Rudolf Otto, le sacré et la présence publique de la religion

Charles de Mestral

Le débat sur compatibilité entre les exigences d'un État laïc et les signes d'appartenance à une religion deviendrait vite plus serein si l'on s'entendait de part et d'autre sur ce qui constitue l'essence du religieux. Rudofl Otto est l'un des premiers auteurs dont il faut s'inspirer si l'on est père pourvoir rendre un tel consensus possible.

 


En 1917, Rudolf Otto publie Le sacré, intitulé, en allemand, Du sacré - sur l'irrationnel des idées du divin et de leur relation au rationnel. Il s’agit d’une étude érudite des religions dans le but d’en analyser l’élément essentiel, la conscience d’une présence divine transcendante qu’il nomme le sentiment du numineux. Pour Otto, ce néologisme porte moins à équivoque que le terme ‘sacré’ (das Heilige) qui renferme généralement une dimension éthique. L’expérience mystique serait potentiellement universelle. Elle se distingue également du sentiment du sublime esthétique, tout en y étant analogue à certains égards.


Dans le contexte de la question de la présence publique de la religion, cette pensée fournit quelques éléments de réflexion pertinents. Le Canada de langue anglaise soutient avec ferveur la liberté de se manifester de tout ce qui se présente comme religieux. Au Québec, par contre, on se méfie puisque l’on se souvient d’une tradition religieuse qui a laissé pour beaucoup de gens de profondes cicatrices. Parfois ce débat contradictoire rappelle celui chez les Lilliputiens : à quel bout faut-il ouvrir un œuf à la coque? Dans ce contexte, un retour à la pensée de Rudolf Otto permet de déplacer le débat du cadre légal vers celui de la religion.

Le fond de cette expérience est ‘mystique’ selon un terme qu’Otto emploie souvent. Pour lui, il s’agit d’une conscience spécifique de nature irrationnelle , le sentiment subjectif d’une présence objective transcendante, essentiellement inexprimable mais s’imposant a priori en raison de la structure même de l’esprit humain, non pas matériellement innée mais intellectuellement donnée, pour ainsi dire. Il énumère quelques aspects de cette présence ressentie tels que la fascination, la crainte, la supériorité et la force. Ces sentiments relèvent de la conscience ‘pure’, non-sensorielle, selon l’interprétation de la métaphysique kantienne proposée par Otto. Il refuse des explications en termes de types particuliers d’émotions ou d’un développement évolutif à partir de formes superstitieuses primitives. Cette expérience est spécifique et diffère de la perception du monde matériel et du domaine du jugement éthique tels que définis chez Kant.


L’expérience numineuse et les formes culturelles qui l’expriment sont comme la trame et la chaîne du tissu de la religion, selon une image reprise par le traducteur anglais. La trame numineuse irrationnelle serait pourtant l’élément essentiel qui se distingue des éléments rationnels transversaux. Sans cette dimension ‘sacrée’, la religion ne serait plus véritablement religieuse. Le numineux s’exprime dans des formes linguistiques et culturelles qui peuvent être très précises mais il est d’une autre nature et ne s’y réduit pas; ‘il ne peut s’enseigner, il ne peut que s’éveiller dans l’esprit.’ . Précisons que l'on n'est pas dans le registre de la foi mais celui de l'expérience. Aussi, l’expérience du numineux est par nature incommunicable, insaisissable par concepts définissables. Otto vise quand même, par ce moyen indirect, à saisir cet irrationnel le mieux possible, à exclure tout équivoque à la discussion et à donner à celle-ci le caractère universellement valable d’un examen scientifique.’ Cependant, ‘les paroles et les dénominations négatives’… (ex. l’invisible, le non-temporel) …‘ne sont que de simples idéogrammes qui indiquent le contenu même du sentiment en question; pour comprendre les premiers, il faut avoir éprouvé ce dernier’ (Souligné par l'auteur de cet article.)

Si le texte d’Otto peut convaincre par son érudition, il n’en est pas moins possible de le refuser en niant la validité de telles expériences subjectives. De plus, on peut refuser le danger de fonder la vie sur des expériences définies explicitement comme ‘irrationnelles’. Il est également possible de refuser l’universalité de cette conscience du numineux, ou bien d’expliquer cette conscience à l’aide de connaissances actuelles du fonctionnement neurologique ou bien, enfin, comme simple illusion d’esprits crédules. Significativement, Otto ne suit pas certains auteurs mystiques tels que le philosophe bouddhiste Nagarjuna qui concluent à la nature ultimement illusoire de toute forme d’expression conceptuelle.

L’interprétation par Otto de la métaphysique kantienne de l'esprit qui supporte ces théories est discutable. Comment expliquer comme conscience ‘pure’ et structurante de la perception une expérience qui est de la nature même d’une émotion vécue? De plus, Kant définit des limites à l'entendement humain, esquissant ainsi l'origine des incertitudes de la modernité. Otto propose de contourner la pensée de Kant par une connaissance précise de l'irrationnel. On peut également s’objecter au biais plutôt contradictoire de cet auteur qui propose le christianisme comme la forme ultime de la religion. Le ‘caractère universellement valable’ des systèmes de pensée religieuse est loin d’être évident. L’intention de ce texte n’est pas de transposer la discussion sur ces terrains.

Proposons premièrement que les grands personnages de diverses traditions qui rendent compte des effets de cette expérience marquante réfèrent à des qualités humaines telles que la sérénité, la non-violence, la compassion. Postulons que les formes religieuses qui vont à l’encontre de ces qualités ont perdu le contact avec l’essentiel. Aussi, en suivant Otto, le phénomène religieux fondamental serait le numineux, pas le conceptuel. Ce dernier mène, au contraire, au terrain de l’éthique philosophique rationnelle. Que l'éthique se prétende inspirée du sentiment numineux y introduit un facteur invérifiable, sauf par ses effets matériels. L’histoire témoigne d’illuminés ayant appelé à la croisade ou à la guerre sainte au nom de la religion, pourtant en contradiction avec l’esprit de leurs textes sacrés, parfois ambigus dans la lettre.

Rudolf Otto fait la description d’un fait culturel présentant de nombreux traits historiquement très répandus. Retenons, en second lieu, que ce phénomène, qu’il soit ou non fondé sur la structure même de l’esprit, serait sui generis, autonome, la justification de lui-même et, notamment, indépendant d’éléments éthiques. Ainsi, en soi, il n’est la justification de rien d’autre que lui-même, certainement pas de positions éthiques ou comportementales dogmatiques souvent contradictoires définies par des traditions religieuses diverses. Par exemple, il ne peut imposer de façon absolue la nécessité de porter une barbe ou un chapeau, ni de considérer les femmes inférieures aux hommes, ni de réprouver les homosexuels, ni de refuser le droit à l'avortement ou à l'euthanasie, ni de faire exploser des bombes chez des infidèles, ni d’exproprier le territoire de l'autre. Il s’agit d’autre chose. Si on s’en sert pour justifier la violence ou l’exclusion, on évolue plutôt au niveau du politique ou de l’économique. Ces éléments peuvent relever d’une trame culturelle particulière mais ne seraient pas forcément inspirés, selon la description de Rudolph Otto, par l’expérience numineuse et ne seraient donc pas nécessairement ‘religieux’. Tout dépend de leur relation invérifiable, sauf par déclaration individuelle, avec l’expérience du numineux.

Les comportements et objets matériels définis culturellement comme religieux peuvent symboliser ou bien évoquer le numineux. Le problème avec un simple symbole est qu’il peut se réduire à l’état de fétiche, dénué de contact véritable avec l’expérience proprement religieuse. Il s’agit à ce moment-là plutôt d’obsessions que de valeurs défendables. Par contre, l’évocation, par des comportements, objets ou lieux, peut certainement être sincèrement inspirée par le ‘sacré’, au sens de la pensée d’Otto.

Toutefois, dans une société culturellement diversifiée, de telles pratiques relèvent d’individus ou de communautés spécifiques et on peut réfléchir à la place appropriée à leur consacrer, ou pas, dans l’espace public commun. Le critère légal de la pratique religieuse de la ‘croyance sincère’ est insuffisant du point de vue de la pensée d’Otto. Il ressemble plutôt au dicton de la Universal Life Church célèbre dans les années 60 qui accordait un diplôme de pasteur à n’importe qui:‘we believe in the truth, we believe in what you believe in!’ À ce titre, tout peut être religieux, y compris la polygamie, l’excision et le port d’armes. Légalement, ces positions sont reconnues comme religieuses mais proscrites en vertu d'autres droits. Il est quand même possible de contester leur qualité religieuse en se servant du sentiment numineux comme critère.

Distinguons, dans le tissu religieux, la trame numineuse de son expression culturelle, conceptuelle. L’expérience mystique serait, selon la pensée d’Otto, le phénomène essentiel, éclairant la vie en lui donnant sens mais en principe incommunicable. À ce titre, il faut sans doute la traiter avec soin et se garder d’en extraire des corollaires absolus. Relevant de la subjectivité individuelle, elle est strictement incommunicable dans le domaine politique qui traite ultimement de la gestion du pouvoir. L’action quotidienne de l’individu qui participe à cette réalité, peut s’en inspirer, sans doute. Cependant, il est vain de se réclamer d’une expérience que l’on peut évoquer, certes, mais que l’on ne peut communiquer de façon directe. De plus, la diversité culturelle qui caractérise nos sociétés contemporaines démocratiques requiert l’acceptation de l’autre, mais dans un esprit de réciprocité et d’égalité. On ne peut réclamer la liberté de supprimer la liberté.

Le port d'un chapeau peut très bien évoquer pour le croyant le sentiment religieux mais n’en constitue pas l’expression précise, puisque l’essentiel est inexprimable, selon Otto. L’affirmation que le chapeau est un aspect essentiel d’une religion serait au mieux un raccourci commode. Comme telles, de semblables pratiques méritent l’acceptation mutuelle respectueuse que les citoyens se manifestent en général, y compris dans des lieux publics et même dans la fonction publique. Il faut bien comprendre l'importance de certaines pratiques pour des gens vivant, par exemple, l'insécurité psychologique et économique des immigrants des premières générations. Par contre, on ne devrait pas réclamer un statut de protection pour elles en toute circonstance. Les pratiques publiques relèvent plutôt de compromis démocratiques. L’évocation du sentiment du numineux n’est pas toujours pertinente en toute circonstance ni en tout lieu. Un membre de la Cour suprême portant un turban, par exemple, ne manifesterait pas l’impartialité nécessaire de cette institution, notamment sur des questions à incidence éthique.

Bien sûr, quand de telles pratiques se transforment en symboles d’objectifs politiques, on doit en débattre sur le terrain politique. Postulons que pour Oussama Ben Laden, par exemple, les symboles religieux ne renvoyaient qu’à des objectifs politiques et économiques, et n’avaient rien à voir avec la religion au sens de Rudolf Otto. ‘Aimez et faites ce que vous voulez’ a-t-on écrit, ce qui ne justifie pas n'importe quoi.

L'intention de ce texte n'est pas de trouver des raisons abstraites pour rejeter des pratiques religieuses traditionnelles mais de situer, quand même, la discussion de la religion dans le contexte actuel de la modernité, contre laquelle un chapeau ne constitue qu'une protection provisoire. Finalement, il reste de la pensée de Rudolf Otto un élément particulier de l’expérience humaine possiblement fondamental mais fragile. Si on ne le suit pas dans son interprétation de la métaphysique kantienne, on peut admettre que les traditions religieuses diverses tiennent leur sens essentiel de l’expérience du numineux qu’il décrit. Cependant, aucun corollaire n'en découle logiquement. Le numineux est en principe insaisissable. Les éléments conceptuels ou rationnels des religions, qu'ils soient ou non sincèrement inspirés du numineux, tombent dans le domaine du culturel dont la qualité proprement religieuse, l'inspiration numineuse, est également invérifiable. Ces attitudes et pratiques méritent alors un respect social raisonnable, mais elles n’impliquent pas de garantie absolue. Proposons que ce que l'on réclame au nom de la religion consiste en ce qui tend vers la sérénité, la non-violence et la compassion.

 




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