le Grand Canal, c'est en ce quartier, si mélancolique et solitaire, où la Badia cache son cloître humide et charmant, où la pauvre église de Santa Agnese montre à découvert dans son petit campanile sa grosse cloche qui s'agite, c'est là, entre le campiello Barbaro et le campo San Vio, sur les fondamenta Venier, qu'est la maison où j'habite, – où j'habite, plus heureux qu'un doge.

Je l'aime, cette maison. J'aime sa façade jaune, ses deux étages, ses volets peints en ocre, sa porte où luit la sonnette de cuivre, son étroit vestibule pavé de mosaïque domestique, son escalier aux marches propres, au bas desquelles je trouve souvent, oublié là par la servante, un panier de légumes ou de poissons; je l'aime avec son palier où brûle contre le mur, accrochée au fond d'une coquille de pierre sculptée, une lampe qui sent fort; je l'aime avec sa grande chambre dont les fenêtres donnent sur un peu de cette Venise que, de leurs carrés de vitre, elles semblent déjà encadrer précieusement et mettre sous verre dans le souvenir.

Devant moi, entre les maisons qui ont l'air de reculer pour lui faire place, s'étend un petit campo. J'y aperçois, à travers l'arcade d'un portique blasonné, un puits et un coin de jardin, où des linges sèchent à des ficelles. Au delà, je vois des maisons avec leurs hautes cheminées à la vénitienne, enturbannées, ou dont les hottes font penser à des boîtes à surprises. On dirait que dans chacune d'elles doit être enfermé un personnage de comédie ou de carnaval !

Que j'eusse donc aimé à revêtir un de ces costumes de farce et de joie, à m'envelopper tout entier de l'ample domino et de la bauta de satin, à porter sur mon visage un de ces masques de carton blanc dont la grimace immobile semble être descendue de la lune ! Mais pour cela il m'eût fallu vivre au temps où la cité posait avec ses palais et ses passants, en ses habits de fête, pour le pinceau des Guardi, des Canaletto et des Longhi; où elle confiait ses galants secrets à la plume d'un Gozzi, d'un Goldoni ou d'un Casanova. C'est dans leurs tableaux et dans leurs livres qu'il faut chercher ses atours et ses mascarades, à moins que chez l'antiquaire vous ne rencontriez par hasard quelqu'une de ces défroques de jadis, pendue à un clou, et dont l'étoffe vide sent la poussière, l'ambre, et le pipi de rat...

Il y a beaucoup d'antiquaires ici. Certains même occupent tous les étages d'un palais et l'encombrent de mille choses curieuses et vieilles, car Venise ne se donne pas seulement aux étrangers en sa lumière et en sa couleur, en la beauté de ses journées et de ses nuits, en ses eaux éternelles et en ses pierres qui s'usent, elle se vend à eux en ses peintures et en ses marbres, en ses dentelles et ses verreries, en ses ingéniosités délicates et somptueuses; elle disperse sa grâce et son luxe d'autrefois par les innombrables mains qui trafiquent de ses dépouilles.

J'ai, justement, pour voisin un brocanteur; mais celui-là n'a pas de vastes galeries, ni de magasins regorgeants; il ne possède qu'une pauvre boutique, basse et sordide, au rez-de-chaussée d'une des maisons délabrées de mon petit quai, un taudis sombre où il abrite tant bien que mal du vent et de la pluie son bric-à-brac misérable : tableaux écaillés où l'on ne distingue plus rien, poteries ébréchées, meubles boiteux, nippes décolorées, loques, débris, brimborions éclopés, qu'il défend des indiscrets par une barre de bois placée en travers de la porte, toujours ouverte ...

Le drôle d'homme ! Si je connais, un par un, les objets de rebut en quoi consiste son commerce, lui, je ne l'ai jamais vu. À quelque heure que je passe devant son échoppe, il n'est jamais là. Au rebours des autres marchands, il ne guette pas l'acheteur, il ne sollicite pas le client, il n'attend pas la pratique. Le matin, il se contente d'enlever son volet, puis il dispose dans sa porte la barre transversale et protectrice, et il décampe ! Où va-t-il ? à quelle mystérieuse occupation ? vers quelle trouvaille ou quel encan ?

Mais, un jour, malgré la barre et l'odeur de moisissure qui se dégage de son antre, j'en franchirai le seuil et j'entrerai chez lui. J'ai remarqué, tout en haut, sur un rayon obscur, un pot de faïence qui me plaît, un de ces pots à onguent, comme on les fabriquait à Udine, et qui présente en guise d'anses deux petites figures de vieillards barbus et narquois. Je grimperai jusque-là, à l'aide de quelque chaise boiteuse, et j'emporterai la chose, sans payer; mais, comme j'aurai été aperçu par les enfants qui jouent sur le quai ou par le gondolier qui nettoie sa gondole, il faudra bien que mon volé vienne réclamer à son larron le prix du larcin.

On sonnera à ma porte. J'entendrai gravir l'escalier. Il y aura sous ma fenêtre un groupe de femmes gesticulantes. Leur agitation donnera de beaux plis à leurs châles. Leurs voix rauques et zézayantes, viendront jusqu'à moi. Le vendeur de poulpes, qui trimbale dans une bassine de cuivre sa rose denrée marine, s'arrêtera pour savoir ce dont il s'agit. On grattera à ma serrure, et mon bonhomme entrera dans ma chambre...

Il entre, accompagné par l'agent de police, au manteau de carnaval et au tricorne de comédie, qu'on dirait sorti d'une des hautes cheminées et qui rappelle les sbires du temps de la Sérénissime République, du temps où l'on enfermait les gens sous les Plombs ou dans les Puits. Ils me saluent tous deux poliment, et, après de longues explications où nous ne nous comprenons guère, je remets au mystérieux brocanteur, que j'ai bien forcé à se montrer, une belle pièce d'or, en échange du pot volé dont les deux petites figures barbues et sales doivent ressembler à la sienne; – mais, s'il n'est pas beau, mon vieux voisin, tel qu'il est, je l'aime, comme j'aime ce quartier où il habite, entre les Zattere et le Grand Canal, non loin de l'Académie et de la Salute, à cette pointe de Venise qui porte à son extrémité, docile à tous les vents du ciel, la statue tournante de la Fortune.


VI

Le nain


C'est un nain qui est bossu. Son corps chétif et contourné supporte mal une grosse tête au visage souffreteux, et sa main, au bout d'un bras tordu, offre aux promeneurs des boîtes d'allumettes et des cartes postales. Je le connais bien. Je connais sa démarche à la fois sautillante et grave, car sa personne falote a je ne sais quoi d'important qui convient aux lieux qu'il fréquente et qui sont les plus beaux du monde.

Bien souvent, quand je débarque aux marches de marbre de la Piazzetta, je l'aperçois debout entre la colonne du Saint et la colonne du Lion. Comme elles dominent de leurs hauts fûts de porphyre sa petitesse d'avorton ! D'autres fois, il rôde sur les dalles de la place Saint-Marc. Il lui faut plus d'une enjambée pour passer de l'une à l'autre, et son ombre au soleil y dessine à plat la caricature de sa difformité.

Elle ne l'empêche pas pourtant d'être agile, car il n'est guère d'endroits de la cité où je ne l'aie rencontré, des Frari à Santa Maria Formosa, de San Giobbe à l'Arsenal, de la Salute à la Madonna dell' Orto. Je l'ai vu devant San Zanipolo, assis auprès du piédestal de Colleone. Je l'ai vu à San Giorgio degli Schiavoni; je l'ai vu aux Miracoli, où l'on vient admirer, sculptés dans un marbre blanc comme le sel, des petits dieux marins et des sirènes écailleuses ...

Partout, il me reconnaît. Il ne tend plus la main, mais il me salue et attend mon aumône habituelle. Il redresse son pauvre petit corps, et ses yeux semblent me dire ...

Il me disent, ses yeux : « Merci, seigneur étranger, de ne pas penser comme les autres que, si je mendie ainsi, c'est pour soutenir ma chair infirme. D'ailleurs ne suffit-il pas de bien peu pour me nourrir ? Les poulpes et la polenta ne sont pas chers à Venise. Vous, vous avez deviné pourquoi je guette avidement le sou qu'on me donne. Ajouté à son pareil, il devient pièce d'argent. Elle-même se change en or, et c'est avec cet or que je recouvrerai quelque jour ma dignité perdue. »

Son regard brille : « Ah ! ces loques sordides où je m'enveloppe aujourd'hui, puissé-je, enfin, les abandonner à jamais ! Je sais un tailleur, au Rialto, qui me coudra, à ma mesure, un de ces doux habits de couleur et une de ces culottes à boucle, comme on les portait autrefois, avec le tricorne à galons sur une courte perruque ronde, et alors je n'aurai plus honte de mes jambes cagneuses et de mon dos gibbeux. »

Il s'est planté devant moi, fièrement. « Non ! ... Je redeviendrai pareil à ces anciennes figures grotesques, comme vous en avez pu voir en visitant les villas de la Brenta. On les aperçoit en allant de Fusine à Dolo, à Strà ou à Mestre. Elles gardent les jardins qu'elles amusent de leurs grâces naines. On les plaçait de chaque côté du portail pour divertir les yeux des visiteurs. Elles achèvent là, en la pierre où elles s'effritent, leurs vies accoutrées et contrefaites. Je suis l'une d'elles, et nous sommes parentes de ces pygmées d'Afrique, au teint basané sous leurs vifs turbans à aigrettes, qui mêlent aux festins de Véronèse leurs souquenilles éclatantes et barbares et qui, dans la fresque de Tiepolo, au palais Labbia, soutiennent de leur poing nègre la queue en satin d'argent de la belle reine Cléopâtre. »


VII

Le peintre


Je sonne une dernière fois, et je lâche le cordon qui pend le long de la porte. J'écoute le carillon de la clochette qui retentit dans le vestibule sonore et dans tout l'appartement vide. Maintenant je suis certain qu'il ne viendra pas m'ouvrir, comme il le fait d'ordinaire, le pouce au trou de sa palette qui ressemble à une mosaïque fondue, tandis que, de l'autre main, il boutonne son gilet. Je n'ai plus qu'à descendre l'escalier sans même demander au concierge où est son locataire, car il me répondrait que « monsieur est en voyage ».

Il a, sans doute, établi son chevalet au coin de quelque calle ou sur les marches de quelque pont, à moins que dans sa gondole presque immobile, à l'ombre d'un mur de palais, il n'en dessine le reflet dans l'eau. Parfois d'autres gondoles frôlent la sienne et la balancent doucement. De grosses péottes pansues passent, chargées de légumes, de fruits, de planches, de plâtre ... Un homme rame seul debout dans un sandolo et tourne la tête pour regarder cet original qui écrase sur le papier son fusain, – qui grésille comme un moustique.

Personne, mieux que lui, n'a peint Venise. Ne lui en demandez pas les aspects célèbres : il ne vous montrera ni le Palais ducal, ni les Procuraties, ni Saint-Marc, ni la Salute, ni le Rialto, mais il saura choisir pour vous émouvoir l'angle d'un petit campo désert, un vieux mur qui découvre à marée basse des coquilles marines incrustées parmi de fines algues, une cour avec un puits où des guenilles sèchent à des ficelles, la Venise secrète et singulière dont le charme fétide et délicieux ne s'oublie plus quand on l'a, une fois, ressenti.

C'est celle-là qu'il a peinte, mais dont il ne parle jamais. Les mois et les mois qu'il y a passés ont-ils donc disparu de son souvenir ? Jamais il ne prononce le nom de la ville quand nous sommes ensemble, quoique nous pensions l'un et l'autre à elle. Nulle part elle n'est plus présente que dans cet atelier. Elle est dans ces toiles retournées et que j'imagine à ma guise, tout en regardant dans une vitrine quelqu'une de ces fioles transparentes rapportées de là-bas et qui semblent toujours contenir de l'eau de la lagune, tandis que, sur le parquet, se roule un chat qui porte au cou un de ces colliers en boules de verre coloré qu'on fabrique à Murano, – un chat trapu, rond et baroque, qui a l'air de ces animaux un peu diaboliques dont Carpaccio animait ses compositions et dont il ornait ses terrains semés de fleurettes délicates, sous les pas de ses San Giorgio et de ses Santa Orsala.



VIII

Convalescence


C'est de la plus haute chambre de l'un de ses plus anciens palais, durant des journées de convalescence, que j'ai senti le plus singulièrement le charme de Venise. Dans mon lit, que je ne quittais guère, j'éprouvais un étrange plaisir à penser qu'au-dessous de moi s'étageait la vieille demeure et sa façade reflétée dans l'eau du Grand Canal, qui, aux jours de forte marée, monte les marches du seuil marin et envahit le vestibule dallé. J'étais heureux de songer qu'alentour s'étendait la Ville merveilleuse dont, pourtant, je ne voyais de mon oreiller, par la fenêtre ouverte, qu'un haut mur rouge contre lequel se dressait un cyprès.

Que d'heures j'ai passées à le regarder, ce cyprès, tout droit dans la lumière et le silence que n'interrompait que le bruit des cloches ! Il y en avait de voisines et de lointaines. Elles se mêlaient sans se confondre et je les distinguais exactement les unes des autres. De toutes, on eût dit que leur métal contenait un imperceptible alliage de verre. L'air apportait certains de leurs sons si clairs et si fragiles qu'ils semblaient se briser à l'oreille. Et, quand elles s'étaient tues, on conservait dans sa mémoire tout un bouquet cueilli de fleurs sonores.

Lorsque les cloches cessaient de me visiter, je ne restais pas seul. S'il m'arrivait de fermer les yeux, de fatigue ou d'indolence, je trouvais sous mes paupières closes le souvenir de la ville magique. Il se précisait en mille images continuellement renouvelées. Venise m'offrait ses aspects les plus délicats et les plus splendides. C'est alors que je l'ai connue vraiment et qu'elle m'a favorisé, si je puis dire, de sa plus mystérieuse présence.

Aussi, désormais, est-elle un peu pour moi comme ce portrait qui orne une des galeries du vieux palais et devant lequel je m'arrête, chaque fois que je rentre après une des longues promenades où je reprends des forces peu à peu. Elle est comme ce portrait qui représente une Vénitienne de jadis. Sa robe est d'une fraîche couleur, sa figure s'abrite derrière un petit masque rond, de velours noir, si petit qu'il ne cache du visage que de quoi laisser le plaisir de croire deviner ce qu'on n'en voit pas. Comme aux autres, elle fait semblant de me proposer son énigme, mais je sais bien que ce n'est qu'un jeu, – car plus d'une fois elle souleva pour moi l'étoffe légère qui la défigure à dessein, quand, dans ma chambre haute, elle venait pencher sur mon lit la grâce entière de son visage, tandis que le cyprès dessinait une ombre mortelle sur le mur rouge et que les cloches répandaient dans le ciel, au-dessus de Venise, leur bruit aérien de verre et de métal.

Autres articles associés à ce dossier

Venise à la fin du XVIIIe siècle

Johann Wolfgang von Goethe


Candide à Venise

Voltaire

Avec le 18e siècle, Venise « renonça à toutes ses ambitions. Elle devint l’hôtellerie décrite dans Candide, la ville où s’arrêtèr

Lettres de voyage: Venise et Bologne

Honoré Beaugrand

Description par un journaliste canadien-français à la fin du XIXe siècle, de la «reine de l'Adriatique». Quelques éléments de son histoire, ses

La Venise de Byron et la Venise des romantiques

Chronique des lettres françaises


Sur Venise

Stendhal


Venise et les écrivains des XIXe et XXe siècles: une relation passionnelle

Anthologie de textes consacrés à Venise et écrits par George Sand, Chateaubriand, Maupassant, Rainer Maria Rilke, Balzac, Jean Cocteau, Proust

La mort de Venise

Maurice Barrès

«Barrès a été prédisposé par son maître Taine à goûter Venise. Il a, la première fois qu’il va à Venise, vingt-quatre ans à peine. V

À lire également du même auteur




Articles récents