Paraboles agricoles

Josette Lanteigne
Le but de ces métaphores est de montrer que la communication de l'homme avec l'environnement passe par la communication avec ses semblables.
Le principe de la jacinthe d'eau

Un exemple parmi tant d'autres: le mouvement Nayakrishi (au Bangladesh, dans le milieu le plus pauvre qui soit, avec une densité de population équivalant à celle de la population mondiale dans un espace qui aurait la superficie des États-Unis; avec cependant assez de plans d'eau et de verdure pour être qualifié de véritable Éden) regroupe plus de 75 000 foyers agricoles qui ont décidé de revenir à l'agriculture traditionnelle. Pendant des siècles, les fermiers ont produit et partagé leurs semences mais depuis la colonisation, la multiplicité des semences a été réduite à quelques marques, pour les besoins du marché. Cette situation n'est pas sans rapport avec celle des pays riches, où des semences qui avaient été préservées pendant des siècles ont été purement et simplement éliminées au profit de nouveaux produits qui n'ont plus rien d'organique. Au Nord comme au Sud, le marché est dominé par de grandes compagnies qui détruisent toutes les semences pour les remplacer par leurs produits patentés.

Pourtant, la situation n'est pas sans espoir. Nayakrishi Andolon est le nom bengali du Mouvement pour une nouvelle agriculture, et les paysans y participent depuis une dizaine d’années. Il est basé sur dix principes simples visant à valoriser et à améliorer la vie matérielle, intellectuelle et spirituelle aussi bien de l’individu que de la communauté dans son ensemble. Ces principes sont: 1) la suppression totale de l’utilisation des pesticides; 2) aucune utilisation d’engrais chimiques; 3) le contrôle des nuisibles par la conservation et la régénération constante de la biodiversité; 4) l’agroforesterie et l’intégration du bois servant de combustible, des arbres fruitiers et différents arbres à usages multiples dans les cultures du riz et des légumes; 5) le calcul de l’ensemble de la production et des revenus agricoles par un système incluant les revenus des ménages et ceux de la communauté (systèmes du rendement); 6) la prise en compte de tous les animaux domestiques et semi-domestiques, le bétail, la volaille et les oiseaux dans l’exploitation agricole; 7) l’aquaculture fait aussi partie de l’agriculture; 8) les semences et les ressources génétiques sont les ressources communes à la communauté et doivent être conservées au niveau des foyers et de la communauté; 9) l’eau doit être considérée comme une richesse car elle apporte les alluvions fertiles; et 10) il faut arrêter l’utilisation des forages profonds pour l’irrigation.

Là où le système Nayakrishi est appliqué, dans 34 districts du Bangladesh, le cheptel des paysans et leurs revenus bruts ont augmenté. Les centres communautaires d’enrichissement des semences ont été très efficaces et de nombreuses variétés locales ont été collectées et réintroduites. La communauté agricole a davantage confiance qu’auparavant en sa capacité d’améliorer ses conditions de vie et l’impact sur la santé est clairement visible. L’objectif de donner plus de pouvoirs aux femmes a aussi été atteint.
Avec le temps, on observe que ce ne sont pas seulement les paysans pauvres qui pratiquent le système du Nayakrishi et que les paysans moyens s’y mettent aussi. Au niveau national, il est de plus en plus suivi par les petites ONG dans leurs activités rurales et des liens sont tissés avec les agronomes. Les décideurs politiques sont aussi tout à fait au courant de ce système et des pressions sont faites sur eux concernant les questions de pesticides, de semences et d’irrigation. Malgré tous les obstacles, ce système a fourni la preuve qu’il existe une alternative viable à la destruction des communautés rurales par ce qu’on appelle le « progrès ».

source: Jahangir Alan Jony, UBINIG (Recherche stratégique d’alternatives de développement), Bangladesh, «Nayakrishi Andolon: Un projet visant à recréer un système agricole communautaire basé sur la biodiversité». Coordonnées: 5/3 Barcabo, Mahanpur, Ring Road, Shaymoli, Dhaka-1207, Bangkladesh. Tel. No. 880-28111-465, Fax No. 880-28113065, courriel: Nknishi@bdmail.net. Étude disponible sur Internet: http://www.grain.org/gd/fr/case-studies/cases/as-abstract-bangladesh-fr.cfm. On trouve la description d'autres expériences sur le site du projet «En cultivant la diversité», http://www.grain.org/gd/fr/index.cfm. Pour en savoir plus sur le projet Nayakrishi, voir Kamal Mostafa Majumder, «Bangladesh, la culture bio prend racine», Courrier Unesco, janvier 2001: http://www.unesco.org/courier/2001_01/fr/doss23.htm.

Le mouvement Nayakrishi Andolon s'appuie sur les relations entre les paysans. Plutôt que de faire appel aux leaders officiels, les intervenants agissent suivant le principe de la jacinthe d'eau: cette plante aquatique (Eichhornia crassipes), qui s'étend à la surface de l’eau, prolifère dans tous les plans d’eau douce et les terres humides d’importance en Afrique, au Moyen-Orient et en Inde, etc., pose de graves problèmes socio-économiques et environnementaux à des millions de riverains. Mais c'est la métaphore qui nous intéresse: cette plante aquatique lance ses pousses horizontalement, ce qui produit chaque fois une nouvelle plante. Chaque plante lance ainsi des pousses, produisant d'immenses enchevêtrements. Appliqué au mouvement paysan, ce principe consiste à privilégier les relations entre paysans, qui communiquent entre eux pour échanger les savoirs traditionnels (et leurs précieuses semences), multipliant les échanges horizontaux, opposant ce réseau de relations aux diktats des grandes compagnies. Dans le même esprit, les intervenants des PVD doivent être des jacinthes d'eau, qui produisent sans cesse de nouvelles plantes, sans chercher à en contrôler le développement. De quelle manière ce principe peut-il avoir une application dans nos pays industrialisés à outrance?

La méthode est simple. Au Nord comme au Sud, il s'agit de commencer par aider les plus pauvres. Aux États-Unis seulement, à tout moment, 20 millions de personnes ne savent pas où elles trouveront leur prochain repas. Certains vous diront qu'il y a de nombreuses organisations qui se dévouent pour les plus démunis mais il faut dépasser le principe de charité et de pitié pour renverser la vapeur. L'exemple de la Grameen Bank (en bengali: la banque du village), est éloquent. En prêtant aux pauvres (surtout des femmes, d'abord parce qu'elles étaient les plus pauvres d'entre les pauvres, ensuite parce qu'elles se sont avérées plus fiables, faisant passer leur famille avant elles-mêmes), de très petits montants (la première bénéficiaire reçut 27$) à un taux normal (autour de 16% au lieu de 3000% par an!), la banque du village a réussi au-delà de toute espérance puisque treize ans après sa fondation (1983), elle est toujours contrôlée majoritairement par ses emprunteurs et est présente dans plus de 33 000 villages sur les 68 000 que compte le Bangladesh, ayant accordé plus de 1,5 milliards de prêts. Si on a pu agir ainsi au Bangladesh, qui était tombé si bas – éprouvé par une longue guerre d'indépendance et des inondations dévastatrices – que les tenants de la «lifeboat ethics» conseillaient de l'abandonner à son sort, pour se concentrer plutôt sur les contrées moins défavorisées, que ne pourrait-on faire dans des contrées apparemment plus favorisées, en utilisant les mêmes méthodes de la micro-économie appuyée sur la solidarité et la confiance?

source: E. Laville, «La Grameen Bank ne prête qu'aux pauvres», dans La Lettre d'Utopies n° 4, nouvelle série, automne 1996, 1998. Article disponible sur le site d'Utopies, créée en 1993 par Catherine Gougnaud et Elisabeth Laville afin de promouvoir la responsabilité sociale auprès des entreprises et de les aider à intégrer celle-ci à leur activité quotidienne: http://www.utopies.com/lettre/art4.html

Nous sommes tous des bonsaï

Pour Mohammad Yunus, fondateur de la Grameen Bank, son organisation est une véritable jacinthe d'eau à l'intérieur comme à l'extérieur du Bangladesh (il existe des «banques du village» dans pas moins de 58 contrées). À la question de savoir comment il recrute ses proches, il répond qu'il n'a nullement besoin de critères de sélection. Il choisit ceux qui se trouvent être là car pour lui, tous les gens sont honnêtes. Dans un pays qui connaît le degré de corruption qui est celui du Bangladesh, ce discours est surprenant. En effet, Yunus est le premier à reconnaître que la corruption est omniprésente mais elle n'existe pas à Grameen. Pourquoi? Parce que l'on crée des conditions différentes. Chacune des personnes qui se présentent pourrait être cet intervenant de qualité, prêt à tous les dévouements: c'est le travail qui crée l'employé. Si un individu quelconque est rejeté par la Grameen, il deviendra un policier corrompu, par exemple; s'il avait été retenu, il serait devenu un bon employé de la Banque, dévoué à la cause des pauvres. Il se serait agi de la même personne. En effet, les êtres humains sont comme des bonsaï. Je suis un très grand arbre, un arbre géant, mais étant planté dans un petit pot, je deviens une petite chose. C'est la faute du pot, naturellement. Et celui-ci représente la société dans son ensemble. Le pot est la chose importante. Je pourrais grandir s'il existait un espace pour m'accueillir. En ce sens, nous sommes tous des bonsaï.

Si nous combinons le principe de la jacinthe d'eau (qui se multiplie horizontalement) avec l'énoncé selon lequel nous sommes tous des bonsaï, on a un début de solution aux problèmes qui affligent le Nord comme le Sud. Dans un premier temps, il faut reconnaître les limites de nos capacités en tant qu'individus, pauvres privilégiés ou pauvres tout court, car on commence à percevoir que la vie des habitants des contrées relativement riches est également menacée, du point de vue nutritionnel. Une fois qu'on a renoncé à la verticalité à priori au profit des valeurs de solidarité et de compassion, le principe de la jacinthe d'eau peut s'appliquer librement.

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