La guerre des sexes

André Suarès
Ce commentaire sur Adolphe, le chef d'oeuvre de Benjamin Constant, est, pour André Suarès, l'occasion d'une réflexion sur la guerre des sexes qui mériterait une place dans une anthologie de propos sur l'amour.
Benjamin Constant a été élevé sans amour, sans tendresse, sans naïveté. Il a reçu l'éducation acérée du XVIIIe siècle, où la raison n'entre pas seulement pour beaucoup, mais où elle a toute la place. Jamais éducation ne fut plus propre à développer l'esprit. Tout est dans le sens de la division et du discernement; et rien dans la profondeur. La sécheresse de Benjamin Constant ne fut pas tant de nature que d'habitude. On est sec, on le fut, à cause de l'esprit qu'on a, et beaucoup plus de l'esprit qu'on veut avoir. La sécheresse entre ainsi dans le costume de la politesse, et de l'élégance mondaine. À force de ne point montrer ses sentiments, on les étouffe. Ou du moins, on les déguise. Et à force de les farder, on finit par en rougir. Le peuple, qui est nu, n'entend rien à ces finesses.

Il faut donc que j'en vienne au plus long malheur de cette vie. L'infortune de Benjamin Constant sera toujours d'avoir aimé Madame de Staël, au lieu d'une femme, ce gendarme d'éloquence, cette plaie oratoire, incarnée dans une espèce de cent gardes ou de heiduque mi-suisse, mi-allemand...

... Leur amour fut le combat à qui serait le maître, à qui asservirait l'autre. Mais entre un homme et une femme, la défaite de l'homme est déjà consommée, quand la partie paraît égale. Qu'elle écrive des livres d'amour tant qu'elle voudra si la femme n'aime pas sa servitude, elle n'aime pas.

Qu'on pardonne à cet affreux amour, puisqu'on lui doit Adolphe. Sinon là, où Benjamin Constant aurait-il pris ces cris de douleur, ces bâillements d'un épouvantable ennui, la peinture de cet esclavage qui n'est jamais plus rigoureux que si l'esclave force sa prison, et quand l'amant s'évade ? Adolphe vivra, qu'on ne lira peut-être plus un seul livre de ce temps, pas plus Chateaubriand qu'un autre. Un livre immortel, voilà ce que peu d'hommes peuvent faire, et qu'ils ne font qu'aux dépens de leur propre vie. Adolphe est une planche d'anatomie morale, pour tous les siècles, un écorché sans prix. Grand livre en ce qu'il a révélé, pour la première fois, quelques états éternels de la vie sentimentale. C'est le chef-d’oeuvre de la première Révolution et la Terreur de notre politique intérieure : la conscience est la scène de la tragédie. La crise, la catastrophe et les péripéties ne sont pas dans la main des dieux ou des puissances extérieures; le drame n'est pas du devoir ni de la volonté. Il est tout dans le chaos, où les coeurs se déchirent, chacun se déchirant soi-même à tous deux s'entre-déchirer. Ici est né l'amour moderne. Ici commence l'amour malade. Ici, dans une lumière obscure, qui ne laissa pas discerner à Benjamin Constant lui-même tout ce qu'il entraînait au jour de misère et d’angoisse, ici les sexes ennemis ont commencé de s'affronter : non pas pour se réduire et se confondre, l'un dans l'autre, comme jusque-là; mais pour s'obstiner l'un contre l'autre, pour se braver d'un mortel défi et ne jamais se faire grâce. Avant Adolphe, dans l'homme et dans la femme je vois l'amour ou la haine. Depuis Adolphe, j'y vois une haine qui aime et un amour qui hait; des caresses qui cherchent l'âme sur les lèvres, pour la mordre en même temps que la baiser; des transports qui saisissent le cœur, pour lui tout donner et lui tout retirer dans le même embrassement; un désir qui ment, une fausse espérance; une pitié qui se torture et qui pique une flèche de poison mental au plus tendre de la volupté.

Entre Les Confessions de Rousseau et Le Rouge et le Noir, quel morceau taillé plus avant dans les chairs profondes de l'homme, que cet Adolphe ? Les anciens âges n'ont pas connu cet amour sans bonheur. Benjamin Constant, qui l'a découvert, n'a pas mesuré toute la portée de sa découverte. Il ne faut pas révéler certains secrets dont l'horreur est muette, dont le sang fume et ne crie pas. De l'homme à la femme, là ont été dits les premiers mots irréparables; et rien ne les efface plus. Adolphe est un petit livre incalculable.

On le relit, et l'on est dégoûté de l'amour; du moins, on craint de l'être. On ne se défend plus d'y voir une affreuse maladie. Si la passion est un mal sacré, l'amour à l'Adolphe est une affection chronique, une aigreur déchirante de l'âme, une espèce de cancer qu'on ne peut opérer. La fausse passion est l'aventure la plus sombre, où le coeur risque de s'engager. Toutes les misères de la passion, et pas une de ces ivresses, pas un de ces instants qui suffisent à combler le voeu de toute une vie, puisqu'ils lui font connaître la plénitude. Le suprême effort des âmes sèches, qui sont toujours brûlées d'amour-propre, ne va pas au delà; la fausse passion est la seule qui leur soit consentie. Mille fois plus fort qu'eux tous, Benjamin Constant est tout de même le patron de ces impuissants. Et ce n'est point à dire qu'il n'ait pas de coeur, comme on le prétend. Il en a, et du plus rare, du plus tendre même. Mais il n'en a pas assez : tel est son crime. Il a cette pitié du mal qu'il peut faire, et du mal même qu'on lui fait, qui est le plus pur du coeur, et qui, jusque dans la boue, le reste. On ne s'y trompe que parce qu’il se cache : Adolphe dissimule ses émotions, comme d'autres les étalent. Sans doute, il se voile d'autant plus étroitement que Madame de Staël se dénude avec plus d'impudeur, et se fait plus bruyamment publique, convoquant le monde entier à la voir, à l'entendre, à la tâter dans ses joies, dans ses colères, dans ses douleurs. Une telle femme enchaîne un tel homme par la liberté qu'elle se donne. Tant de bruit et d'éclat, dans sa maîtresse, font horreur, à l'amant, de la simple parole. Le silence même ne le défend plus assez. Par contraste à cette femme qui joue tous ses sentiments sur le théâtre, Benjamin Constant, non content de se taire, prend le rôle du témoin insensible : il fait le sourd, il fait le bègue; il fait celui qui se moque; il s'arme d'ironie. À la déclamation, l'ironie est plus cruelle que le silence. Elle s'y oppose plus durement, et d'ailleurs à la passion aussi.

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