La planification dans le domaine de la santé
« En 1970, le Québec s'est donné une politique de santé. En effet, après plus de trois ans de travail, de consultation et de recherche par une commission d'enquête, les projets de législations ont été largement discutés pour arrêter un choix sur des objectifs précis, établis sur une approche de développement social et d'épanouissement de la personne humaine. Par la suite, la réforme des structures, au niveau du ministère et des établissements, visait à donner à la société les moyens de réaliser efficacement les objectifs choisis. Ainsi, en théorie, les pré-requis nécessaires à une planification étaient réalisés, à savoir: l'élaboration d'une politique susceptible d'orienter les changements favorisant la réalisation des objectifs et la mise en place des moyens requis au niveau des organismes publics.
Après cinq ans, on est loin d'un constat d'échec, mais force nous est de concéder que nous sommes encore très loin de l'atteinte des objectifs proposés. Plusieurs problèmes sont survenus en cours de route; certains étaient prévus, d'autres furent inattendus. Le consensus des années '70 semble avoir fait place à une plus grande opposition de points de vue, sûrement au niveau des modalités et souvent en regard même des objectifs poursuivis.
Je voudrais tenter de répondre à la question suivante: Pourquoi la planification des services de santé au Québec ne répond-elle pas à nos attentes, malgré tous les efforts investis? Cependant, dans ce bref exposé, certaines contraintes limitent la réponse que l'on peut formuler. D'abord, le temps et la compétence m'empêcheront de procéder à une analyse exhaustive. De plus, je dois confesser certains biais inhérents à mes activités courantes qui se partagent entre l'enseignement et la recherche au niveau d'un département de médecine sociale d'une part, et l'action au niveau d'un département de santé communautaire d'autre part. J'espère cependant pouvoir soulever des questions et poser des jalons qui faciliteront un échange d'opinions.
Dans cet exposé, je voudrais, plus précisément:
1. apporter quelques précisions sur la notion de planification dans le domaine de la santé afin de situer le débat;
2. décrire brièvement quatre types de difficultés inhérents à la planification dans le domaine de la santé en général et plus particulièrement au Québec; ces difficultés expliqueront peut-être, au moins partiellement, la situation actuelle du système de santé québécois;
3. analyser brièvement les causes des difficultés identifiées aux différentes étapes de la planification et proposer une approche du concept de santé susceptible d'engendrer quelques solutions.
Planification
On peut se référer à différentes définitions de la planification, selon que notre profession nous incite à privilégier certains aspects de ce processus: l'étude des besoins de la population, l'organisation des services, les stratégies de changement ou l'évaluation des résultats. Selon que l'on est professionnel de la santé, administrateur, sociologue ou économiste et que l'on oeuvre au Ministère des Affaires Sociales, au Conseil Régional, à l'Université ou dans un établissement, non seulement un aspect du processus de planification risque-t-il d'apparaître plus important que les autres, mais on sera de plus tenté de concentrer l'analyse sur certains problèmes ou certaines techniques en particulier. Qui n'a pas assisté à de longues discussions sur les mérites relatifs des aspects sociaux, psychologiques, physiques ou économiques d'un problème de santé? On retrouve plusieurs débats sur les mérites respectifs des approches quantitatives et qualitatives pour la description des problèmes. Les tenants de l'évaluation des résultats s'opposent toujours à ceux qui analysent plutôt le fonctionnement d'un système.
Pour les fins de la discussion, je voudrais m'en tenir à une notion assez générale de la planification afin d'éviter une discussion trop hâtive des modalités et des détails, tout en établissant une distinction fondamentale et quelques postulats de base dans le but de circonscrire le débat. Je crois bien que tous accepteront que la planification est essentiellement un processus d'allocation de ressources à différents secteurs d'activités dans le but d'atteindre des objectifs déterminés. Ainsi, la planification, dans le domaine de la santé, vise à partager un ensemble de ressources humaines et matérielles entre des secteurs d'activités, comme la recherche de connaissances nouvelles, la formation du personnel et la production de services. Cependant, pour comprendre la nature même de la planification dans le domaine de la santé, il faut la distinguer de la planification sociale. Celle-ci pourrait se définir comme la détermination de la proportion des ressources de la société qui doivent être affectées à différents secteurs de l'activité publique comme la santé, l'éducation et le bien-être. Cette distinction m'apparaît importante, car la planification sociale détermine, dans une large mesure, l'orientation et les limites de la planification sanitaire. Par ailleurs, les résultats, dans le domaine de la santé, peuvent influencer la planification sociale.
Cette distinction est plus qu'un jeu de mots ou une subtilité de classification. En effet, la planification sanitaire présuppose une politique de santé, qui est la détermination consciente et systématique des buts à atteindre et des valeurs à respecter dans la poursuite des objectifs. Or, cette politique de santé est le résultat direct de la planification sociale.
Dans le cadre de la politique de développement social élaborée et préconisée par la commission d'enquête sur la santé et les services sociaux1 et de la politique de santé qui en a découlé et dont on retrouve les buts à l'article 3 de la foi sur les services de santé et les services sociaux (L.Q. 1971, ch. 48), on peut tenter d'identifier les difficultés qui ont jalonné le chemin de la planification au cours des cinq dernières années.
Difficultés
Détermination des besoins
La notion de besoins de santé est difficile à préciser, car elle est très relative et reliée de près à d'autres problèmes humains. Sauf pour des problèmes de nature aiguë et épisodique comme les traumatismes, l'infarctus du myocarde ou l'appendicite, l'identification des besoins et encore davantage celle des priorités est influencée fortement par les valeurs culturelles et les valeurs professionnelles.
Le type de développement désiré par une société donnée et le niveau de développement atteint déterminent, pour une large part, la mosaïque des problèmes de santé. Ainsi, une mortalité infantile à 150 par 1,000 naissances vivantes, dans un pays sous-développé aux prises avec la famine, n'apparaît pas comme un besoin prioritaire alors que d'autres pays veulent diminuer le même indice de 15 à 10. Au Québec même, un taux de mortalité infantile à 50 était acceptable il y a 50 ans, mais aujourd'hui l'objectif est de franchir la barrière du 10. Dans un endroit et une époque d'économie de type rural, le stress et les problèmes d'adaptation sociale n'ont pas l'importance qu'ils revêtent dans une économie industrielle. Si la famille joue un rôle primordial pour fournir un support social aux individus, les problèmes de santé mentale sont beaucoup moins évidents que dans une société plus individualiste et fortement compétitive. On pourrait allonger facilement la liste des exemples de ce genre. Pour ajouter à la difficulté, les caractéristiques et les valeurs de la société changent de plus en plus rapidement, de sorte que la notion et la perception des besoins sont constamment modifiées.
À l'intérieur d'une même culture, même pendant une période de temps définie et dans des conditions de stabilité sociale, la notion de besoins est perçue de façon différente par différents professionnels, qui doivent conjuguer leurs efforts pour identifier et solutionner les problèmes de santé. De plus, le développement de la technologie et des connaissances conditionne l'identification des besoins. Le professionnel de la santé aura tendance à choisir des problèmes précis reliés au fonctionnement des organes et de l'organisme et pour lesquels il peut proposer une solution. L'administrateur, préoccupé par des questions d'efficience, pensera plutôt aux besoins qu'il peut plus facilement satisfaire dans l'immédiat avec les ressources dont il dispose. L'économiste sera plutôt influencé par les besoins pour lesquels les coûts et les bénéfices peuvent être connus. Le planificateur portera son attention sur les problèmes qui peuvent être solutionnés par une action à moyen ou à long terme.
De même, différents sous-groupes de la population reconnaîtront des besoins différents selon leur profession, leur éducation, leur sexe et leur âge. Comme la planification s'effectue toujours dans un contexte où l'ensemble des besoins ne peuvent être satisfaits, du moins pas tous en même temps ni complètement, les besoins peuvent être en conflit d'intérêt direct au sein d'une même population.
Au Québec, des choix ont été faits en identifiant des groupes de la population comme les enfants, les handicapés, les personnes âgées et les travailleurs et en privilégiant des types d'intervention, à savoir: les actions préventives et les services de première ligne2. On peut justifier ou critiquer ces choix, selon les différentes optiques que nous avons énumérées car, s'ils sont rationnels et logiques, ils sont aussi le résultat de compromis sociaux.
Choix des interventions
Si l'on présume un consensus largement partagé pour l'identification d'un certain nombre de priorités, un autre type de difficulté survient quant au choix des interventions par rapport aux besoins. Cette difficulté provient principalement de la nécessité de connaître suffisamment le potentiel réel et la façon d'utiliser toutes les techniques développées dans le domaine de la médecine, des sciences de la santé, de la psychologie, de l'éducation et du génie. La contribution des administrateurs et des gestionnaires est importante pour le choix des options appropriées, mais elle ne saurait être suffisante. Pour prendre ce type de décisions, il faut bien comprendre ce qu'est la santé et comment on peut la protéger et l'améliorer. Par ailleurs, une formation médicale ne garantit absolument pas une compétence en administration de la santé.
Le choix des domaines et des types d'interventions doit être une synthèse de l'effort politique, administratif et technique. Les experts techniques des aspects médicaux, d'environnement et d'éducation fournissent l'information de base sur les avantages et les désavantages des options possibles et réalisables. L'administrateur pourra appliquer des techniques de coûts-bénéfices ou d'analyse systématique face aux options qui lui sont présentées. Quant au politicien, qui ne connaît pas les aspects techniques et scientifiques de la santé, ses interventions risquent d'être guidées par les modes du moment, les préjugés existants, le bon sens et les groupes de pressions.
Malheureusement, les décisions sont trop souvent le résultat de batailles plutôt que de collaborations systématiques entre politiciens, administrateurs et experts techniques. Comme le système régional mis en place vise à une décentralisation des décisions et à une participation plus active de la communauté aux décisions, on a vu au Québec, au cours des dernières années, s'intensifier les tensions et se multiplier les luttes à tous les niveaux du système. L'opposition entre les rôles politique, administratif et technique a souvent dégénéré en une confusion de rôles par les parties en cause et en une simple lutte pour le pouvoir.
Ce problème est ressenti de façon d'autant plus aiguë et vive que le niveau de prise de décision est décentralisé et local. Ainsi, les décisions impliquant l'orientation des C.L.S.C. de même que les choix laissés à ceux-ci, quant aux options d'action, ont donné prise à une lutte entre les pouvoirs politique, administratif et technique. Dans plusieurs cas, l'équilibre des forces, au lieu d'amener la paix, a produit l'immobilisme et l'incapacité de prendre des décisions.
Cette difficulté de prise de décision, quant au choix d'interventions, dans le domaine de la santé, n'est pas particulière au Québec. On la retrouve dans tous les systèmes de santé. Présentement, elle semble plus forte et plus violente au Québec que dans plusieurs pays. S'agit-il d'une période d'effervescence de notre tempérament latin? Sommes-nous plutôt en présence d'un vice de structure dans notre système? La question mérite une analyse élaborée. La dernière partie de ce texte fournira peut-être quelque éclairage sur ce problème.
Stratégies d'implantation
En plus de la détermination des besoins et du choix des interventions efficaces, la planification implique l'élaboration de stratégies d'implantation des programmes qui découlent de ces décisions. À cette phase du cycle de la planification, trois types de difficultés surviennent:
1. les relations entre les programmes de santé et les autres activités sociales;
2. la communication des stratégies d'implantation aux professionnels de la santé;
3. la participation de la population3.
Les interventions dans le domaine de la santé impliquent de plus en plus des actions de trois ordres: des soins de santé, des mesures de contrôle de l'environnement et des changements de comportement dans la population générale ou dans les groupes de la population exposés à des risques particuliers. En conséquence, la solution des problèmes de santé nécessite l'interaction entre plusieurs secteurs de l'activité publique: affaires sociales, éducation, environnement, travail, pour ne nommer que les plus évidents. Il est souvent très difficile de déterminer précisément quelles actions doivent être faites par chacun des secteurs concernés et encore plus de coordonner les activités des différents secteurs. Souvent, ces secteurs fonctionnent de façon trop isolée les uns des autres, quand ils ne s'affrontent pas dans des luttes de prérogatives et de pouvoir. De plus, la technologie propre à chaque secteur rend difficile les communications efficaces et peut conduire à des actions contradictoires qui annulent leurs efforts.
Même à l'intérieur du secteur de la santé, l'implantation d'un programme nécessite souvent la collaboration et la coordination entre plusieurs établissements et plusieurs types de professionnels. Or, chacun tend à développer une vue fragmentaire des problèmes et des modes d'action. La lutte contre les maladies cardio-vasculaires fournit plusieurs exemples de cette difficulté. Un programme efficace dans ce domaine doit comprendre:
1. des soins médicaux comme le dépistage et le traitement des facteurs de risques connus, des services d'urgence et de soins intensifs;
2. des contrôles de l'environnement, comme des modifications de la production alimentaire afin de réduire la consommation de cholestérol;
3. des changements d'habitudes de vie, comme l'alimentation, l'exercice physique et la consommation de cigarettes. Pour modifier ce problème, il faut que chaque type d'établissement et chaque groupe professionnel connaissent les possibilités et les limites de leurs interventions et soient capables d'agir en comprenant le plan d'ensemble. Trop souvent, on assiste plutôt à une lutte entre ces différents agents pour le contrôle des ressources allouées à la solution d'un problème, de sorte que les énergies sont perdues et inefficaces.
Enfin, la participation de la population est à la fois nécessaire et souvent négative. Si le public est mal informé et ne comprend pas le plan d'ensemble, la résistance ou la contestation peut faire avorter le meilleur des programmes santé. À cause des habitudes acquises et des préjugés, on maintient des demandes excessives pour des services dont l'inutilité ou même la nuisance ont été démontrées. Qu'on pense à la consommation de médicaments, à la résistance au regroupement des soins d'obstétrique, à la pression pour des bilans de santé. Il est important que les individus deviennent plus autonomes et les collectivités plus responsables à l'égard des problèmes de santé. Mais la participation doit être positive, éclairée et coordonnée avec l'action des administrateurs et des professionnels de la santé. Malheureusement, nous en sommes encore à l'enfance de l'art dans nos approches d'éducation sanitaire et d'animation populaire.
Évaluation
L'évaluation doit nécessairement compléter le cycle de la planification. En effet, une fois que l'on a identifié des besoins, choisi des interventions et appliqué des programmes, il est important d'évaluer les résultats de ces programmes, de façon à pouvoir les ajuster à mesure que les besoins changent, si les actions entreprises sont efficaces, ou à pouvoir les modifier si elles sont inefficaces. L'évaluation permet d'amorcer un deuxième cycle de planification avec une nouvelle détermination des besoins. Or, pour importante qu'elle soit, l'évaluation n'en pose pas moins de sérieuses difficultés à la fois techniques et humaines.
D'abord, sur le plan technique et méthodologique, deux types de difficultés majeures se présentent: d'une part, les outils de base comme les standards de qualité et les indices pour mesurer le changement, sont souvent inexistants ou inadéquats ou non valides. Si l'on peut mesurer la mortalité, la fréquence des maladies et compter les journées d'incapacité, on est encore assez démuni pour apprécier les niveaux de fonctionnement, les états d'adaptation sociale et les taux de satisfaction. Si, dans certains cas, on peut développer des indices permettant de mesurer les résultats immédiats d'un programme, l'évaluation des conséquences, à moyen et à long terme, présente des difficultés méthodologiques considérables. La littérature scientifique abonde, depuis une dizaine d'années, en indices et indicateurs4. Mais très peu sont généralisables en dehors du contexte limité pour lequel ils ont été élaborés. Les réalités à mesurer sont complexes et souvent intangibles et les techniques sont encore trop peu développées.
D'autre part, même si l'on réussit à obtenir des indices valables, de nouvelles difficultés surgissent quant à la mise en place de systèmes d'information qui puissent recueillir l'information nécessaire et valide tout en respectant les exigences de fonctionnement d'un programme ou d'une organisation. Évidemment, la venue des ordinateurs a permis de manipuler facilement des banques de données. Mais les difficultés se situent au niveau de la conception de systèmes d'information qui servent d'organisation plutôt que de la mettre à son service. Les théories de la cybernétique et des systèmes permettent présentement de faire des progrès rapides, mais il faudra encore quelques années pour connaître un développement vraiment fonctionnel. De plus, cette évolution sera conditionnée par le développement d'indices et de mesures valides.
Enfin, lorsqu'on parle d'évaluation, on parle aussi de jugement de valeur sur un état de faits. Ce jugement permet au thérapeute, à l'administrateur et au planificateur de corriger constamment une démarche. Donc, une des principales conséquences de l'évaluation est de changer les habitudes acquises. Les obstacles, à ce niveau, sont de deux ordres: d'abord, la résistance normale au changement et l'insécurité que le changement provoque entraînent souvent des attitudes négatives envers l'évaluation. De plus, la formation de la grande majorité des professionnels de la santé et des administrateurs est encore grossièrement déficiente en ce qui regarde la compréhension du processus d'évaluation et l'utilisation du résultat de l'évaluation dans un processus rationnel de décision. Trop de professionnels ont été simplement «programmés» pour appliquer un certain nombre de recettes. Cette déficience, au niveau de la formation, contribue à exagérer l'insécurité et à accroître la résistance envers l'évaluation.
Concept de santé
Quoique superficielle, cette revue à vol d'oiseau des difficultés survenant aux différentes phases du cycle de planification peut aider à comprendre les lenteurs du processus et même les insatisfactions devant les résultats obtenus. On ne saurait espérer de solution miracle. Cependant, la compréhension des causes sous-jacentes à ces difficultés peut aider à canaliser les efforts et à améliorer l'efficacité de la planification. Or les causes de la plupart des difficultés que nous avons décrites nous apparaissent être de l'un ou de l'autre des trois ordres suivants: difficultés d'ordre technique, d'ordre méthodologique et d'ordre conceptuel. Nous nous proposons d'analyser brièvement chacun de ces ordres de difficultés et de suggérer une approche permettant, à moyen terme, de résoudre plusieurs de ces difficultés.
Difficultés d'ordre technique
Les difficultés d'ordre technique se présentent surtout au niveau de l'identification des problèmes de santé, du choix des interventions et de l'évaluation des résultats des programmes. Ces difficultés renvoient essentiellement à l'insuffisance des indices et des critères pour mesurer l'état de santé de la population, et à l'imperfection des mécanismes de prises de décision et de contrôle. Malgré son importance, cet ordre de difficultés ne retient pas notre attention, pour le moment, pour deux raisons. D'abord, l'évolution des sciences sociales, administratives et épidémiologiques au cours des dix dernières années laisse croire que des succès seront rapidement enregistrés à ce niveau. En effet, l'esprit humain a déjà résolu des problèmes beaucoup plus complexes, de sorte que l'on peut croire avec confiance que la solution des difficultés techniques n'est qu'une question de temps relativement court. De plus, la clef du succès n'est pas elle-même d'ordre technique, mais dépend du concept de santé que notre société est prête à accepter. Car il est impossible d'améliorer les techniques pour mesurer une réalité vague et mal définie.
Difficultés d'ordre méthodologique
Le développement d'une science se caractérise, à une époque donnée, par les postulats fondamentaux régissant l'organisation des connaissances dans un domaine. Or, plusieurs difficultés survenant aux différentes phases de la planification des services de santé proviennent du fait que les postulats de base n'existent pas ou ne sont pas généralement partagés. Chaque groupe professionnel intervient avec les postulats de sa science. Le biologiste identifie les problèmes et les interventions possibles en vertu de la théorie des germes; le sociologue se réfère au concept de rôle et l'économiste compare les courbes d'offre et de demande. Ainsi, différentes disciplines scientifiques, partant de postulats de base différents, étudient la santé par analogie avec d'autres réalités physiques ou sociales.
La «science de la santé» est encore à découvrir. La condition préalable à ce développement nous semble revenir au concept de santé qu'une société veut accepter. L'adaptation de méthodes empruntées à d'autres domaines scientifiques ne pourra être fructueuse que si elle est pondérée et unifiée par un même langage scientifique. Ainsi, on ne peut espérer de solution aux difficultés d'ordre méthodologique par la seule amélioration des méthodes scientifiques existantes. Celles-ci devront se transformer en fonction de nouveaux postulats découlant du concept de santé.
Difficultés d'ordre conceptuel
Où en sommes-nous dans l'effort de préciser des postulats valables pour la «science de la santé»? Depuis les travaux de Galien, on a d'abord utilisé un concept mécaniste de la santé, à savoir le fonctionnement harmonieux du corps humain. La maladie devient donc un dérèglement biologiquement normal qui peut être corrigé en identifiant la cause. L'élimination de la cause de la maladie dépend nécessairement de moyens biologiques, chimiques et chirurgicaux. Cette notion est encore prédominante aujourd'hui et caractérise l'approche clinique des problèmes de santé.
Vers le milieu du 19e siècle, les rapports de Chadwick en Angleterre et de Shattuck aux U.S.A. ont repris et généralisé la reconnaissance des facteurs sociaux comme causes de plusieurs problèmes de santé. Cette évolution a permis d'identifier des situations à la fois complexes et génératrices de maladies. Cette orientation met l'emphase sur les interactions entre les individus et leur environnement physique et social. La santé n'est plus seulement le fonctionnement d'un organisme, mais implique une notion d'intégrité organique et d'équilibre de l'organisme avec son environnement. Les solutions aux problèmes de santé ne se limitent plus à supprimer la cause, mais visent aussi à adapter l'individu à son environnement par la recherche d'un nouvel équilibre. Cette notion de la santé est actuellement caractéristique de l'approche sociale des problèmes de santé.
Ces deux approches s'opposent directement. La première favorise une perception individuelle de la santé, définie comme une intégrité intrinsèque de l'organisme et recherchant des solutions par la suppression des causes présumées de la maladie. La deuxième conçoit la santé comme un comportement social, c'est-à -dire une capacité optimale de performance selon une socialisation donnée. Les solutions aux problèmes de santé sont recherchées dans le sens d'une adaptation au milieu ou d'une protection contre les effets nocifs de l'environnement.
Nouveau postulat
Les difficultés d'ordres technique, méthodologique et conceptuel se butent à une conception de la santé comme une entité biologiquement déterminée. Les nuances apparaissent seulement en rapport avec l'importance accordée à l'environnement. En somme, la santé est conçue comme une forme d'intégrité intrinsèque ou extrinsèque. En conséquence, la valeur accordée à la santé est relative à la valeur attachée à d'autres biens. Les efforts sont ainsi orientés vers la définition d'un bien universel, appelé santé, que différentes sociétés peuvent se permettre selon l'ordre de priorité donné à d'autres biens.
À l'instar de plusieurs auteurs5, nous croyons beaucoup plus fructueux, pour le domaine de la planification, de concevoir la santé comme un attribut et une condition de vie individuelle et sociale. Comme telle, la santé est donc une qualité individuelle déterminée par les caractéristiques particulières d'une société. Ainsi, la santé n'est plus une entité ou un bien en compétition avec d'autres biens mais une qualité de vie recherchée pour elle-même. La définition de cette qualité découle de la politique de développement social d'une collectivité et la planification sanitaire peut ainsi s'articuler en fonction d'objectifs précis.
En somme, la conception traditionnelle de la santé en fait une valeur individuelle recherchée pour sa contribution au développement social. Nous proposons que la santé soit conçue plutôt comme une valeur sociale recherchée pour elle-même et pour son apport au développement de la personne humaine. »
Notes
1. Rapport de la Commission d'Enquête sur la Santé et le bien-être Social, «Le Développement», volume III, tomes I et II, Gouvernement du Québec, 1971.
2. Les priorités du Ministère des Affaires Sociales ont été exprimées dans différents documents du Ministère, dont un discours du Ministre M. Claude Forget sur Les priorités d'action du Ministère québécois des affaires sociales pour 1975, le 23 janvier 1975 (miméo).
3. Les idées sur les stratégies d'implantation exprimées dans cette section sont inspirées en partie par l'article de Breslow, «Research in a Strategy for Health Improvement», International Journal of Health Services, 3 (1), 7-16, 1973.
4. Parmi les différentes sources bibliographiques sur les indices de santé, nous renvoyons particulièrement le lecteur à une série d'articles récents qui font le point sur l'état des connaissances dans ce domaine. Chen, Martin K. and Bryant, Bertha E., «The Measurement of Health - A Critical and Selective Overview», International Journal of Epidemiology, 4 (4), 257-264, 1975, Elinson, Jack (Ed), «Socio-medical Heaith lndicators», International Journal of Health Services, 6 (3) 1976 (miméo spécial contenant 9 articles sur le sujet).
5. Les réflexions sur les difficultés d'ordre conceptuel et sur un nouveau postulat pour définir la santé s'inspirent partiellement de Kelman Sander, «The Social Nature of the Définition Problem in Health», International Journal of Health Services, 5 (4), 625-642, 1975.