Trieste à la fin du XIXe siècle : impressions d'un voyageur

Charles Yriarte
Visitez Trieste, restez-y quelques jours; la ville est brillante et animée; c'est un colossal entrepôt, un prodigieux bazar, le point de départ de la route d'eau qui, de l'Allemagne, aboutit à l'Orient; c'est une ville utilitaire avec le charme des choses italiennes. Il y a des pigeons bleus sous le portique de la Bourse et des groupes d'Orientaux devant les salons du Lloyd. Les femmes y sont presque toutes intéressantes par la démarche et la désinvolture; il y a de l'audace orientale dans le choix des couleurs, de l'excès italien dans la laborieuse construction de leurs coiffures. Au milieu des colonies grecques, albanaises, israélites, l'Autrichien, qui, légalement, est chez lui, se perd et disparaît. L'Allemande n'y existe pas; la reine de la promenade, c'est la sartorella, la délicieuse couturière de Trieste, si célèbre et si piquante.

Ce n'est pas qu'elles soient toutes jolies, ces couturières, mais leurs types sont si variés qu'elles se font mutuellement valoir. Un teint clair, transparent, rose et éclatant, fait un repoussoir à un autre teint mat, pâle, bruni par le soleil. Les Italiennes ne sont jamais affectées, mais celles-ci ont des yeux derrière la tête et sont prétentieuses dans le geste et dans la démarche. Leurs cheveux sont très-longs, très-épais, souvent très-crêpés; elles n'ont jamais connu la tyrannie du chapeau. On ne pousse pas plus loin l'art de se décoiffer avec grâce; habilement négligées dans leur tenue, il semblerait qu'elles tiennent surtout à avoir l'air de sortir de leur lit: le corset leur est inconnu, et la robe n'a pas l'air de tenir sur le corps. La description paraît folle, invraisemblable et peu plaisante; avec tout cela, c'est charmant et c'est indéfinissable; d'ailleurs les belles dames riches et élégantes et les hommes de la société aristocratique savent bien que ce sont les sartorelle qui sont les vraies reines de la promenade, et tous le disent aux étrangers avec une certaine grandeur d'âme.

A Trieste, il faut voir les marchés : ils sont tout à fait séduisants par les costumes et par les types. Dans cette ville utilitaire, il y a des choses d'une grâce accomplie, les paysannes slaves du Cartz viennent en foule, sur leurs petits ânes, vendre du pain de pur froment qu'elles cuisent pour la ville, et les fleurs qu'elles nouent avec goût en petits bouquets, ornés au cœur d'un souci jaune ou d'un fruit d'arbousier. Pour les conserver, elles jettent sur les fleurs des petits morceaux de glace; leur grande coiffe blanche comme celle des béguines (la petscha) tranche vigoureusement sur le teint olivâtre; elles portent, sur le fichu de corsage qui coupe leur dalmatique noire, un joli bouquet de lupin, chaussent le bas blanc immaculé qui se voit sous la jupe courte, et, comme les âniers des Kabyles, elles passent dans le dos, à leur ceinture, le bâton qui leur sert à activer leur monture.

Dans la société élevée de la ville, les femmes surprennent toujours par leurs silhouettes singulières; un grand nombre sont poudrées à blanc, avec des cheveux énormes et dont l'exagération rappelle les coiffures à la belle poule. Au dîner, chez le gouverneur, on étale beaucoup de diamants (je n'en ai vu d'aussi beaux qu'à Rome, dans la vieille aristocratie romaine); mais il n'y a pas un mot à placer; on arrive juste au moment de se mettre à table, on murmure vaguement le nom des convives, on se salue, on dîne à la hâte; à huit heures et demie, tous les hommes tirent leur montre et sont inquiets de ce qui se passe au Tergesteum, immense club commercial et financier, où aboutissent d'heure en heure les dépêches du monde entier. Nous ne comprenons pas bien cette fièvre de l'or et cet amour de l'échange qui fait que la vie est pressée et que les salons sont déserts, mais il paraît que ces grosses fortunes peuvent être détruites en une soirée, et que tout Triestain doit avoir l'œil au guet.

Une dépêche du Bordelais qui annonce une bonne ou une mauvaise récolte bien constatée fait hausser ou baisser les merrains, les bois dont on fait les douves de tonneaux: Trieste tire ces bois-là de Croatie, et la dépêche bonne ou mauvaise produit une différence de plusieurs millions sur le chiffre de l'échange annuel. Avec cette fièvre et cette préoccupation, on conçoit qu'il n'y ait pas de vie sociale; au moment ou vous vous accoutumiez aux épaules de votre voisine, les épaules vous saluent et se couvrent, on fait la révérence au gouverneur, tout le monde cherche son chapeau, et voilà le pauvre étranger sur le pavé à neuf heures.

Au moment où j'y passe, la ville est un peu vide; on fuit l'été, qui est très-rude, malgré la brise de mer. II y a bien quelques villas sur le Cartz, mais la grande société d'ici va surtout en Styrie et en Carniole passer la saison des chaleurs. Pour 400 florins, on a, en Styrie ou du côté de Laybach, dans une nature fraîche et aimable, un superbe château, bien meublé, avec une forêt. Mais les hommes sont condamnés à vivre ici, les barons de la finance eux-mêmes sont à l'attache et ne peuvent quitter la ville.

J'ai dîné hier, dans un palais superbe, chez un banquier tout à fait grand seigneur et très-hospitalier; j'ai vu de beaux tableaux, de beaux jardins, et bu des vins exquis. Il y avait là, pour convives, deux correspondants, l'un de Fernambuc, l'autre de Rio; tous deux «font dans les cafés»; ils sont parfaits de forme, tout à fait aimables, parlant français de telle façon que je n'ai pas deviné leur nationalité. Au sortir de table, on nous mène dans une jolie serre meublée en bois de chêne trop neuf; à peine assis, tous nos escabeaux se mettent à jouer le Baccio. Nous sommes confus d'avoir été pris, et nous nous jetons sur les albums de photographie; mais à peine l'album est-il ouvert, que l'air du Carnaval de Venise relentit tous les meubles sont à musique.

Il est neuf heures moins un quart; tout le monde a l'air embarrassé et inquiet; on tire les montres – comme la veille – et l'on court au Tergesteum. Nous voilà encore sur le pavé à l'heure où l'étranger ne sait que faire de sa soirée.

En somme, au point de vue plastique, ce qui nous a paru le côté tout à fait particulier de la société de Trieste, c'est l'amalgame des races.

Dans le salon du baron C…, qui est un statisticien très-honoré en Allemagne, il n'y avait pas trois femmes de la même origine; l'ensemble alors prend une curieuse physionomie; on dirait que les échantillons sont triés avec soin pour un harem de la bonne société. Madame A… est Grecque, madame B… est Russe, sa voisine est de Boukharest, et l'Anglaise avec laquelle je cause est la femme du célèbre B…, le compagnon de Speke, le précurseur de Livingstone, homme d'une rare énergie et d'un grand mérite personnel. On dit qu'il a un meurtre sur la conscience et a dû poignarder son cavas qui allait le dénoncer comme un giaour caché sous des habits musulmans pour entrer à la Mecque. Lady B… est jolie; elle était des fameux voyages, et suivait l'explorateur toujours habillée en homme; ce lis britannique, qui agite son éventail, est de fer; après douze heures de cheval, lady B… plantait les piquets de la tente, allait découvrir la source, faisait allumer le feu et préparait le pilaw, pendant que son maître et seigneur fumait son chibouck en consultant ses cartes ou écrivant ses notes.

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