Sur la philia et l'agapè
Qu’y a-t-il de plus important que l’amour ? Mais comme cette chose est difficile à dire. Les Grecs avaient en gros trois mots : éros, philia et agapè.
Notons que le Nouveau Testament, pourtant écrit en grec, n’emploie pas le mot éros. On en parle sans aucun doute, mais c’est pour condamner l’amour ainsi nommé et refuser de le nommer, comme le prouve I Corinthiens 7.2.
Quand il s’agit de l’agapè et de philia, c’est une autre histoire. D’abord, le mot philia apparaît 20 fois dans le Nouveau Testament. La philia est l’amour qu’on peut avoir pour quelque chose (l’argent, la sagesse, ou l’exercice, mettons), un amour qu’on peut partager avec quelqu’un d’autre, un ami en somme (et donc un philos).
Pour ce qui est d’agapè, (ce mot apparaît environ 300 fois dans le Nouveau Testament). Ainsi quand le Christ définit l’amour, il s’agit de pouvoir mourir pour ceux qu’on aime (Jean 13.35). Plus grave encore sans doute, l’amour à la manière du Christ exige qu’on aime même ses ennemis (Matthieu 5.43-47).
Le texte permet-il de mieux saisir la hiérarchie entre les deux amours ? Les limites de la langue française rendent cet examen difficile : on traduit philia et agapè par le même mot français amour.
Voici un exemple de ce problème tiré du récit le plus humain et le plus terrible du Nouveau Testament. Il s’agit d’une histoire si importante que l’évangéliste Jean a décidé de l’ajouter à son texte, après l’avoir terminé.
21.01 Après cela, Jésus se manifesta encore aux disciples sur le bord de la mer de Tibériade, et voici comment.
21.15 Quand ils eurent mangé, Jésus dit à Simon-Pierre : « Simon, fils de Jean, m’aimes-tu [agapais] plus que ceux-ci ? » Il lui répond : « Oui, Seigneur ! Toi, tu le sais : je t’aime [philô]. » Jésus lui dit : « Pais mes agneaux. »
21.16 Il lui dit ensuite une deuxième fois : « Simon, fils de Jean, m’aimes-tu [agapais] ? » Il lui répond : « Oui, Seigneur ! Toi, tu le sais : je t’aime [philô]. » Jésus lui dit : « Pais mes brebis. »
21.17 Il lui dit une troisième fois : « Simon, fils de Jean, m’aimes-tu [philéis] ? » Pierre fut peiné parce que, la troisième fois, Jésus lui disait : « M’aimes-tu [philéis] ? » Il lui dit : « Seigneur, toi, tu sais tout : toi, tu connais que je t’aime [philô]. » Jésus lui dit : « Pais mes brebis. »
Que se passe-t-il au juste ? Il y a trois réponses à trois questions différentes. La première question emploie le verbe agapéin, et compare Pierre aux autres dont il est le chef : Pierre, humble et sans doute assez gêné, n’ose pas dire qu’il a de l’agapè, et encore moins qu’il en a plus que les autres : il sait qu’il n’a pas été capable de donner sa vie pour le Christ ni de la risquer comme Jean au pied de la croix. Il peut prétendre qu’il a de la philia. Il dit à son ami Jésus : « Voyons, tu le sais. » Le mot qu’il emploie est le verbe voir au passé : on sait parce qu’on a vu ; or Jésus a vu, donc il sait.
La deuxième question est plus dure : Jésus demande si Pierre l’aimait comme un disciple ordinaire. Pierre a été si lâche qu’on peut revenir sur la question, tout en reconnaissant qu’il n’est plus à la hauteur de sa tâche de chef des disciples. Pierre répond encore une fois qu’il a de la philia, et fait appel à la même expérience qu’ils partagent. Il garde le silence, un silence douloureux, sur l’abaissement qu’il vient de subir.
La troisième question est un coup de lance dans le cœur. Prenant pour acquis que Pierre, chef rétrogradé, n’a pas atteint le niveau de l’agapè, minimum requis pour être une disciple, Jésus met en question même sa philia. Cette fois, la douleur ne sera pas silencieuse (et Jean la souligne) : Pierre se reconnaît être un détail de l’immensité de ce que Jésus sait, lui qui sait tout, mais il espère qu’il reconnaît encore la philia qui l’habite.
L’humiliation de Pierre est complète.
Il faut ajouter ceci : puisque l’humilité est une bonne chose (Augustin, Lettres 118.22[1]), cette humiliation menait vers une bonne chose, annoncée dans le verset suivant. (Voir la note)
[1] C'est à lui, mon cher Dioscore, que je voudrais que vous fussiez entièrement et pieusement soumis; je ne voudrais pas que, pour aller à la vérité, vous cherchassiez d'autres voies que les voies ouvertes par Celui qui, étant Dieu, a vu la faiblesse de nos pas. La première de ces voies c'est l'humilité (1); la seconde, l'humilité; la troisième, l'humilité; toutes les fois que vous m'interrogerez, je vous répondrai la même chose. Ce n'est pas qu'il n'y ait d'autres préceptes; mais si l'humilité ne précède, n'accompagne et ne suit tout ce que nous faisons de bien; si elle n'est pas comme un but vers lequel se portent nos regards, si elle n'est pas près de nous pour que nous nous attachions à elle, et au-dessus de nous pour nous réprimer dans la satisfaction de quelque bonne action, l'orgueil nous arrache tout de la main. Les autres vices naissent des péchés; l'orgueil est redoutable dans le bien même: ce qu'on a fait de louable est perdu par le désir de la louange.