L'Antiquité

Pierre Coubertin
À trois reprises seulement dans le cours des siècles historiques, le sport a joué un rôle considérable dans l'ensemble de la civilisation, conquérant le nombre et s'imposant à l'attention générale: dans l'antiquité par le gymnase grec; au moyen-âge par la Chevalerie; dans les temps modernes par la rénovation issue de l'effort réfléchi de Ling, de Jahn, de Thomas Arnold... En dehors de ces trois périodes, le sport n'a été que la distraction préférée d'un petit nombre d'instinctifs ou le corollaire obligé de certaines professions; les éducateurs qui l'ont alors recommandé au point de vue pédagogique n'ont pas été écoutés.
ANTIQUITÉ
Naissance des incitants sportifs
D'après Confucius, il y a six «arts libéraux» qui sont: la musique, le cérémonial, l'arithmétique, la calligraphie, l'escrime et «l'art de conduire un char». Donc pas de «gymnastique» encore. L'escrime donne satisfaction à l'instinct combatif, mais il ne paraît pas que cet instinct ait suffi à la propager en Extrême-Orient. A remarquer que la première des escrimes naturelles n'a pu être celle du poing qui demande une contrainte et un assouplissement artificiels préalables. Il était plus naturel à l'homme primitif de s'emparer d'un bâton ou même de lutter simplement corps à corps ou encore de chercher à frapper par le jet d'une pierre. Les escrimes d'Extrême-Orient sont demeurées des spectacles et n'ont donné naissance à aucune institution pédagogique sauf — plus tard, au Japon — le Jiu-jitsu.

Dans l'Inde comme en Egypte nous trouvons trace de certains jeux qui nous mettent en présence de l'instinct de jeu. Cet instinct est d'ordre animal; de jeunes animaux jouent. Même en y ajoutant l'observation de règles conventionnelles, le jeu parmi les humains ne devient pas sportif par lui-même; il ne conduit pas l'effort au delà du plaisir. Pour qu'il en soit ainsi, il faut une éducation sportive préalable. La chasse a eu manifestement une origine utilitaire. Il a dû en être de même de la navigation. D'ailleurs le monde antique ne construisait point d'embarcations et ne possédait guère de cours d'eau propices au sport de l'aviron.

Avec la pratique de l'équitation, nous touchons à l'orgueil de la vie qui est un incitant sportif. Comme l'a écrit plaisamment de nos jours un américain, le cheval donne à son cavalier «la sensation d'avoir quatre jambes». Il lui communique la griserie de la vitesse. Or cela est de tous les temps. L'équitation antique s'était grandement développée chez les Perses 1. Un auteur ancien décrit le dédain avec lequel le jeune Perse dès qu'il a touché un cheval, considère ceux qui vont à pied.

Enfin il faut faire entrer en ligne de compte l'entraînement militaire. Ces peuples ont eu de puissantes armées. Assyriens, Egyptiens, Perses ont connu la valeur de l'exercice musculaire commandé et en ont fait l'application. Nous pouvons par le relevé des étapes indiquées sur les monuments des Egyptiens comme ayant été franchies par leurs soldats en un temps donné, apprécier l'endurance de ceux-ci 2.

D'autre part la médecine, même embryonnaire, n'a pu méconnaître la portée de l'exercice énergique au point de vue de la santé. Ainsi se sont manifestés de bonne heure la plupart des «incitants» à la pratique des sports. En aucun pays pourtant, nous ne trouvons trace d'une véritable conception pédagogique sportive; rien n'annonce ni ne prépare à cet égard les nouveautés qu'introduira le génie hellénique.

La religion de l’athlétisme
En Grèce, la recherche de la beauté du corps apparaît très tôt comme un objet digne des efforts de l'homme en même temps que comme un moyen d'honorer les dieux. «Il n'est pas de plus grande gloire pour un homme, dira un héros de l'Odyssée, que d'exercer ses pieds et ses mains». La société dépeinte dans l'Iliade est déjà fortement sportive: luttes, courses à pied, lancers... compétitions solennelles en vue desquelles chacun s'entraîne et qu'entoure un appareil religieux: la religion de l'athlétisme est née 3.

Elle aura bientôt ses cérémonies périodiques et ses temples pour le culte quotidien. Les cérémonies, ce seront les grands Jeux: Jeux Pythiques, Isthmiques, Néméens et les plus illustres de tous, les Jeux Olympiques. Les temples, ce seront les Gymnases, foyers de vie municipale assemblant adolescents, adultes, vieillards autour de cette préoccupation d'exalter la vie humaine qui est à la base de tout l'hellénisme et se reflète si nettement dans sa conception d'un au-delà crépusculaire où domine le regret du séjour terrestre.

Le gymnase grec
Gymnase vient de gumnos qui veut dire nu; pourtant les athlètes portaient des caleçons. Pausanias cite un coureur qui perdit la course parce que son caleçon s'était détaché. Au terme gymnase, Vitruve, Celse et Pline l'Ancien préfèrent celui de palestre (de palé, lutte). Quant au terme athlète, il a pour origine athlos qui signifie récompense, ce qui indique bien l'idée fondamentale de concours et d'émulation.

Le Gymnase était un vaste ensemble de constructions et d'espaces découverts, enchevêtrés et généralement reliés par des portiques. Salles d'escrimes, salles d'hydrothérapie, salles de paume, salles de conférences, promenoirs, promenades, terrains de concours, le Gymnase contenait tout cela et dans de larges proportions. Sparte eut, dit-on, les plus parfaits, avec cette originalité que les femmes y furent admises au même titre que les hommes. Tel n'était pas le cas dans les autres cités. Les gymnases d'Athènes, le Lycée, l'Académie, le Canopus, le Cynosarges (ce dernier fréquenté par les gens du peuple, les bâtards, les étrangers et les affranchis) furent célèbres, de même que le Cranion à Corinthe. Platon enseigna à l'Académie et Aristote au Lycée. Il va de soi que, dans les petites villes, le Gymnase était organisé sur un plan modeste et simplifié. Le personnel des grands gymnases comprenait d'ordinaire: le gymnasiarque ou directeur général, l'agonistarque ou directeur des concours publics, le gymnaste ou professeur avec son moniteur ou pœdotribe, etc. Un médecin était attaché à l'établissement.

L'enseignement englobait la gymnastique (courses, sauts, lancers, grimpers, travail des haltères), l'escrime, la lutte, le pancrace et le pugilat; enfin en manière d'annexes, la sphéristique et 1'orchestique.

Les coureurs antiques arrivaient à de belles performances. Avant la bataille de Marathon, Athènes envoya demander du secours à Sparte le coureur Phidippide qui, dit-on, accomplit le trajet en deux jours. Antyllas cite trois sortes de courses: en avant, en arrière, en cercle. Il semble que la course ait cessé par la suite d'être un sport aristocratique: de même les sauts sur lesquels nous avons peu de données. Les lancements du javelot et du disque (ce dernier surtout) qui mettaient en valeur la grâce et la beauté des athlètes et provoquaient les applaudissements de la foule étaient fort prisés de ceux qui y réussissaient. La corde lisse semble avoir été d'usage fréquent. Les haltères étaient de formes variées mais ils ne paraissent pas avoir ressemblé aux nôtres; c'étaient en général de grosses boules rondes munies d'anses ou bien des masses oblongues avec un creux où passer la main; on faisait aussi usage de pierres. Les haltères (de allomaï, sauter?) s'employaient pour accélérer le saut. Aristote et Théophraste prétendent que l'aide qu'y trouvait le sauteur était considérable. Vérification faite, cela ne pourrait se soutenir que s'il s'agit d'haltères très légers et de sauts à pieds joints.

L'escrime antique a toujours été handicapée par l'absence du masque à treillis. La veste et même le fleuret auraient peut-être pu être suppléés mais non le masque auquel il ne semble pas qu'on ait songé. On distinguait la Sciamachia (littéralement: escrime contre une ombre) et la Monomachia (escrime contre un adversaire vivant); la première se faisait dans le vide ou contre un obstacle tel qu'un pieu planté en terre; la seconde avec des armes de bois se composait le plus souvent de simples feintes.

La lutte ressemblait beaucoup à celle que pratiquent les modernes: lutte debout dans laquelle il fallait que l'un des lutteurs eût trois fois perdu pied ou mis un genou en terre pour être déclaré vaincu — lutte à terre qui rappelait notre style libre plutôt que le style dit greco-romain et se poursuivait souvent jusqu'à ce que le vaincu eût demandé grâce.

Le pugilat était une boxe anglaise à poings nus ou peut-être revêtus d'une enveloppe amortissante bien qu'à cet égard l'incertitude règne 4. L'Iliade décrit un combat de boxe au cours des jeux célébrés pour les funérailles de Patrocle; un autre récit plus détaillé figure dans l'Enéide (Ve livre); on y relève nombre de passes de la boxe actuelle, notamment l'esquive.

La question du ceste a été très discutée. Le ceste, lourde courroie en cuir garnie de lamelles de plomb et enroulée autour du poing et de l'avant-bras, devait rendre le combat ainsi livré non seulement sanglant mais meurtrier. De tels combats étaient certainement assez rares comme le furent les prize-fights en Angleterre au XIXe siècle. Il convient de remarquer de plus que le poing ainsi alourdi perdait toute aptitude aux coups directs rapides; le jeu devait consister surtout à rechercher le coup de massue de préparation lente et par conséquent plus aisé à éviter, mais terrible évidemment dès qu'il atteignait son but.

Il y avait encore le pancrace, combinaison de lutte et de boxe où les coups de pied, — autorisés, — devaient très probablement servir, comme dans la boxe française moderne, à tenir l'adversaire à distance. Tous ces sports sans doute étaient brutaux. Pourtant nous voyons des médecins illustres comme Gallien et Hippocrate recommander le pancrace et Platon en faire grand cas, l'admettant même pour les femmes tandis que Properce affirme que les jeunes lacédémoniennes s'adonnaient régulièrement au pugilat. Il faut bien admettre dès lors que, pratiqués en combat par des spécialistes 5, ils ne l'étaient qu'en leçon ou en «assaut réglementé» par le grand nombre de leurs adeptes. N'oublions pas que le «punching ball» fut connu des Grecs. C'était un gros ballon (corycos) rempli de graines ou de sable selon la force de ceux auxquels il servait d'engin d'entraînement ou d'exercice.

Dans beaucoup de sports grecs sinon dans tous apparaît la préoccupation d'accroître la difficulté tandis que les modernes cherchent à faciliter à l'athlète son effort; nous pensons par là rendre le geste plus parfait; eux pensaient le rendre plus énergique: piste de sable pour les coureurs au lieu de piste cendrée, sandales doublées de plomb pour courir ou sauter au lieu de chaussures ultra légères et ainsi de suite. Un de nos boxeurs qui pratiquerait le ceste compromettrait sa forme et la rapière allemande tend à rendre inapte au fleuret. Toutefois on peut se demander si la théorie des «impedimenta» ne contient pas une part d'exactitude et si elle ne serait pas susceptible d'applications heureuses, même de nos jours.

La sphéristique des Grecs comprenait tous les jeux de balle: ils étaient légion. La dimension de la balle et les règles du jeu se différenciaient indéfiniment sauf en ce qui concerne la raquette qui ne semble pas avoir été employée dans l'antiquité. Les jeux de balle n'étaient pas tous traditionnels; les professeurs s'ingéniaient à en inventer de nouveaux pour satisfaire leur clientèle ou bien ils retouchaient et perfectionnaient les jeux en usage. La vogue de ces jeux fut intense mais surtout parmi les enfants et les personnes d'âge mûr ainsi que l'atteste ce vers de Martial: «Folle decet pueros ludere, folle senes.» Les jeunes gens dédaignaient au contraire un sport qu'ils ne trouvaient pas assez athlétique.

Quant à l'orchestique, c'était l'ensemble des danses mais ce mot n'avait pas alors le même sens qu'aujourd'hui. Aristote définit la danse «l'art de traduire par une gesticulation variée et rythmée les caractères, les passions et les actes des humains». La rythmique de Jaques-Dalcroze peut en donner une idée probablement assez exacte.

Tel était, en résumé, l'enseignement donné dans les gymnases.

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